Chapitre 53

Assise sur une botte de foin dans le coin des écuries, je jette pour la centième fois un coup d'œil à mon téléphone, actualisant le fil de mes messages -geste complètement inutile, d'après moi- mais toujours rien.

J'ai envoyé un texto à Mia il y a deux heures pendant le repas de midi pour lui demander si elle allait bien. Son silence me met mal-à-l'aise. Il en faut peu pour m'inquiéter et mon cerveau se met à monter différents scénario plus mauvais les uns que les autres quand je songe à l'état d'esprit dans lequel mon amie était en quittant la propriété. Elle pourrait conduire trop vite et avoir un accident...

Dans son box, Brutus m'appelle à coup de hennissements impatients et je prends ça comme une tentative bienveillante de me changer les idées.

Je me lève de mon siège de fortune et m'approche de lui. Il plaque son front contre la main que je lui présente, non sans m'avoir jeté un regard désapprobateur en constatant que je n'ai aucune friandise à lui proposer. Son impatience et sa bougeotte ne m'échappent pas, il ne cesse de remuer dans son espace en donnant des coups de sabots sur le bois de la porte. Évidemment, il n'a pas bougé de son box depuis le cyclone.

Un dernier renaclement mécontent de sa part et je suis décidée: après tout, il s'ennuie comme moi.

Sans plus tergiverser, je vais chercher ses équipements et commence à les lui passer. Une bonne balade sur la plage ne peut pas me faire de mal. Et peut-être que quand je rentrerai, Mia m'aura répondu. De toute façon, je songe en passant le mors à Brutus qui, une fois n'est pas coutume, ne rechigne pas, la propriété est quasi déserte. Dallas et Jace sont retournés au refuge pour chevaux, Chris n'est toujours pas rentré et la plupart des employés sont encore en congé. Seul Royce est présent, dans son garage sans aucun doute, et c'est une raison supplémentaire de ne pas rester dans les parages à penser à lui d'une manière qui ne me convient pas du tout.

Je sors Brutus de son enclos et me hisse sur son dos au milieu de l'écurie avant de le pousser à quitter le bâtiment.

La lumière naturelle m'éblouit un instant et je mets une main en visière devant mes yeux. Évidemment, il faut que ces deux-là tombent immédiatement sur la personne que j'essaie d'éviter. Ils ne peuvent pas s'en empêcher.

Royce vient de sortir du bâtiment des employés et se dirige vers le garage. Le soleil nimbe sa silhouette sculptée d'une auréole flatteuse. Son regard ombrageux se pose sur moi et même à cette distance, il parvient à me brûler. Comment est-ce qu'un regard peut avoir ce pouvoir?

Je me secoue mentalement et lance ma monture au trot pour nous diriger plus rapidement vers la sortie. La résistance du vent me grise et mes cheveux s'échappent de ma queue de cheval pour me fouetter le visage. Je lâche un instant les reines pour les rattacher.

C'est là que tout dérape.

Un éclair brun et or fonce dans notre direction en jappant. Je comprend trop tard qu'il s'agit de Rambo. Brutus n'est qu'un jeune cheval encore trop nerveux et en cours de dressage, il n'est pas encore habitué à garder son calme face à l'imprévu. Je n'ai pas le temps de réagir qu'il se cabre violemment pour éviter le projectile excité qui nous fonce dessus. Les mains encore dans mes cheveux, je ne peux rien faire d'autre que céder à la gravité.

Il me semble entendre un cri grave au loin mais il se dissout presque aussitôt dans le chaos qui hurle à l'intérieur de mon crâne.

Tout se passe rapidement, comme un éclair qui claque dans le ciel, illuminant les ténèbres une fraction de seconde, tellement vite que l'on croit l'avoir rêvé.

Un instant je suis en selle et mon cœur rate un battement, me procurant cette sensation affreuse qui peut survenir en pleine nuit, vous donnant l'impression de chuter dans un précipice sans fond.

Sauf que ce n'est pas qu'une impression parce que l'instant d'après, je me sent happée en arrière, violemment tirée par deux mains invisibles. Les miennes se tendent par réflexe pour amortir ma chute et c'est la droite qui effleure le sol la première.

Un craquement sonore retentit puis une douleur sourde éclate dans mon poignet juste avant que mon crane heurte brutalement le goudron.

Un moment, tout devient noir comme si j'avais plongé la tête dans un baril de pétrole. Je n'entends plus que mon propre sang qui pulse à toute allure dans mes oreilles, puis une voix perce le voile de confusion qui m'enveloppe.

- Putain de bordel de merde! Lily!

Ce ton, ces mots... même dans le brouillard, je n'ai aucune difficulté à l'identifier. Je m'oblige à cligner plusieurs fois des yeux pour apercevoir quelque chose, n'importe quoi, malgré l'étau de fer qui semble enserrer mon crâne.

Les couleurs reviennent peu à peu comme un dessin qui se colorie sous mon regard trouble et je le vois.

Royce est à genoux penché sur moi et ne cesse de proférer une myriade de jurons, le visage déformé par l'inquiétude.

- Lily? Tu m'entends? Bordel!

Au bout de plusieurs tentatives infructueuses, j'arrive à grogner un "oui" qui me tire un nouvel élancement de douleur à la tête. Un éclat vif de soulagement traverse brutalement les prunelles d'acier que j'ai bien plus l'habitude de voir neutres et implacables.

- Lily? Regarde moi. Essaye de te concentrer, où est ce que tu as mal? demande-t-il d'une voix rauque.

- Au poignet et à la tête, je souffle.

- À la tête? répète-t-il.

L'instant d'après, sa main passe délicatement sous ma nuque pour la redresser légèrement et je sens ses doigts palper avec douceur l'arrière de mon crâne.

Je reste parfaitement silencieuse et immobile, travaillant à faire ralentir mon souffle, jusqu'à ce qu'il effleure un point particulièrement douloureux qui me fait brutalement tressaillir.

Aie!

- Aie!

- Merde.

Il retire sa main et se met à lancer un flot de nouveaux jurons que j'éviterai de répéter. Je mets un instant à comprendre ce qu'il regarde avec horreur. Ses propres doigts couverts d'un épais liquide sombre. De sang. De mon sang.

- Zut! je souffle.

Je m'assied difficilement et regarde Royce tripoter à toute allure l'écran de son portable qu'il colle presque aussitôt contre son oreille.

- Répond, répond, rep... Merde!

Il fait une nouvelle tentative tout aussi infructueuse puis je l'écoute laisser un message vocal.

- Rappelle moi, putain! C'est à propos de ta nièce et c'est urgent.

Il range l'appareil dans sa poche et reporte son attention sur ma personne. Il a l'air de débattre avec lui même une minute, puis sans prévenir, se penche vers moi, passe ses deux bras sous mon corps endolori et me soulève sans le moindre effort apparent.

- Royce! je proteste faiblement. Qu'est-ce que tu fais?

Il m'ignore complètement.

- Repose moi, j'exige, gênée d'être transportée comme une poupée de chiffon. Je peux marcher!

Toujours aucune réaction, il se contente d'avancer d'un pas rapide et déterminé. Je commence à m'agiter en prenant conscience qu'il n'a pas pris la direction de la grande bâtisse blanche.

- Où est-ce que tu vas? Ramène moi à la maison!

Il émerge enfin de son mutisme et sa voix claque, emplie de sarcasme.

- Lily, ta tête pisse le sang! Pas besoin d'avoir fait médecine pour savoir que c'est mauvais signe! À ton avis je vais où?

Je ne répond rien, perdue en constatant qu'il se dirige vers le petit parking à l'arrière du garage. Il secoue la tête exaspéré par ma confusion et précise.

- À l'hôpital.

Cette fois je suis parfaitement alerte et j'écarquille les yeux. Non, ça, c'est hors de question, je ne veux pas!

- Non! Je ne veux pas aller à l'hôpital! je m'écrie en me débattant du mieux que je peux dans sa poigne d'acier.

Je pousse un feulement de douleur en bougeant par mégarde mon poignet blessé mais ne cesse pas pour autant.

- Putain, arrête! Tu vas te faire mal.

- Je ne veux pas aller à l'hôpital, je proteste avec découragement alors que l'angoisse m'envahit.

Ses yeux emplis d'ombres se posent sur mon visage et il semble déchiffrer mes traits sans s'arrêter de marcher mais ne dit rien. Je ne sais pas comment il se débrouille pour déverrouiller sa voiture avec le fardeau que je constitue mais j'entends clairement le bruit de l'ouverture automatique des portières. Il parvient à ouvrir celle du côté passager et se penche en avant pour me déposer sur le siège.

J'ai l'impression qu'il fait attention à ma tête mais mon cerveau idiot est sûrement en train d'extrapoler en sa faveur.

Soudain, ce que la douleur et le choc m'a fait oublier me revient en tête avec la brutalité d'un boomerang.

- Attend! je m'écrie alors qu'il s'apprête à refermer ma portière. Brutus!

- Quoi Brutus? s'impatiente-t-il.

- C'est mon cheval, je précise d'une voix paniquée.

Ce n'est pas tout à fait vrai mais c'est tout comme pour moi. Je n'ai aucune idée d'où il est allé. Les portails du domaine demeurent toujours grand ouverts de jour et il ne peut décidément pas passer le reste de la journée à errer dans la propriété. La probabilité qu'il s'échappe est gravement proche de un.

- J'espère pour toi que c'est pas ce que je pense, lâche sèchement Royce qui patiente toujours devant ma portière.

Je ne sais pas à quoi il pense mais je réponds d'une voix déterminée.

- Il faut que je vérifie s'il va bien et...

- Tu vas pas recommencer avec ça.

Il s'apprête à refermer ma portière pour mettre fin à la conversation mais je glisse ma jambe dans l'ouverture avant qu'il n'ait achevé son geste. Évidemment, c'est puéril et très stupide, il pourrait bien ne pas le remarquer et claquer quand même la portière ce qui me donnerait une vraie bonne raison d'aller à l'hôpital. Heureusement pour moi il la retient à temps mais son regard ressemble à de la glace pillée et me cloue sur place.

- S'il te plait! Laisse moi le remettre dans son box, il est jeune et...

- Tu ne bouges pas d'ici, ordonne-t-il sans me laisser terminer.

- Mais...

- Pas de mais, putain! Tu restes ici, je vais aller boucler ton cheval, si je le trouve.

Je le fixe stupéfaite mais n'est pas le temps d'ajouter quoi que ce soit parce qu'il a déjà tourné les talons et s'éloigne d'un pas rapide sur le parking.

J'ai beau essayer, je ne parviens pas à l'imaginer attraper Brutus pour le ramener dans les écuries. Je passe les dix minutes suivantes à m'arracher les peaux mortes autour des ongles -geste qui me vaudrait un sacré sermon de la part de ma mère si elle me voyait- en m'inquiétant.

Et si mon cheval s'était déjà échappé? Et si Royce ne parvenait pas à le trouver? Après tout, la propriété est immense.

Finalement, la silhouette massive de Royce qui revient vers la voiture d'un pas énergique met fin à mes tourments.

Il fait le tour du véhicule et s'engouffre avec précipitation devant le volant sans un mot.

Je le regarde enfoncer les clefs dans le contact et démarrer, puis n'y tenant plus, demande:

- Alors... tu l'as trouvé?

- Ouais, ton cheval est en sécurité, tu peux te calmer, raille-t-il en secouant la tête d'un air incrédule.

- Merci, je souffle et il ne répond rien.

Je ne bouge pas d'un pouce et fixe résolument le pare brise impeccable en me concentrant pour ne pas geindre de douleur ou laisser l'appréhension m'envahir quand je pense à l'hôpital. C'est compliqué à expliquer, je n'ai aucun passif particulier avec les hôpitaux mais cela ne m'empêche pas de les détester et de tout faire pour les éviter. Tout dans ces établissements me fait peur, des murs blancs immaculés qui ne m'évoquent rien d'autre que la mort, putride et inévitable, à l'atmosphère aseptisée qui vous flétrie les bronches. En plus, Chris va s'inquiéter pour rien.

Je tressaille quand Royce se penche brusquement vers moi avec un soupire d'impatience, faisant éclater ma bulle d'angoisse, mais il se contente de tirer ma ceinture et de m'attacher dans un clic sonore avant d'enclencher la marche arrière et de reculer dans l'allée.

Il conduit encore plus rapidement que la dernière fois, je remarque alors qu'il s'engage sur la grande route. Son regard ne cesse de revenir à moi toutes les trente secondes et je peine à l'éviter. C'est déjà bien assez que son aura masculine et étouffante remplisse tout l'habitacle, m'obligeant à chaque inspiration que je prends à respirer son parfum musqué. C'est comme si la moindre cellule de mon corps avait conscience de sa proximité d'une manière aiguë et irréversible. La sensation est à la fois troublante et terrifiante.

Heureusement pour moi -enfin, si l'on veut- la douleur qui circule dans mon poignet droit et à l'arrière de mon crâne me distrait de son attraction tentaculaire.

Sans réfléchir, je m'appuie sur le dossier de mon siège puis tressaille en me souvenant que mes cheveux sont sûrement trempés d'hémoglobine. Je me retourne aussitôt pour découvrir avec horreur que mes craintes sont justifiées: le cuir gris est bien taché d'un liquide sombre. Zut de zut.

Royce pivote vers moi et fronce les sourcils en voyant mon expression contrariée.

- Qu'est-ce que t'as?

- Je... j'ai mis du sang sur ton siège... je suis désolée, j'ai oublié et je me suis appuy...

- Arrête. On s'en tape, lâche-t-il en reportant son attention sur la circulation d'une voix qui respire effectivement le désintérêt.

Tout de même soucieuse de ne pas souiller encore plus sa voiture impeccable de propreté, je m'éloigne du dossier et pose mon front contre la vitre fraîche alors que la côte défile sous mes yeux. Je les ferme pour apaiser les élancements dans ma tête. Un engourdissement réparateur et bienvenue m'envahit lentement et je laisse la fatigue m'abrutir.

Au bout d'une minute, la voix de Royce claque de nouveau dans l'habitacle.

- Hé! Garde les yeux ouverts!

Je pivote dans sa direction et lui lance un coup d'œil surpris.

- Tu pourrais avoir une commotion, lâche-t-il, le front plissé. Alors évite de t'endormir.

Je n'y avais pas pensé. J'attends un peu, le temps de voir si la panique m'envahit mais, étrangement, elle ne vient pas. Quelque chose doit clocher chez moi. Je me contente de hocher la tête à son intention afin qu'il se reconcentre sur la route qui défile bien trop vite à mon goût. Si la commotion ne m'effraie pas, je n'ai tout de même pas envie de mourir écrasée par un amas de carrosserie broyée.

À l'extérieur, le paysage m'indique que l'on s'approche de la ville. Je me perds dans la contemplation des vagues qui s'affolent autour de la côte. Leur mouvement hypnotique et acharné réveille mon envie de jouer du crayon. Ma main s'agite par réflexe me tirant un feulement de douleur et je réalise...

Si l'hypothèse de la commotion ne m'a pas spécialement interpellée, je reste pétrifiée en songeant que mon poignet est peut-être vraiment abîmé. Le poignet de ma main droite! Oh mon dieu! L'effroi m'envahit quand je réalise les implications que cela peut avoir.

- T'as mal à la tête? demande brusquement Royce, sûrement alertée par mon expression.

Je secoue la tête. Bien sur, mon crâne m'élance toujours mais ce n'est rien en comparaison à la douleur qui me vrille le cœur.

- Qu'est-ce que t'as?

- C'est ma main qui dessine, je souffle en me mordant l'intérieur de la joue pour contenir mes larmes.

J'ai déjà vu un film sur un garçon qui aimait le dessin plus que sa vie et pour qui son rêve s'est brusquement éteint quand il s'est cassé le poignet de manière irréparable. Ce genre de chose ne peut pas m'arriver! J'ai besoin du dessin, c'est ma planche de salut, l'endroit dans lequel je me retranche quand l'existence devient trop laide pour être regardée.

- Hé.

La main de Royce me serre le genou une fraction de seconde pour attirer mon attention avant qu'il ne la repose sur le volant pour tourner dans une rue sur notre gauche.

Je me mords brutalement les lèvres pour contenir mon désespoir parce que je sens son regard sur moi et que je ne veux pas lui paraître encore plus faible.

- Relax, la môme, le toubib va réparer ta main et tu pourras continuer de faire mon portrait, lâche-t-il avec un rictus et je mets un instant à comprendre qu'il essaye de me dérider.

Cette idée à le mérite de me détourner de mes idées noirs. Royce qui se veut rassurant? Qui l'eut cru? Moi, je songe avec une once de fierté. Depuis le début, je n'arrête pas de me répéter avec un espoir qui frôle le pathétique que Royce ne peut pas être aussi noir et mauvais que tout le monde le prétend sur cette île. C'est comme une petite victoire, je ne peux pas le voir autrement.

Je pivote vers lui, qui m'observe toujours, et lui offre un sourire hésitant qui le fait froncer les sourcils et se détourner.

Tant pis, j'aurais quand même obtenu un signe, une infime preuve qu'un humain se cache bien à l'intérieur de cette enveloppe charnelle masculine tellement distante.

Mon bonheur est toutefois de courte durée parce que, lorsque mes yeux se reposent sur le pare brise, c'est pour découvrir que l'on est en train de se garer sur le grand parking de l'hôpital de Key Haven.

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