Chapitre 5

Je suis un peu perdue. C'est vrai, je connaissais cet endroit bien avant de savoir réciter l'alphabet. Mais aujourd'hui c'est comme si tous mes repères avaient été effacés. Je me sens seule dans une maison où j'ai toujours été entourée. Je ne sais même pas où Chris a bien pu partir. 

Allongée sur mon lit je laisse mes pensées m'envelopper, ce qui en soi, n'est pas une très bonne idée. Mon cerveau n'est pas vraiment de bonne compagnie ces derniers temps. Si je me mets à réfléchir je vais me rappeler les raisons qui m'ont poussées à fuir Londres, les choses que j'ai laissées derrière moi et les démons qui m'attendent ici. 

Un bip sonore me sort de mes sombres pensées.

Je lève mon portable devant mes yeux pour y découvrir un message de ma mère. Tiens je ne n'en attendais pas tant, je songe amère.

Maman : J'ai fait un nouveau virement sur ton compte en attendant que tu te rendes compte que tu commets une monstrueuse erreur et que tu ne rentres à la maison. Dis bonjour à Chris.

Clair et sec. C'est tout maman, ça. Elle déteste mon choix de quitter l'Angleterre pour faire mes études et surtout de revenir passer l'été dans cet "horrible endroit". Ce sont ses propres mots. 

Je ne sais pas si je dois lui en vouloir de dénigrer la maison qui renferme le plus de souvenirs heureux de papa...de notre famille, ou être indulgente parce que c'est également ici que tout a prit fin. En tout cas je ne pouvais pas rester un instant de plus avec elle et Gareth...

À la simple évocation de ce nom je comprends la signification de l'expression sueur froide. J'essaye de fermer les paupières très fort comme pour endiguer le flot d'images qui envahissent mon cerveau. Dans mon ventre la sensation familière se fait sentir. Le serpent du dégoût semble se tortiller contre les parois de mon estomac et manque me faire rendre mon repas d'avion. Non. Non . Non !

Ne plus y penser. Je m'étais promis de tourner la page. C'est pour ça que tu es là Lily, non ? Nouvel État, nouveau départ. Personne ne m'empêchera d'être cette nouvelle personne- une Lily sereine, jeune étudiante et future vétérinaire qui se tient à l'écart des hommes. Oui, je peux le faire.

Un crissement de pneus se fait entendre dans la cour et je me relève pour jeter un coup d'œil par la fenêtre. Chris est revenu. Je sors de ma chambre et descend les escaliers. Il est déjà dans le hall.

- Ah tu es là. Désolé, j'ai eu une urgence au boulot.

Je me suis toujours demandée en quoi consiste le « boulot » de Chris. Je sais qu'il gagne de l'argent, beaucoup d'argent, qu'il est souvent occupé et j'imagine que cela doit concerner entre autres les voitures mais cela s'arrête là. Petite, je me demandais ce qu'auraient pu écrire ses enfants dans la case « métier du père », si il en avait eu. 

Pour moi ce n'était pas compliqué : j'écrivais, non sans une touche de fierté, « lieutenant de police » . C'est vrai, quel enfant ne rêve pas d'avoir un père qui « arrête les méchants ». Dans la cours de récréation, cela équivalait à super héros.

- Lily ?

- Quoi ? Euh pardon ?

- Je te demandais si tu es bien installée.

- Ah oui. Très bien, merci. Ma chambre n'a pas bougée. Enfin, je veux dire tout est comme je l'ai laissé.

- Oui. Je voulais la garder en l'état. Au cas où tu déciderais de revenir.

Il se gratte la barbe. Comme papa. Il faut que j'arrête de faire ça.

- Merci.

- Mais je sais que la décoration est un peu enfantine alors si tu veux la changer, je peux faire venir un décorateur d'intérieur.

- Non vraiment, ce n'est pas la peine Chris. Je l'aime bien comme ça. C'est comme si rien n'avait changé.

Je regrette immédiatement cette remarque spontanée en voyant son regard s'assombrir. Évidemment idiote, tu n'as pas été la seule à souffrir dans cette histoire. Pour la première fois je songe que Chris, contrairement à maman et moi, n'a pas eu la chance- même si je ne le considère plus ainsi- de s'échapper après le drame que tout le monde ici appelait « l'affaire Williams ». Il a vécu les sept dernières années dans la même maison hantée de souvenirs, croise tous les jours les même gens pleins de condescendance. 

Prise d'un brusque élan d'affection-ou est ce de la compassion ?-Je le serre dans mes bras jusqu'à ce qu'il s'écarte en toussotant.

- Merci, vraiment. Je suis contente d'être de retour. Et maman te dit bonjour.

- Ah. Comment elle va?

- Bien je crois. Mais elle n'approuve pas vraiment mes choix.

Je ne sais pas pourquoi je lui confie ça.

- Ça ne me surprend pas, dit-il simplement, J'ai encore quelques personnes à aller voir ce soir mais tu es ici chez toi. Alors...les pièces n'ont pas bougé. C'est Rose, la gouvernante, qui s'occupe de la cuisine, tu n'as qu'à aller la voir quand tu as faim.

- Ok.

Puis je me souviens brusquement :

- Au fait. J'ai croisé un homme devant la salle de repos des employés tout à l'heure. Il avait l'air...

Mince ! Il avait l'air quoi ? Je ne sais même plus ce que je voulais dire : énervé ? Flippant ? Débraillé ?...Beau...j'écarte aussitôt cette pensée incongrue et me tais, faute de mieux.

Je ne sais pas comment, vu la quantité d'informations que j'ai données, mais Chris semble aussitôt savoir de qui je parle.

- Royce. Il bosse au garage sur certaines machines (j'imagine qu'il fait référence à des voitures). Pourquoi ? Il t'as parlé ?

Une lueur inquiète traverse le bleu de ses yeux.

- Non. Pas vraiment. J'étais juste curieuse je suppose.

- Il n'y a pas de quoi, dit-il d'une voix dure. Royce est...tu devrais juste te tenir loin de lui.

Je hoche la tête pour le rassurer. De toute façon, ce n'est pas comme si j'avais l'intention de l'aborder. Pas parce que je n'aime pas les garçons délurés mais je n'aime pas les garçons tout court. Sauf Nathan bien sûr.

- Bon je vais y aller. Je ne t'ai pas encore trouvé de chauffeur. Le mien est en vacances. Tu n'as pas l'intention de sortir ce soir ?

Il est encore assez tôt et je suis étudiante alors j'ai presque envie de le contredire, juste pour voir sa réaction. Mais je ne suis pas ce genre de personne alors je secoue la tête.

- D'accord. À plus tard. Sois sage, ajoute- il en sortant.

J'ai envie de rire. Sois sage ? Qu'est-ce qu'il pense que je puisse faire ici ? Mettre le feu à la maison ?

Je n'ai pas vraiment faim mais je me rend quand même dans les cuisines . Quelque chose me dit que Chris n'apprécierait pas que je saute un repas. Ou peut-être qu'il s'en fiche, je ne sais pas.

Rose se trouve être l'une des femmes les plus gentilles que j'ai rencontrée. Elle a des cheveux grisonnants et ces rides aux coins des yeux que seuls les gens qui ont beaucoup souri peuvent avoir. Et je comprend pourquoi : ses lèvres sont en permanence étirées et lui confèrent une expression chaleureuse.

J'ai à peine pénétré dans l'immense salle qu'une délicieuse odeur de fondant au chocolat me chatouille les narines. L'espace n'est pas différent de mes souvenirs et je peux dire qu'il y en a beaucoup, cette pièce était l'une de nos préférées à Nathan et moi. Spacieuse, comblée d'un mobilier de luxe en bois verni. Je balaye un instant des yeux l'îlot central, l'imposant frigidaire et la série d'ustensiles suspendus avant que ladite Rose ne se précipite vers moi.

- Bonjour. Vous devez être Lily, j'imagine. Chris ne parle que de vous depuis une semaine ! Mon Dieu ce que vous lui ressemblez !

J'intègre l'information légèrement surprise. Chris ne m'a pas paru ému outre mesure. Mais bon, c'est toujours difficile de savoir avec lui. J'essaye de rendre mon sourire le plus éclatant à cette femme qui me paraît immédiatement sympathique.

- C'est mon oncle, je dis simplement.

- Je sais mon chou. Qu'est ce qui vous ferait plaisir pour le souper ?

- Eh bien, je ne suis pas une grande mangeuse le soir...alors je prendrai bien une part de gâteau et un verre de lait.

Elle fronce les sourcils avant même que je n'ai fini ma phrase.

- C'est tout ? Non il faut que vous mangiez quelque chose de consistant après ce voyage. Et puis, vous êtes en pleine croissance ! Les jeunes d'aujourd'hui ne font que grignoter.

Son intérêt pour ma santé et ma croissance touche une corde sensible dans ma poitrine. Non pas que ma mère ne se soit jamais inquiétée de ce que je mange. Sa voix résonne comme un disque rayé dans ma tête : « Lily arrêtes donc de manger ces cochonneries si tu veux garder une silhouette féminine. » « Lily, ce n'est pas en te goinfrant de glace aux pépites de chocolats que tu vas te faire des mollets ! Chérie tu es en pleine croissance, il faut surveiller ce que tu mange"

Je déglutis et me concentre sur les yeux bruns emplis de bienveillance qui me fixent avec désapprobation.

- Je vous assure Rose, j'ai mangé dans l'avion et avec le décalage horaire je n'ai vraiment pas faim.

- Très bien. Mais exceptionnellement d'accord ? Et vous pouvez me tutoyer mon chou.

- A condition que vous fassiez de même !

Elle me jette un sourire attendri avant de me servir une part de fondant au chocolat et un verre de lait parfumé au miel et à la cannelle.

Je mange en l'écoutant radoter sur ses grands enfants avec cet air joyeux qui semble la caractériser.

Quand je quitte les cuisines, il fait nuit dehors. 

Je remonte dans ma chambre et m'assieds sur ma banquette de fenêtre après avoir écarté quelques coussins, les jambes repliés contre ma poitrine et la tête sur les genoux. Des spots puissants sont allumées dans le jardin arrière et répandent une lueur chaude sur toute la cour. 

La grande piscine à débordement en forme d'étoile de mer projette des reflets turquoises contre les lattes de bois qui l'entoure et les murs de la propriété donnant à la nuit un aspect surnaturel. 

Depuis ma chambre, en tendant bien le cou et en écrasant ma joue contre la fenêtre, je peux apercevoir un bout du pré mais les chevaux ont dû être rentrés dans les écuries pour la nuit parce que je n'en vois aucun. Je me demande vaguement qui s'en est chargé. Sûrement pas le garçon aux bottines de motard. La simple pensée de lui avec un cheval est risible. 

Un frisson me parcourt quand la froideur polaire de ses iris me revient en mémoire. Mes yeux se posent sur la façade ardoise du garage de Chris. C'est la-bas que cet homme travaille. Je n'ai jamais vraiment passé de temps dans cet endroit. Nathan et moi ne nous y intéressions pas du tout. La piscine et les écuries constituaient des distractions largement suffisantes pour deux enfants. Donc je ne sais pas vraiment ce qui s'y fait. Je crois que Chris fait retaper des voitures de sport et les revend une fois modifiées mais pour le détail on repassera.

Le décalage horaire commence à se faire sentir et mes paupières semblent recouvertes de plomb. J'ai des fourmis dans les jambes à force de les garder repliées pour passer sur la banquette mais je continu de regarder par la fenêtre. Il n'y a pas grand-chose à voir pourtant. La nuit a déjà presque tout englouti. Ne reste plus que de vagues formes mouvantes. Le genre que l'on s'amusait à comparer à des apparitions nocturnes plus ou moins monstrueuses avec Nathan dans une autre vie. 

Je me demande ce qu'il fait en ce moment. Il doit sûrement dormir, il est très tard en Angleterre et travailler avec son père n'est pas l'activité la plus reposante qui soit. Je devrais aller me coucher dans mon lit, les coussins de la banquette de fenêtre ont dû glisser parce que je sens seulement le mur dur dans mon dos. J'ai l'impression d'être en pâte à modeler. Je ne pensais pas que je m'endormirai aussi facilement dans cette maison. 

Cette pensée m'a à peine traversée que des lumières percent l'obscurité de la cour et me font rouvrir les yeux. Ce sont des phares de voiture. Mince, pourquoi une voiture entrerait-elle dans la propriété à cette heure ci ? Mon imagination s'emballe. 

Je colle mon nez contre la vitre et pendant un instant, je ne distingue rien d'autre que des feux avant, pareils à de grands yeux jaunes. Puis la voiture m'apparaît de profil et c'est comme si un étau me compressait le cœur. Un froid polaire envahit ma poitrine. Je ne peux plus respirer. Cette voiture...oh mon dieu ! C'est impossible !

Non...

Avant même de m'en rendre compte je suis dans le couloir de l'étage et le battant de la porte de ma chambre claque contre le mur derrière moi. Je cours dans les escaliers pieds nus et ouvre la porte d'entrée. 

Une partie de moi , le côté rationnel qui semble m'avoir déserté, devrait enregistrer le fait que la porte n'a pas résisté quand je l'ai poussée alors qu'elle est toujours verrouillée la nuit. Mais je n'y prête pas attention et me jette dehors alors que mon cœur semble vouloir s'échapper de ma poitrine pour me remonter dans la gorge.

La voiture est bien là. L'hypothèse d'un mirage s'effondre. Je continue d'avancer comme au ralenti. Sous mes pieds le gravier est glacé mais pas autant que mes poumons.

- Papa ?

Une voix d'enfant retentit et je suis tellement perdue que je met un moment à me rendre compte que c'est la mienne. C'est comme si la réalité se dégradait ne me laissant rien de tangible à quoi me raccrocher, juste des contours flous et un sol flexible. J'ai perdu toute capacité de réflexion.

- Papa ! Papa !

Je me précipite vers le véhicule de police tellement familier. Les phares s'éteignent au moment où je m'arrête, tellement proche qu'il me suffirait de tendre le bras pour toucher la carrosserie. Je retiens mon souffle et tente de regarder à travers la vitre avant. Malgré l'obscurité je peux voir qu'il n'y a personne dans la voiture. Je fais un pas en arrière alors que mon cerveau endormi se démène pour apporter une explication logique à la situation. Je trébuche et tombe brutalement sur les fesses. En plein dans une flaque d'eau. Je passe ma main sur le sol mouillé pour me redresser au moment ou les lampadaires de la cour se rallument dans un clic retentissant. Je plisse automatiquement les yeux aveuglés par la vive lumière puis reporte mon attention sur la voiture.

Mes poumons se vident brutalement et mes cheveux se dressent sur ma nuque alors que j'essaye de faire disparaître la vision de ma tête. La carrosserie du véhicule est éclaboussée par un liquide presque noir qui recouvre autant la peinture blanche que la peinture bleu.

Non. Non. Non. Non.

C'est une véritable litanie dans ma tête.

Je me retourne pour m'enfuir et mes yeux se posent sur une forme à peine éclairée, celle sur laquelle j'ai trébuché.

Non. Non. Non. Non.

- Papa !

Encore un cri d'enfant. Je tombe à genoux devant le corps, pile dans la flaque qui, je le sais, n'est pas de l'eau. Ça ne peut pas arriver ! Je voudrais hurler mais ma bouche semble emplie de coton. Je croise le regard vide de la personne que j'aime le plus au monde.

 Le bleu caribéen de ses Iris a laissé place à une couleur terne, un azur dilué et éteint au milieu d'un visage plus pâle que la mort, figé dans une expression qui oscille entre horreur et résignation.

Je tends une main tremblante devant moi mais mon attention est détournée par une silhouette mouvante à ma gauche. Je me retourne en sursautant. A ce stade, je suis surprise que mon corps ait encore les bonnes réactions.

La forme approche et ma terreur atteint son paroxysme. C'est le genre de peur que les plus chanceux ne connaissent jamais. Ça n'a rien à voir avec cette sensation désagréable que l'on peut avoir avant un examen de maths important ou lorsque l'on attend un gros sermon parental. Non, cela ressemble plus à un monstre à l'intérieur de la poitrine qui aspire tout , vous laisse un arrière-goût de plomb dans la bouche et un bruit de tambour dans les oreilles. Je serre mes paupières.

Un coup de tonnerre retentit. Un bruit de fin du monde.

Je me sent basculer en arrière et ma tête heurte le sol dans un son mat.

Je meurs. 

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