Chapitre 16
La marée a commencé à monter et plusieurs vagues passent par dessus le ponton. Je me relève rapidement avant de prendre une nouvelle douche glacée et vérifie que mon portable fonctionne toujours. C'est le cas. Et il indique 20h41. Cette fois, le ciel est d'un noir d'encre et les étoiles parfaitement visibles mais je n'ai plus le temps de les compter.
Je reprend le chemin du domaine en marchant aussi rapidement que le sable sec le permet. La cour est déserte et le garage est fermé. Je suppose que Royce est rentré chez lui. Je regagne la maison et monte dans ma chambre me changer. J'enfile un short de coton et un T-shirt, puis redescend en tongues et pénètre dans les cuisines.
La grande salle est silencieuse. Je repère un plat de lasagnes intact posé sur le plan de travail avec collé dessus, un post'it sur lequel on peut lire: "pour Lily et Dallas. Ne sautez pas le repas! Rose." Cette femme est vraiment adorable! Je n'ai pas vraiment faim mais je pense aussitôt à Dallas qui a travaillé toute la journée sous le soleil. Il faut qu'il dîne. Je met le plat de lasagne dans le four sur une faible température et ressort dans le parc.
Une lumière est allumée et fait briller une des fenêtres du bâtiment des employés, j'en déduis que Dallas est encore debout. Je pénètre dans le bâtiment. L'entrée donne sur un petit salon cosy avec des fauteuils à l'air moelleux et des lampes qui projettent des lumières tamisées sur les murs beiges. Je monte les escaliers et me retrouve dans un couloir donnant sur plusieurs portes. Je me rappelle encore laquelle est celle du bureau de Dallas.
Je frappe doucement contre le bois laqué mais seul le silence me répond. Je retente encore une fois. Toujours rien. Bon, Dallas est surement concentré sur les registres ou une tâche du genre et ne m'a pas entendue. De toute façon, j'entrais dans ce bureau comme dans un moulin quand j'était plus jeune, dès que j'avais besoin d'un conseil en rapport avec les chevaux. Alors, je ne pense pas que ça lui pose problème. Je pousse doucement la porte...et me fige immédiatement sur le seuil.
La scène qui se déroule sous mes yeux est tellement différente de celle à laquelle je m'attendais que l'information met plusieurs longues secondes à remonter jusqu'à mon cerveau. C'est bien le bureau de Dallas éclairé d'une lumière crue qui ne m'épargne aucun détail de ce qui se déroule sous mes yeux.
La première chose que je remarque est la femme presque nue étendue sur le bureau. Son corps, tout en courbes féminines, est seulement couvert de deux bouts de tissus minimalistes en dentelle noire qui doivent lui tenir lieu de sous vêtement mais qui laissent voir plus qu'ils ne dissimulent et de tonne d'encre. Elle est couverte de tatouages. Ses cheveux bruns s'étalent sur la surface en bois du meuble. Et entre ses jambes écartées se tient un homme debout dont la silhouette me parait désagréablement familière. Elle a beau être de dos, je n'ai aucun doute sur son propriétaire.
Je ne tressaille donc pas de surprise quand il se retourne et que ses prunelles aiguisées me traversent le corps. Je reste clouée sur place, comme une biche prise dans les phares d'une voiture. Je devrais bouger sur le champ, réagir, m'excuser mais je suis comme coincée dans un bloc de glace. C'est pire que la scène dans les toilettes de l'avion. Mon estomac se contracte douloureusement et me fait craindre de déverser son contenu sur le tapis qui recouvre le sol du bureau. Royce a toujours les mains posées à plat sur la surface du meuble en bois de chêne et de part et d'autre des hanches de la fille, les muscles de ses bras rendus saillants par cette position.
Dieu merci, il est encore habillé même si sa ceinture défaite pend des passants de son jean. Ses yeux se posent distraitement sur mes jambes nues et il pince les lèvres un instant avant de retrouver son air impassible. Je tire sur les bords de mon short en coton, encore plus mal-à-l'aise maintenant que je me souviens que je suis aussi peu habillée. Même si je ne peux pas arriver au niveau de la fille sur ce point là. Cette même fille se redresse sur un coude et semble s'impatienter. Son regard peu amène me balaye comme si j'étais une saleté sous sa chaussure.
- Bon tu bouges ou tu restes là pour regarder le show? elle demande d'une voix rauque et énervée.
Mon visage s'enflamme comme un joyeux feu d'artifice. Et je me mets à bégayer.
- Je...je...excusez-moi...
- Casse-toi putain! elle s'écrie exaspérée.
Royce la fait taire d'une tape sèche sur son ventre plat, puis se tourne dans ma direction et pose son regard froid sur moi:
- Qu'est-ce que tu fais ici, la môme? lâche t-il d'une voix neutre.
Alors, en plus, je suis "la môme" maintenant? Je sens mon taux d'amour propre passer de très faible à inexistant.
- Je croyais que c'était le bureau de Dallas, j'explique, fière de m'être ressaisie.
- Ça l'est.
Je déglutis et redresse les épaules:
- Où est-il alors?
- Dans ma poche.
Je fronce les sourcils une fraction de seconde avant de comprendre qu'il se paye ma tête. C'est une fraction de seconde de trop parce que la fille éclate de rire.
Génial.
Je n'ai vraiment plus rien à faire ici. Sans parvenir totalement à masquer le dégoût qui m'envahit, je ressors et ferme la porte derrière moi. Je me force à marcher lentement jusqu'au bout du couloir au cas ou ils écoutent le bruits de mes pas qui s'éloignent- même si à mon avis ils ont plutôt repris sans tarder ce...ce qu'ils étaient en train de faire- puis dévale les escaliers à la course. Je pourrais être poursuivie par un fou que ce ne serait pas bien différent.
J'ouvre la porte d'entrée à la volée et me précipite à l'extérieur en respirant à plein poumons comme si j'avais retenu ma respiration jusque là. Je trébuche sur le porche et m'égratigne les genoux sur le gravier. Mes yeux me piquent sans aucune raison.
- Lily?
Je relève la tête pour voir Dallas qui sort des écuries et trottine vers moi. J'ai envie de courir me jeter dans ses bras comme lorsque j'étais enfant et que je tombais de cheval mais je ne vois aucune raison qui justifierait que je le fasse aujourd'hui. Ce serait juste...bizarre. Je me relève et cligne plusieurs fois des paupières pour que mes yeux arrêtent de piquer. Dallas arrive à mon niveau et me saisit fermement par les épaules pour scruter mon visage.
- Ça va? Qu'est-ce qu'il y a? demande-t-il d'un ton inquiet avec son accent texan.
- Oui, ca va. Je croyais que tu étais dans ton bureau.
- Ah? demande-t-il sans comprendre.
Je n'ajoute rien mais soudain son regard s'éclaire d'une lueur de compréhension.
- Est-ce que Walters est dans mon bureau?
Il n'a pas l'air enchanté. Je hoche la tête et d'après son expression, je devine qu'il sait parfaitement que Royce n'est pas en train d'y trier des registres.
- Le con!
- Dallas! je m'écrie en souriant faiblement.
- Quoi? Je dois mettre 15 dollars dans la boite à gros mots, c'est ca? me taquine-t-il.
- Je ris, déjà un peu plus détendue. Voilà pourquoi je me précipitais dans ses bras, petite.
- J'imagine que ça a dû être gênant? demande-t-il.
Je perd aussitôt mon début de sourire.
- C'est le moins qu'on puisse dire, je répond amèrement en fixant ses bottes.
Quand je relève les yeux il est en train de scruter mon visage avec attention, l'air intrigué. Je ne sais pas quelle tête je fais mais je la détourne, embarrassée. Je n'ai pas envie qu'il lise dans mon expression quelques chose que même moi je ne m'explique pas.
- Pourquoi est-ce que tu me cherchais? demande-il finalement.
- Hin?
- Tu étais dans mon bureau. Tu me cherchais?
- Ah. Oui. Je voulais savoir si tu voulais manger avec moi. J'étais sur la plage, je n'ai pas vu le temps passer. Désolée, j'aurais dû te prévenir.
- Ça ne fait rien. Walters m'a prévenu que tu étais à la plage. Comment est-ce qu'il le savait d'ailleurs? demande-t-il en me fixant sans sourciller.
Je hausse les épaules, dans un geste que j'espère détaché. Je préfère éviter de lui relater la scène où je manque de me faire aplatir comme une crêpe par une voiture.
- Je le lui ai dis avant de partir. Il était devant le garage alors je me suis dit qu'il te préviendrais si tu t'inquiétais.
C'est un mensonge et je n'ai pas l'habitude de mentir. Je m'en remettrai.
- Allez viens, dit-il en passant son bras autour de mes épaules et en me guidant sur le chemin en direction de la demeure, qu'est-ce qu'on mange au fait?
- Des lasagnes que Rose a faites, je les ai mises au four...
Je m'immobilise. Les lasagnes! Je les ai mises au four!
- Zut!
Je m'élance vers la cuisine en essayant de compter mentalement le temps qui s'est écoulé depuis que j'ai mis le plat à cuire. Beaucoup trop en tout cas.
Je lâche un grognement de dépit en sortant les lasagnes calcinées du four. Dallas jette un coup d'œil au désastre par dessus mon épaule et me tapote le dos.
- Ça fait rien gamine, on va trouver un autre truc à se mettre sous la dent, de toute façon je digère mal la sauce tomate.
- Depuis quand? je demande sceptique.
- Depuis que je suis vieux.
- Tu n'es pas vieux Dallas.
Il sourit en trifouillant dans les placards, puis sort plusieurs paquets de chips, et des biscuits aux miel dont je raffolais quand j'étais petite. Je me jette dessus pendant qu'il se dirige vers le réfrigérateur d'où il tire un bol de sauce guacamole, une bouteille de soda à la cerise pour moi et une canette de bière pour lui.
On mange ces cochonneries en parlant chevaux et en se remémorant les bons moments du passé sans que ça ne paraisse triste ou inapproprié. Vers 22h30, Dallas décide après m'avoir vu étouffer un bâillement qu'on a assez discuté pour aujourd'hui et on ramasse les emballages vides. Je l'embrasse sur la joue pour lui souhaiter bonne nuit et retiens un sourire quand il rosit légèrement.
- Allez gamine, au lit, me gronde-t-il gentiment pour sauver les apparences.
Je rejoins ma chambre et me prépare à me coucher. Je me glisse sous les draps après avoir allumé ma lampe de chevet tout en espérant sans beaucoup d'espoir qu'elle repoussera les cauchemars. Toute la joie et la bonne humeur que j'ai accumulée pendant le dîner à me remémorer les souvenirs avec Dallas commence à s'échapper sans que je ne puisse rien y faire, comme du sable qui vous glisse entre les doigts.
Je repense malgré moi à ce que j'ai vu dans le bâtiment des employés. je repasse la scène en boucle sans pouvoir m'en empêcher. La gêne m'envahit de nouveau quand je me visualise complètement immobile devant Royce et la fille avec l'air d'une gamine de dix ans qui découvre que les hommes et les femmes ne font pas appel à des abeilles ou des cigognes pour se reproduire. Et un nœud serré dans ma gorge m'empêche de déglutir quand je repense au corps puissant de Royce penché au dessus de cette femme presque nue.
Je ne suis pas stupide. Je sais parfaitement ce qu'ils étaient en train de faire. Ou du moins, sur le point de faire. Ce qu'il est surement en train de lui faire en ce moment même. Mon estomac se tord désagréablement. Je vais me sentir mal. Est-ce parce que je ne pourrais jamais être normale comme cette fille? Je suis sûre qu'elle doit aimer tout ce qu'il lui fait. Quelle femme normalement constituée n'aimerait pas d'ailleurs? Royce est...il est tellement...lui.
C'est le genre d'homme à faire battre votre cœur avec plus de force, à faire tourner le monde plus vite. Et en bonne masochiste que je suis, mon cerveau se remplit d'idées, d'images de ce qu'ils sont en train de faire. Des illusions floues bien sûr, construites à partir du peu que je connais dans ce domaine, mais c'est tout de même très désagréable. Surtout quand je me mets à penser à la provenance de ce peu que je connais.
Le reptile dans mon ventre se réveil en rugissant de dégoût et je plaque ma tête dans mon oreiller pour endiguer le flot d'images infâmes qui m'envahissent. Je ne devrais pas penser à ça maintenant. Pas juste avant de dormir! Les paupières serrées, je vois des pointes de couleur se succéder dans ma tête. Et je me met à compter avec l'énergie du désespoir.
Une étoile dans le ciel. Deux étoiles dans le ciel. Trois étoiles dans le ciel...
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