Chapitre 14

Une fois de retour dans mon antre de princesse Disney, je prend le temps de faire mon lit que j'ai négligé ce matin et me lave les dents. Puis je me retrouve de nouveau désœuvrée. Je pourrais dessiner pour tuer le temps mais je n'ai pas vraiment d'idée de sujet. Menteuse, susurre une voix moqueuse dans ma tête. Et bien oui, j'ai des voix mesquines et impertinentes dans la tête, suis-je la seule sujette à ce handicape? Et oui, je sais qu'elle- comprendre la voix dans ma tête- fait référence à un mécanicien aux yeux orageux. 

Peut-être que je devrais coucher son beau visage- et son corps troublant- sur une feuille et que cela me permettra de mettre fin à ce début d'obsession dont je semble souffrir. Ce n'est pas normal du tout, pas pour moi en tout cas. Je ne suis pas ce genre de fille. Je ne me suis jamais intéressée aux garçons- ou du moins pas depuis des années - et encore moins aux hommes. Les hommes sont terrifiants, différents, incompréhensibles et insensibles. Et Royce en est indubitablement un. Pour moi, c'est presque comme s'il avait une étiquette "Danger! Ne pas approcher" collée sur le front. En fin de compte, le dessiner est bien la chose la plus folle que je pourrais faire avec lui. Ou plutôt de lui en l'occurrence. 

Malheureusement, je suis à peine décidée que mon paquet de feuilles vide me coupe dans mon élan. C'est pas vrai! Comment est-ce que j'ai pu ne pas remarquer que j'ai épuisé mon stock? Finalement, je passe l'après midi allongée à plat ventre sur mon lit à éplucher le site de l'université de Miami. J'enregistre des photos du campus qui m'a l'air aussi grand qu'agréable avec des grands palmiers bien droits, des pelouses verdoyantes et des allées pavées, je lis les commentaires et les conseils des anciens élèves et je note la date de la pré-rentrée qui à lieu dans quelques semaines. Il faudra que j'en parle à Chris et que je trouve un moyen de m'y rendre. 

Quand je relève finalement le nez de mon ordinateur portable, les yeux engourdis d'avoir fixé trop longtemps l'écran, le ciel à pris une couleur rouge-orangée par la fenêtre. J'imagine un combat sanglant entre des êtres célestes, leurs blessures ruisselantes écartant les nuages et le jour. J'allume mon téléphone. 18h36. La plage doit être presque déserte à présent et j'ai vraiment envie de contempler le coucher de soleil sur la mer. Oui, j'ai une âme poétique, et alors? 

Je glisse mon portable dans la poche arrière de mon short en jean et dévale les escaliers pour me retrouver dans le parc à l'arrière du domaine. Ce qui est étrange dans notre maison de la plage, c'est que l'architecte- par esprit de contradiction ou pure bétise- l'a conçue de façon à ce qu'elle tourne le dos à la mer. Autrement dit, la plage est derrière la bâtisse.

Dehors, la cour grouille d'activités. Les employés se dépêchent de terminer leurs tâches pour pouvoir prendre le congé que Chris leur a accordé, je comprends. L'homme aux cheveux grisonnants est en train de tailler les grandes haies fleuries du parc qui me semblent pourtant déjà parfaitement droites. Mais bon, qu'est-ce que j'y connais moi, aux haies? Dallas essaye de faire monter un cheval agité dans un van, aidé de Boyd et deux hommes en bleu de travail consolident certaines barrières de l'un des prés. 

Personne ne fait attention à moi, tous sont beaucoup trop absorbés par leurs tâches et leur course contre la montre. Je traverse le parc en suivant la grande allée qui mène vers la plage. J'ai presque atteint le niveau du garage à voiture qui longe le fond de la propriété.

C'est à ce moment que le bolide débarque. Une voiture grise métallisée de ce que j'ai le temps de percevoir. Et elle roule beaucoup trop rapidement pour sortir d'un garage. Et elle fonce droit sur moi. Et je ne peux plus bouger. Pendant la fraction de seconde qui précède l'impact, mon cœur s'arrête de battre. Ou alors il bat trop vite mais je ne peux pas faire la différence. 

Le sang se précipite dans mes veines comme les passagers affolés d'un bateau en plein naufrage. Je sais seulement que le moindre de mes muscles est pétrifié comme enfermé dans un bloc de glace. Et je ne vois pas ma vie défiler devant moi comme le disent les victimes de graves accidents. C'est complètement faux. Dans ce genre de moment, il n'y a le temps de penser à rien. 

Je vois seulement la voiture de plus en plus proche, de plus en plus grosse, ses feux avant tels deux yeux maléfiques et ma terreur qui prend toute la place dans mon esprit. Comme une énorme tumeur qui obstruait mon cerveau. J'entend seulement le grondement affreux du moteur et...

- PUTAIN!

C'est un cri d'homme, lointain assourdi par l'afflux sanguin dans mon cerveau. Je ferme les yeux et me prépare à une douleur impossible mais le choc est moins brutal que ce qu'une voiture est censée causer. Parce que ce n'est pas le véhicule qui m'a heurté mais une personne qui s'est jetée sur moi et m'a écartée de la trajectoire du monstre de mécanique. Je bascule en arrière sous le poids et m'écroule dans le carré d'herbe qui borde l'allée alors qu'une main se glisse sous ma tête juste avant qu'elle ne se fracasse au sol. 

Un grand corps chaud et rigide est couché sur moi et dans d'autres circonstances, j'aurais paniqué en sentant juste au dessus de moi ce que je reconnais comme un torse d'homme. Pourtant, je ne m'en préoccupe pas le moins du monde, tellement soulagée d'être en vie et de sentir mes orteils bouger dans mes tennis comme des poissons dans l'eau. En vie! Et je n'entends plus les rugissements du moteur qui semble s'être tu. Je me sent euphorique, grisée. 

Une bonne odeur m'enveloppe comme un cocon rassurant. C'est une odeur d'homme pourtant, et je déteste les odeurs d'hommes mais celle ci est agréable, musquée avec une nuance d'huile de voiture, de sueur, et de menthe. Je me rends compte que j'agrippe de toute mes forces un tissu, un T-shirt je crois, alors je relâche mes doigt et ouvre les yeux que je gardais fermement clos pour ne pas assister à ma propre mort. Un haut noir un peu froissé et effiloché. Une mâchoire ourlée d'une ombre de barbe bleutée dont je perçois les moindres détails. Une peau légèrement halée. Des pores masculins. Des mèches brunes en désordre près des oreilles. Je me transforme en statue en croisant le regard gris le plus intense de tous les regards que j'ai vu jusqu'à aujourd'hui. 

Et ce regard brille d'une colère noire. Si un regard pouvait tuer... Je me souviens que j'étais au milieu du chemin en plein devant un garage à voiture. Je devrais m'excuser mais Royce se redresse brusquement et s'écarte de moi avant de se relever. Et soudain j'ai froid, comme si sa chaleur me manquait. Je m'assois et le regarde se diriger d'un pas furibond vers la voiture métallisée d'où un jeune homme est sorti:

- Je suis désolé mec, j'ai pas vu la fille, elle est ok ou...

Mais Royce l'ignore et donne un énorme coup de pied dans un des feux avant du véhicule. Le verre éclate en morceaux autour de sa botte. Le jeune homme se précipite pour l'empêcher de faire plus de dégâts:

- Hé mec! Fait gaffe! J'ai dis que j'étais...

Il se tait en croisant le regard du fauve. Royce s'approche de lui et il recule comme guidé par un instinct de conservation. J'avoue que s'il me fixait moi aussi avec ces yeux-là, je me ferais peut-être dessus.

- Casse-toi, lache Royce de sa voix basse mais glacée comme l'océan Arctique.

- Ok, j'y vais, ca va.

L'homme contourne Royce en gardant un bon mètre et demi de distance, les mains en l'air comme si il risquait de se faire arrêter. Je le suis des yeux lorsqu'il monte dans sa voiture et quitte la propriété en soulevant une gerbe de poussière, puis fixe mon attention sur le dos crispé de Royce. Une grande partie de moi espère qu'il va regagner son garage sans se retourner parce que sa colère fait assez peur à voir...et l'autre partie, un peu idiote, aime juste regarder son visage. Idiote, idiote, idiote. Royce se retourne et s'approche de moi à pas mesurés les yeux toujours brillants de colère.

- Qu'est-ce que tu foutais en plein milieu du chemin putain? s'emporte-t-il.

Bon, je ne l'ai pas volée. Je me relève pour ne pas me retrouver en position inférieure mais pour ce que ca change: il fait deux bonnes têtes de plus que moi.

- Désolée.

Les excuses, le remède à tous les conflits. Je l'ai surement déjà dit. Royce soupire bruyamment, puis exécute un mouvement de rotation de l'épaule droite comme pour en éliminer la tension puis demande:

- Ça va?

Je suis sûre que j'ai l'air complètement stupide lorsque je pivote la tête pour regarder s'il s'adresse à une autre personne derrière moi. Mais il n'y a que nous deux. Je ne serais pas étonnée que cet homme souffre d'un trouble de bipolarité.

- Euh...oui.

Et sans le "euh" Lily, c'est possible?

- Merci, je lâche en me souvenant qu'il vient quand même de se jeter devant la voiture d'un de ses clients pour m'éviter de décorer l'allée, merci de...enfin merci.

Je dis ça en fixant ses bottines bien sur. Et ses bottines sont très impressionnantes, grandes en cuir noir abîmé. Je relève le menton pour le voir hocher la tête à mon intention. Je m'attend à ce qu'il se détourne la seconde d'après et s'en aille brusquement comme je l'ai vu faire plusieurs fois mais curieusement, il ne bouge pas. Et sans réfléchir, j'en profite pour lui demander la première chose qui me passe par la tête, simplement parce que je trouve ca presque surprenant quand il me répond. Pathétique.

- Alors, tu aimes les voitures?

Je me donne une gifle mentale et rougit aussitôt. Royce se contente de me fixer en inclinant légèrement la tête, l'air vaguement curieux. Ou alors, je projette seulement mes espoirs. Il ne semble plus d'aussi mauvaise humeur que ce matin. Ou qu'il y a à peine une minute.

- Je répare les voitures, me corrige-il finalement.

Ah. Est-ce que cela veut dire qu'il ne les aime pas spécialement? Surement que si. Je ne peux pas concevoir qu'il passe autant de temps à faire une chose qu'il n'apprécie même pas.

- Je veux être vétérinaire.

Les mots s'échappent de ma bouche de leur propre chef. Je ne vois pourtant aucune raison de lui parler de ca. On ne se connait même pas et il à l'air de me détester ou du moins de ne pas beaucoup m'apprécier. D'ailleurs il doit être en train de se demander en ce moment-même pourquoi la gamine pourrie gâtée de service lui raconte sa vie. Je déglutis en attendant qu'il fasse une réflexion mais il demeure immobile et silencieux. Ses yeux sont concentrés sur moi et il a l'air d'attendre la suite. Alors, j'enchaîne, incertaine.

- Et je...et bien, être vétérinaire, c'est un peu comme réparer des animaux, non?

C'est sûrement ridicule et je devrais me taire sur le champ mais il a un imperceptible mouvement du menton pour me signifier qu'il suit alors je redresse un peu les épaules et continue.

- Je ne me verrai pas faire cela toute ma vie si je n'avais pas d'affection pour les animaux. Ce ne serait plus qu'une action mécanique. Ouvrir, réparer les lésions, refermer. Où serait l'intérêt si il n'y a pas la satisfaction juste après d'avoir accompli quelque chose d'important à nos propres yeux, quelque chose qui nous tient à cœur?

Son regard se durcit.

- L'intérêt, c'est de se payer un toit, répond-il. Retaper des caisses, c'est mon job, pas un hobby.

Je me sens aussitôt bête. Évidemment, beaucoup de gens travaillent selon leurs moyens pour vivre. Il n'y a que chez les Bisounours que tout le monde exerce le métier dont il rêvait enfant. J'ai l'impression d'être une sale fille a papa égoïste. Je baisse la tête.

- Où est-ce que tu vas? demande Royce pour changer de sujet.

- À la plage.

- À cette heure-ci? Chris est d'accord?

- Chris est parti, je rétorque.

Il fronce les sourcils en fixant l'horizon en direction de la plage, invisible d'ici, puis hausse les épaules.

- Je dois retourner bosser, dit-il avant de s'éloigner vers le garage comme je l'ai imaginé le faire il y a quelques minutes.

Au moins cette fois, il a pris congé. En quelque sorte.


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