Chapitre 46
Le regard de Royce reste rivé sur moi pendant quelques minutes dans un silence pesant et je n'ose pas le croiser dans l'état où il est en ce moment. Mais il ne me laisse finalement pas le choix.
- Qu'est-ce qu'il a voulu dire? demande-t-il sèchement.
Je cligne plusieurs fois des yeux avant de les lever vers lui. Son corps est raide et ses muscles tendus n'augurent rien de bon.
- De quoi est-ce que tu parles? je tente en feignant l'incompréhension.
Mauvaise idée. Ses mâchoires se crispent et il fait plusieurs pas vers moi, s'arrêtant finalement en remarquant mon mouvement de recul involontaire.
- Tu le sais très bien. Il a dit "ce que tu as subi tout à l'heure". Qu'est-ce qu'il entendait par là?
J'ai autant envie de parler de ça avec lui que de marcher pieds nus dans un nid de clous, alors je reste silencieuse et fixe les lacets défaits de mes tennis. Royce réduit la distance qui nous sépare et laisse une quinzaine de centimètres entre nous.
- Lily. Répond moi, ordonne-t-il alors qu'une veine bat à sa tempe.
Je m'execute à contre-coeur.
- Il... il est venu avec ses amis il y a à peu près une demi-heure et...
Je m'arrête un instant pour avaler difficilement ma salive, puis reprend sous son regard concentré.
- Ils ont évoqué toutes ces rumeurs qui circulent en ville sur... sur nous, je précise sans le regarder.
- Quelles rumeurs? insiste-t-il.
C'est pas vrai! Ce genre de choses n'arrivent-t-elles qu'à moi? Je parie que de nombreux humains parviennent à traverser l'existence sans se coltiner toutes les embûches qui pointent leur nez en permanence dans ma vie. Je me mords l'intérieur de la joue -un mauvais tic que j'ai développé récemment- pour m'empêcher de rougir. Sans succès.
- Les rumeurs qui disent que... les rumeurs dont Chris parlait l'autre jour, je lâche en fixant une voiture bleu roi, suspendue un peu plus loin.
- Bordel!
C'est le seul mot qui s'échappe de sa bouche avant qu'il ne ratisse nerveusement sa tignasse brune de ses deux mains, et je trouve qu'il résume bien la situation. Je le regarde baisser la tête, l'air en pleine réflexion. Je conçois qu'il ne doit pas apprécier que toute l'île pense qu'il couche avec une gamine écervelée et snob. Cette idée me serre le cœur. Ridicule.
- Je suis désolée Royce, je souffle parce que c'est la vérité: si je ne lui avais pas demandé ce service il y a plusieurs jours, rien de tout cela n'arriverait.
Mais lui relève brusquement la tête comme si je lui avais mis un coup de pieds dans le tibia. Je me ratatine alors qu'il me fusille presque littéralement du regard.
- Pourquoi est-ce que tu t'excuses?
- Euh... pour ces rumeurs, pour ta réputation...
- Ma réputation?
Sa tête part en arrière et le rire rauque qui s'échappe de sa gorge sans laisser paraître la moindre once de joie me fait froid dans le dos.
- Putain, tu les auras toutes faites, marmonne-t-il sans que je n'aie la moindre idée de ce qu'il entend par là. T'as pas encore compris? Ce que pensent les autres de moi, je m'en tape.
Je lève les yeux vers lui sans savoir quoi répondre et me mord la lèvre. Son regard se pose dessus une fraction de seconde, puis il soupire et ses muscles se détendent légèrement.
- En plus, ajoute-t-il avec un imperceptible frémissement de lèvres qui me rassure, je ne vois pas en quoi l'idée que j'ai baisé une mignonne petite riche nuirait à ma réputation.
Je baisse les yeux en rougissant. Je ne devrais pas faire attention au fait qu'il m'ait qualifiée de "mignonne", ce n'est qu'un détail. Ni au fait qu'il n'ait pas honte de moi. Pourtant, une des nombreuses Lily qui hante mon cerveau s'extasie sur ces révélations et je ne peux rien -absolument rien- faire pour l'en dissuader.
Je reporte mon attention sur celui qui me fait face pour ne plus y penser. Il a glissé ses mains dans ses poches et m'observe en silence.
- Tu devrais en parler à ton oncle, histoire que ces gosses ne remettent plus les pieds ici, lance-t-il, le regard sombre.
- Dallas les avait déjà expulsés, je rétorque en haussant les épaules, ce n'est pas la première fois qu'ils me font le coup.
J'aurais mieux fait de garder cette information pour moi parce qu'elle a pour seul effet d'énerver Royce de nouveau. Ses mains sont à présent fermées en deux poings crispés près de ses hanches et ses dents sont tellement serrées que je m'étonne qu'elles ne se rompent pas sous la pression.
- Pourquoi tu ne m'as rien dit? demande-t-il sèchement.
J'ai beau me creuser les méninges, je ne vois aucune raison qui m'aurait poussée à faire une chose pareil.
- Je ne sais pas. Je n'en voyais pas l'utilité.
Son visage se crispe un peu plus et je m'empresse de le rassurer avant qu'il ne décide de balancer une de ses "armes" contre une étagère comme je l'ai déjà vu faire.
- Mais, ce n'est pas si grave, je t'assure. Tu n'as pas besoin de t'inquiéter pour ça. J'ai l'habitude, les rumeurs se tairont d'elles mêmes quand ils auront épuisé leur stock d'insultes et de blagues puériles.
Ses poings se dénouent et il me dévisage avec une expression étrange que je ne parviens pas à déchiffrer. Bah. Comme la plupart du temps, rien de nouveau sous le soleil.
Quand le silence se prolonge et que je ne vois rien à ajouter, je lâche:
- Bon, ils doivent être partis maintenant alors... je vais y aller et te laisser travailler. Je t'ai assez embêté pour la journée, je tente pour détendre l'atmosphère mais aucune ombre de sourire ne vient égailler son visage sombre.
J'esquisse un vague signe de la main qui me donne vraiment l'air ridicule et commence à m'éloigner. Je n'ai pas fait deux pas vers la sortie qu'il me rattrape par le bras. Je pivote aussitôt vers lui, surprise alors que des picotements remontent le long de ma peau depuis l'endroit où il me touche. J'essaye de les ignorer pour me concentrer sur Royce.
- Si quelqu'un revient t'emmerder à propos de moi, tu viens me chercher, ordonne-t-il d'un ton qui ne souffre pas la discussion.
La surprise me cloue un instant sur place, puis je pince les lèvres sans répondre. Je ne suis pas du tout sûre de faire ça. Même si bénéficier de sa protection serait rassurant, je ne tiens pas à avoir du sang sur les mains si quelque chose tourne mal. Ce qui peut facilement arriver avec son tempérament.
Il semble lire mon indécision sur mon visage parce que ses sourcils se froncent et qu'il insiste, rivant son regard au mien:
- Tu viens me chercher. Compris?
Sa main est toujours serrée autour de mon bras mais pas de manière douloureuse et dans dans ses yeux, l'argent fondu à laissé la place à l'acier. Vaincue, je hoche la tête.
- D'accord.
Et il me relâche.
Je fais quelques pas vers la sortie à reculons, ses yeux toujours braqués sur moi, puis quitte tout bonnement le garage. J'essaye de feindre une démarche assurée mais dès que je suis hors de sa vue, je m'immobilise et tend l'oreille au cas où les autres n'auraient pas encore levé le camps. La cour est silencieuse, si l'on écarte les hennissements en provenance des écuries et le bruit d'une tondeuse à gazon. Aucune voiture à l'horizon.
Toujours sur le qui-vive mais partiellement rassurée, je me dépêche de rejoindre la grande bâtisse de la maison avec le sentiment d'être un soldat se déplaçant à découvert. Saleté d'imagination.
Je pousse la porte de la salle des employés et rejoint les cuisines d'où s'échappe une bonne odeur d'épinards à la crème.
- Tu en fais une tête, mon chou, s'inquiète Rose dès qu'elle m'aperçoit, tu es malade? Tu couves peut-être quelque chose.
- Non, c'est juste la chaleur qui m'a fait tourner la tête, rien de grave, je minimise avant de changer de sujet. Ça sent bon.
- Merci, j'ai préparé des épinards. Les enfants n'aime pas vraiment ça d'habitude alors, j'espère que ce n'est pas ton cas.
- Pas du tout, j'adore ça!
- Bien! Il est presque 19 heure, tu veux manger maintenant?
- Je ne sais pas... et les autres? je m'enquière.
- Dallas ne va pas tarder mais la plupart sont rentrés chez eux. On est samedi demain, et la plupart ont congé.
- Et toi?
- Moi aussi mais je rentrerais un peu plus tard, ne t'en fais pas pour ça.
- Jace et Royce n'ont pas congé, non?
- Je ne crois pas mais Mr Quinn est sorti en ville et Mr Walters dîne rarement ici.
Je m'arrête un moment sur le nom de Jace en réalisant que je ne l'avais jamais entendu, puis enregistre l'information concernant Royce mais essaye de ne pas m'y attarder.
- Bon, dans ce cas, je veux bien manger maintenant. Merci Rose.
- Mais il n'y a pas de quoi mon chou. Tu es vraiment un cœur.
Je lui souris, vaguement gênée. Je suis peu habituée à ce genre de compliment gratuits.
Rose vient de déposer les assiettes fumantes d'épinard sur le comptoir de la cuisine quand Dallas pousse la porte, l'air fatigué.
Un léger sourire éclaire son visage quand il me voit mais je remarque son regard voilé. Je suis sûre qu'il me cache quelque chose. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas le bon moment pour le cuisiner.
Rose lui rend son salut et met deux steaks de veau qui patientaient sur une poêle dans son assiettes, puis ramasse ses affaires et nous souhaite bonne nuit. Je suis surprise qu'elle ne reste pas dîner mais Dallas n'a pas l'air étonné donc je ne commente pas.
Il déboutonne sa chemise poussiéreuse et la pose sur son dossier avant de se laisser tomber sur la place voisine de la mienne avec un léger soupire.
- Ca va? je lui demande en avalant une première bouchée de mon repas chaud.
Un délice!
Dallas m'imite avant de répondre.
- Ouais. On va avoir un nouveau pensionnaire.
- Un employé?
- Non. Un canasson, et pas des plus faciles, si tu veux mon avis, maugréé-t-il.
- Comment est-ce que ça se fait? C'est pour les saillies? Je pensais qu'on n'en faisait pas, ici.
- Non, c'est un cheval égaré qui n'a pas été épargné par son ancien maître, crache-t-il sur un ton dégoûté. Il s'est échappé et une agence de protection des animaux l'a repêché mais elle est déjà pleine et peut pas le garder longtemps. Ton oncle est sur la liste des volontaires dans ce genre de cas. Il a accepté de l'héberger.
- Oh. Mais c'est une bonne nouvelle, non?
Je n'arrive pas à comprendre que des personnes aussi mal intentionnées puissent posséder des bêtes douces et innocentes comme les chevaux. La simple idée d'un animal brutalisé me soulève le cœur.
Je suis émue de découvrir que Chris s'implique dans ce genre de cause. Il n'a jamais eu de lien particulier avec les bêtes. C'était plutôt mon père qui prenait soin des chevaux quand on passait les étés ici, Chris ne pensait qu'à ses voitures. Du moins, d'après mes souvenirs. Peut-être fait-il ça pour son frère, je songe alors qu'une boule de la taille d'une orange m'obstrue la gorge. Peut-être tente-il d'honorer ce qui lui tenait à cœur. Si c'est ça, j'en aurais appris plus sur mon oncle en quelque semaines qu'en plusieurs années.
La voix de Dallas met fin à mes introspectives.
- Oui, ça va juste demander beaucoup de travail. J'ai lu son dossier et vu ce que ce cheval a subi, il va être pas mal traumatisé, soupire-t-il avant de porter de nouveau sa fourchette à sa bouche. Je vais devoir aller en ville demain. Acheter les équipements nécessaires pour ce genre de situation. Il va avoir besoin d'une rééducation progressive.
- Où est-ce que vous allez faire ça?
- Je ne sais pas encore... il y a la vieille carrière derrière les écuries.
- Celle dans laquelle tu nous a appris à monter, à Nathan et moi? je demande en souriant à l'évocation de ce souvenir joyeux.
- Oui, celle là. Il faudra que j'en touche deux mots à Chris. Et il faut aussi qu'on se dépêche de déporter ce canasson parce qu'ils annoncent une sale tempête dans les prochains jours aux infos. C'est pas bon du tout, ajoute-t-il, le front plissé.
Je hausse les sourcils, surprise.
J'ai déjà entendu parler de ces crises météorologiques assez fréquentes en Floride mais je n'ai jamais assisté à aucune d'entre elles. Je me souviens d'avoir vu un documentaire un jour- oui je regarde beaucoup de documentaires, mais pour ma défense, j'étais souvent seule chez nous à Londres- et ce genre de tempête avait l'air assez sérieux.
- Et toi, ton après-midi? demande Dallas en me tournant le dos pour fouiller dans le grand frigo.
Je me sens aussitôt blêmir en pensant au mauvais moment que j'ai passé mais décide de garder ça pour moi et d'éviter de l'alerter pour une question déjà réglée. Je me recompose une expression neutre - du moins, j'essaye- et hausse les épaules, puis précise en réalisant qu'il ne peut pas me voir:
- Ça allait.
Dallas revient vers moi et pose deux mousses au chocolat sur le bar.
- Ah oui? demande-t-il en fixant son dessert.
- Puisque je te le dis. J'ai passé la plupart du temps dans le pré.
J'essaye de me déculpabiliser en songeant que ce dernier fait est quasiment vrai.
Dallas ne me regarde toujours pas et son front est plissé. Qu'est-ce qu'il...
Et je comprend. Il est déjà au courant et je viens de tomber dans son piège. C'est pas vrai, qu'est ce qu'ils ont, Chris et lui, à pratiquer cette stupide pédagogie du bluff? On ne joue pas au poker!
- Tu sais déjà, je constate en soupirant.
Ses yeux clairs se rivent enfin aux miens.
- Oui. J'aurais préféré que tu viennes me voir, Lily. Je suis sérieux, je ne veux pas que tu gères ce genre de problèmes toute seule.
- Désolée Dallas.
Il soupire et un silence tendu s'installe quelques minutes avant que je n'ose poser la question.
- Comment tu l'as su?
- Ce n'est pas la question.
- Dallas. Comment?
- Walters est venu me voir, avoue-t-il en hochant la tête devant mon regard surpris. Il était vraiment sur les nerfs. Enfin, plus que d'habitude, tu me comprend, raille-t-il.
- Qu'est-ce qu'il t'as dit? je l'interroge par pure curiosité.
- Il a dit, je cite, un truc dans le genre: " Démerdez vous pour que ces encu... ne foutent plus un pied ici! Faites un communiqué de presse, mettez des pu... de soldats devant le portail, j'en sais rien, mais démerdez vous parce que si je les chope, je vais abîmer des gueules!".
Il fait mine de s'étouffer à chaque grossièreté. J'éclate de rire devant son imitation très réussie de l'intonation colérique de Royce et Dallas sourit, l'air amusé.
- Je t'assure, j'étais tellement choqué que j'ai rien trouvé à répondre. Ce garçon ne connaît pas d'autres langages que celui de ses poings.
Je ne peux pas m'empêcher de me demander si c'est la vérité. Quand je songe à ce que m'a raconté Mia sur son passé, son attitude n'est pas surprenante. S'il a grandi dans une maison de prostituées dont l'une était sa mère et qu'il passait ses journées dans les rues du quartier Nord au milieu des pires déchets humains, je ne vois rien d'étonnant au fait qu'il ait appris à survivre par la violence. Même si je ne justifie pas les crimes qu'il a sûrement commis par la suite.
Tu ne les justifies pas mais tu les acceptes.
J'y pense encore en rangeant la table. Je ramasse nos assiettes et nos couverts et les déposes dans le lave-vaisselle, puis jette les emballages des crèmes dessert dans la récupération.
- Bonne nuit, je lance à Dallas qui est en train de se laver les mains à l'évier, l'air plongé dans ses réflexions.
- 'nuit.
Une fois dans ma chambre, je m'approche de la fenêtre pour vérifier que la voiture de Chris n'est toujours pas garée dans l'allée mais ce n'est pas le cas.
Par contre, je note que les lumières sont allumées dans le garage de mon oncle. Royce est donc toujours là, en train de travailler à vingt heure passées. Je ne comprend décidément rien à ses horaires de travail. Je ne serais pas étonnée qu'il n'y en ait pas.
Une pensée désagréable me traverse soudain Je me souviens de son bracelet électronique. D'après le peu d'informations que je parvenais à tirer des affaires de mon père, ces objets sont composés d'une puce électronique et servent, entre autre, à imposer un couvre feu aux détenus en liberté conditionnelle.
J'espère que Royce n'est pas en ce moment en train d'enfreindre ces clauses, je songe en me glissant sous les draps après avoir allumé ma veilleuse.
Puis je me demande en quoi cela me concerne. En rien, évidemment, mais j'ai déjà renoncé à me voiler la face. Ce n'est pas si grave en fin de compte. Je n'ai qu'à accepter l'évidence, autrement dit que Royce me plait, malgré le fait que je pensais ne jamais être attirée par un homme. Malgré le fait que je me suis toujours promis de ne jamais plonger dans ce genre de piège. Et il restera un simple béguin, même si le mot me paraît assez ridicule pour mon âge.
Soulagée de ne plus avoir à lutter contre moi-même, je m'autorise à visualiser son visage dur et fascinant avant de quitter le monde des vivants dans les bras de Morphée.
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