- Alors? demande Mia une fois que l'on s'est installées sur les bords de la fontaine qui trône au centre du jardin.
J'ai choisi cette place parce qu'elle est relativement proche du garage et permet une vue dégagée sur les éventuels arrivants. L'endroit est également une bénédiction parce que les légers jets d'eau qui ont été réactivés je ne sais quand nous rafraîchissent, éclaboussant nos dos à intervalle régulier.
- Alors quoi?
Je suis presque sûre d'avoir deviné le sujet qu'elle veut aborder mais j'essaye de gagner du temps.
- Alors, est-ce que tu veux te baigner dans cette fontaine?
Pardon?
- Euh... je ne suis pas certaine que...
- Lily! Sérieusement? À ton avis, de quoi est-ce que je veux parler? Pas d'une foutue fontaine en tout cas.
- Eh! N'insulte pas la fontaine.
- Qu'est-ce que tu foutais avec ce connard? demande-t-elle, sûrement lassée de mon manège.
- Je ne vois pas de qui tu parles.
En fait si, je vois parfaitement mais je n'apprécie pas l'insulte pour autant.
- Si, tu vois parfaitement.
J'implore le dieu de la télépathie de prendre ses distances et de nous laisser converser à deux.
- Walters. Le connard sexy qui bosse dans le garage de ton oncle. Ça t'évoque quelque chose?
Un sourire m'échappe mais je cède.
- Oui. On ne faisait que discuter.
- Sérieux? Et ça marche?
- Quoi donc?
- Tu lui parles en anglais et il te répond dans la même langue? raille-t-elle.
- Évidemment! Qu'est-ce que tu racontes?
- Rien, je pensais qu'il ne connaissait pas d'autre langage que celui de ses poings.
- Pourquoi est-ce que tu le détestes à ce point?
- Et toi, pourquoi est-ce que tu l'aimes bien? rétorque-t-elle du tac au tac.
Je rougis mais ne prends même pas la peine de nier, me contentant d'un simple:
- Je t'ai posé la question la première.
Tant pis si cette remarque me donne douze ans d'âge mental.
- Tu veux savoir pourquoi je ne l'aime pas? Ça ne te parait pas évident? Est-ce que ça te suffit si je te dis que c'est un criminel, un meurtrier, un ancien drogué et un connard misogyne? Sinon, je peux toujours creuser un peu.
Aïe, ça fait mal. Mais ça ne devrait pas puisque ce ne sont pas mes défauts ni mes frasques- si je peux appeler ça ainsi- qu'elle vient de lister.
Mia fait la moue en m'observant. Elle a relevé une jambe bronzée contre elle, le pied posé sur le rebord de la fontaine et le menton sur le genoux.
Je ne peux pas m'empêcher de sourire intérieurement en songeant à l'image que l'on renvoie, toutes les deux: elle, brune, mate, assise dans une position qui révèle une absence totale d'inhibitions avec son short aux bordures déchiquetées et son top à l'effigie des Rolling Stones. Et moi, blonde, d'une pâleur extrême par contraste avec sa peau, dans mon short repassé et mon chemisier sage.
- Tu réfléchis à une manière de te défiler? lance-t-elle au bout d'une minute.
- Non. Je... je n'ai juste pas de réponse à ta question, Mia. Je ne sais pas pourquoi il me...
- Il te quoi?
Je fixe son sourcil épilé et hausse sans répondre. Pendant une fraction de seconde, j'ai failli dire "il me plait". Mais je ne dois pas faire ça. C'est déjà bien suffisant que cette vérité flotte entre nous, presque palpable, en plus d'être constamment dans ma tête. Mettre des mots sur ce sentiment, les prononcer à voix haute, rendrait les choses plus réelles, plus effrayantes.
À mes cotés, mon amie soupire, gonflant ses joues de manière exagérée en réfléchissant, sans me quitter de ses yeux sombres mais bienveillants.
- Tu sais que tu ne pourras jamais sortir avec lui? lâche-t-elle.
J'ai une seconde de répit quand Dallas passe à côté de nous et nous salue en soulevant son Stetson alors que Mia lui répond en portant deux doigts à sa tempe. Pas un pour rattraper l'autre, je songe en souriant. Évidement mon sourire disparaît dès que mon palefrenier quitte notre champs de vision et que mon amie me lance le regard "interrogatoire en cours".
- Oui, je sais, je réponds en triturant mes bracelets brésiliens.
Même si ce n'est pas uniquement pour les raisons qu'elle suppose.
- C'est déjà un bon début. La seule chose que tu pourrais obtenir de lui, ce serait du sexe, lâche-t-elle sur un ton décontracté comme on demande à quelqu'un de nous passer le sel.
Je tressaille au mot en S que je ne supporte pas mais je me reprends rapidement.
- Evidemment, c'est déjà pas mal, reprend-t-elle d'un air songeur qui me plait moyennement. C'est vrai que ce mec est monté comme un cheval, il doit être sacrément bon...
Ses yeux fixent le vide et je n'ai pas de mal à me figurer ce qu'elle même est en train d'imaginer. Et cette idée m'est plus que dérangeante. J'ai déjà compris que Royce ne se gène pas sur ce plan et Mia est une femme mûre et très jolie. Je suis presque sûre qu'elle n'aurait aucun mal à obtenir de lui ce qu'elle évoque. Mon estomac se révulse violemment, protestant contre cette éventualité.
Je ne sais pas ce que mon amie lit sur mon visage mais elle se penche soudain vers moi comme pour m'ausculter de plus près, l'air intriguée. J'essaye de me composer une expression impassible à la Royce mais je suis certaine que c'est un échec. Je ne pourrais donc jamais jouer au poker.
Mia éclate soudain de rire comme s'il elle avait découvert une vérité aussi surprenante qu'hilarante.
Je me renfrogne en comprenant sans difficulté que c'est surement de moi qu'elle rit.
- Oh mon dieu, Lily! lâche-t-elle en s'essuyant le coin de l'œil. Je ne coucherais jamais avec Royce, même s'il était le dernier homme sur terre et que mon vagin était desséché...
- Mia! je m'écrie hésitant entre rire et plisser le nez d'horreur.
Je crois que j'opte pour un mélange des deux.
- Quoi? ricane-t-elle comme si elle prenait plaisir à me choquer.
- Ne dis pas ce genre de truc.
- Ok, lance-t-elle avant de redevenir sérieuse. Premièrement, ce mec est trop effrayant pour que je puisse envisager une relation physique avec lui. Et deuxièmement, je ne te ferais jamais ça.
Je détourne les yeux, mal à l'aise.
- Je ne vois pas ce que tu veux dire. Tu peux faire ce que tu veux, je m'en fiche, je mens.
- Eh, pas à moi, ma belle. On sait toutes les deux que ton petit cœur fragile et perdu n'y survivrait pas, si je jouais à saute mouton avec ton criminel. Mais pour en revenir à ce que je disais, poursuit-elle sans prêter attention à ma moue dégoûtée, je suis pratiquement sûre que du sexe pour du sexe avec lui ne t'intéresse pas, je me trompe?
- Non, ça ne m'intéresse pas, je souffle.
J'ai envie d'ajouter: pas du tout, du tout, du tout, mais je pense que ce serait un peu trop pour paraître normale.
- Bon, alors, qu'est-ce que tu envisages?
Je réfléchis sérieusement à sa question, le front plissé.
- Je pourrais être son amie?
- Euh, non, absolument pas.
- Pourquoi ça? je me rembrunis.
- Tu veux une liste? Walters est un criminel. Un putain de cri-mi-nel, Lily! Et toi, tu es la fille la plus gentille que j'ai rencontrée. Les filles dans ton style, c'est comme les déodorants qui fonctionnent réellement 72 heures: ça n'existe pas! En plus, tu ne peux pas être amie avec quelqu'un que tu rêves secrètement de déshabiller...
- Je ne rêve pas du tout de... je commence alors que mon visage à lui seule pourrait produire de l'énergie thermique prête à l'emploi.
- Si, mais passons. Walters n'a pas d'amis, de toute façon.
- Si, ton frère, je pense. Je me retiens de justesse de prononcer cette phrase à voix haute et de toute façon, notre attention est détournée par un pick-up abîmé qui entre dans la propriété et se gare n'importe comment en plein milieu de l'allée.
Zut, quand on pense au loup.
Je retiens ma respiration en me demandant si je n'ai pas commis une grosse erreur -trop tard pour les remords- tout en étant surprise que Royce ait réellement fait ce que je lui ai demandé.
Je ne sais pas si la voiture lui est familière mais il me semble que Mia s'est raidie à côté de moi. Sa jambe s'abaisse quand son pied retrouve le sol.
Puis la portière avant du véhicule s'ouvre comme au ralentit et c'est bien Diego qui en descend.
- Merde, souffle mon amie et, pour la première fois depuis que je l'ai rencontrée, elle me paraît vulnérable.
Ses yeux sont fixés sur son frère qui ne nous a pas encore repérées et ses lèvres tremblent légèrement.
Depuis notre position, je vois Royce quitter le garage pour rejoindre l'autre homme. Je ne sais pas ce que mon mécanicien lui raconte mais soudain, Diego pivote vers nous, une main au dessus des yeux en guise de visière. Je remarque - et je pense que Mia aussi- le moment exact où il repère sa sœur parce que les moindres traits de son visage se pétrifient dans une expression de stupéfaction.
Il ne réfléchit pas une minute et se met presque aussitôt à trottiner dans notre direction, l'air hagard. Je suis surprise de constater que Royce lui emboîte discrètement le pas, tout en gardant une certaine distance. Un instant, j'ai l'impression qu'il veut veiller à ce que les choses ne dégénèrent pas mais c'est sûrement mon cerveau encore bloqué à la période conte de fée qui lui prête des intentions aussi nobles qu'irréalistes.
Diego se plante à quelques mètres de nous. Il porte un débardeur blanc qui contraste avec sa peau bronzée et un jean taché de graisse et complètement déchiré qui rappelle les shorts de sa sœur. Il est aussi grand que Mia est petite, pourtant leur ressemblance est tellement frappante que je me demande comment j'ai fait pour ne pas remarquer plus tôt leur lien de parenté.
- Salut, lâche finalement Diego d'une voix qui pourrait paraître décontractée s'il arrêtait de serrer et desserrer les poings dans un geste d'angoisse évident.
Ses yeux sombres ne quittent pas un instant le visage de Mia et il a l'air presque perdu. Je me demande depuis combien de temps ces deux-là ne se sont pas vus.
Mon amie reste encore quelques instants hébétée avant que son caractère bien trempé ne revienne en force.
- Qui l'a fait venir? demande-t-elle d'une voix cinglante.
Je déglutis le plus silencieusement possible. Pas assez, il faut croire, parce qu'elle pivote vers moi, la suspicion faite femme.
- C'est toi? s'exclame-t-elle.
Je me sens pâlir mais je n'ai pas le temps de répondre parce que Royce le fait à ma place.
- Non, c'est moi qui l'ai appelé.
J'en reste stupéfaite et lui jette un coup d'œil surpris mais les siens sont braqués sur le visage de mon amie. Il n'a pas l'air très affecté par la situation, comme s'il n'était pas vraiment présent et ce n'est pas la première fois que je remarque cette expression absente sur son visage de marbre. Il la revêt souvent lorsqu'il est entouré de monde.
Le regard rayon laser de mon amie se dirige aussitôt vers lui et elle s'emporte.
- Je ne t'ai jamais demandé de faire un truc pareil! Je n'ai pas envie de le voir!
- Attends voir, lâche Royce. Je m'en branle de ce que tu veux.
- Connard!
Il se contente de hausser les épaules, pas gêné pour un sou avant d'ajouter:
- Je vous laisse à vos petites retrouvailles.
Je le regarde s'éloigner en mettant une cigarette entre ses lèvres, puis sortir son briquet et protéger la flamme d'une main pour l'allumer.
Je détourne les yeux quand il tire la première taffe, adossé à une colonne de la maison. Je déteste la cigarette.
- J'ai essayé de t'appeler mais tu ne répondais jamais, lance Diego, rompant un silence de plomb.
- Oui, j'ai changé de numéro, répond sèchement sa sœur, apparemment peu disposée à lui faciliter la tâche.
- Ah. C'est ce que je me disais. Pourquoi?
- A ton avis? Parce que je ne voulais pas que tu me retrouves, ni revoir ta sale tronche.
Aie! Elle est dure, je songe en observant Diego encaisser en déglutissant.
C'est étrange de voir un grand gaillard, un homme à l'allure de voyou -et encore, je suis gentille- dans une telle position de faiblesse face à un tout petit bout de femme.
- Alors c'est ça? Tu ne veux plus me parler?
- Bravo champion! T'as compris ça tout seul? Tu progresses.
- Je vais vous laisser discuter, je souffle entre deux joutes verbales mais je ne suis même pas sûre que l'un d'entre eux m'ait entendu.
Je rejoins le porche de la maison d'où Royce observe déjà la scène et soupire de soulagement en retrouvant une atmosphère à peu près respirable. Enfin, du moins jusqu'au moment ou une bouffée de cigarette m'obstrue brutalement les voies nasales. Beurk. Je laisse deux bon mètres de distance entre le fumeur et moi pour m'asseoir sur les escaliers du porche.
Il me semble que Royce me jette un coup d'œil perplexe mais il le détourne rapidement et je me concentre sur les duellistes un peu plus loin. À en juger par leur gestuelle, je dirais que c'est victoire par KO pour Mia.
Diego agite les bras et je ne sais pas s'il s'excuse mais cela y ressemble fort. Et sa soeur a les bras fermement croisés sur sa poitrine, je n'entends pas clairement ce qu'elle crie mais j'ai bien l'impression qu'elle refuse ses excuses en bloc.
J'ai la confirmation à mes doutes quelques minutes plus tard en voyant Mia me rejoindre, la mine sombre.
- Je suis désolée Lily, je vais devoir y aller, lâche-t-elle en me claquant une bise sans me regarder.
- Je pensais que tu avais congé, je demande d'une petite voix.
Elle ne pose toujours pas les yeux sur moi et je comprends ce qu'elle fait en remarquant qu'elle se mord la joue. C'est ma technique pour me retenir de pleurer.
Mon cœur se comprime dans ma poitrine en prenant conscience que tout ça est entièrement de ma faute. Je n'aurais jamais du...
- Je... je dois vraiment y aller. On se voit plus tard, lâche-t-elle d'un air distant avant de tourner les talons et de quitter la propriété.
Je plonge aussitôt mon visage sur mes cuisse alors que la culpabilité s'abat sur moi. Ce sentiment a vraiment un gout affreux et vous donne envie de pleurer un océan. Évidemment, pas question de me laisser aller ici, alors que je suis encore exposée au regard de deux personnes.
D'ailleurs, j'entend les pas de l'une d'entre elles s'approcher. Je redresse la tête pour voir Diego se poster devant nous. Sa mine défaite ne fait qu'ajouter à ma mauvaise conscience. Je me lève aussitôt et m'approche de lui, triturant mes mains dans mon dos.
- Je suis vraiment désolée Diego, si j'avais su...
- Pourquoi est-ce que tu t'excuses? T'as fais exactement ce que je t'avais demandé de faire, lâche-t-il l'air surpris et las à la fois.
J'essaye d'ignorer la présence aiguë de Royce qui semble s'être rapproché dans mon dos pour me concentrer sur le grand frère de Mia.
- Oui mais j'aurais dû la prévenir au lieu de la mettre devant le fait accompli, elle aurait...
- Elle n'aurait jamais accepté de me voir. Là j'ai au moins pu lui parler. Si on veux, lâche-t-il amer. T'as pas à t'en faire.
Son air abattu me parait familier. Je sais ce que c'est que d'avoir l'impression de perdre une personne qui nous tient à cœur sans rien pouvoir faire pour empêcher ça. Ce sentiment d'impuissance qui vous ronge. Mue par un sentiment de compassion, je fais un pas vers lui et lance avec toute la certitude dont je suis capable.
- Elle te pardonnera. Je ne sais pas vraiment ce que tu as fait ni à quel point c'est grave mais elle sera obligée de te pardonner parce que tu es son frère et qu'elle n'y peut rien. Et il n'y a rien de plus fort que la famille. Elle était perdue et en colère mais c'est mieux que si elle avait accepté tes excuses avec indifférence parce que ca montre qu'elle est affectée et que tu lui manques. Tu dois juste attendre un peu.
Diego me fixe, les yeux écarquillés et il me semble qu'il a même retrouvé des couleurs. Je suis moi même surprise par mon petit discours mais j'ai dit ce que je pensais. Au bout de quelques instants, un léger sourire vient éclairer légèrement son visage aussi sombre qu'un autre qui m'est encore plus familier et il se tourne vers Royce.
- D'où est-ce que tu la sors celle-là? demande-t-il d'un air mi amusé mi incrédule.
Je ne sais pas exactement ce qu'il entend par là mais il ne me semble pas que ce soit un commentaire négatif alors je ne le prends pas mal.
Je me retourne juste à temps pour voir mon mécanicien hausser les épaules en posant sur moi un regard indéchiffrable. Je ne perds pas de temps à essayer de l'interpréter, cet homme est aussi opaque qu'un miroir.
En tout cas, j'ai réussi à dérider Diego qui semble même rassuré. En rentrant dans la maison fraîche après les avoir salués, je songe que j'ai à présent intérêt à faire en sorte que Mia et son frère se réconcilient et se parlent à nouveau. Parce que mon amie ne réalise pas la chance qu'elle a d'avoir encore cette possibilité dont d'autres ne disposent plus.
Pendant tout le long du discours anti-déprime que j'ai servi à son frère, le visage de mon père n'a pas quitté mon esprit.
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