Chapitre 133

Ses yeux brûlent. Ils me brûlent moi. Le métal glacial et poli de ses prunelles semble en fusion et il n'y a plus rien de froid dans le regard du fauve. D'ailleurs, Royce a rarement ressemblé avec autant de précision aux félidés auxquels je me plais à le comparer qu'en ce moment. Silencieux, calculateur, attentif... tendu.

Avec un soupçon d'inquiétude, je le regarde enfoncer les mains dans les poches avant de son jean taché et esquisser deux pas tranquilles et mesurés dans ma direction. Son expression détendue, mais concentrée n'est pas plus lisible que les effets secondaires rédigés en police 2 sur les notices de médicaments. Ses narines sont dilatées et son regard plus sombre que d'ordinaire ne dévie pas une seule fois de sa cible. Je n'ai même pas l'impression qu'il cille. Tout compte fait, j'aurais peut-être dû y réfléchir à deux fois avant de céder à l'impulsivité, je songe en essayant d'analyser sans grand succès l'humeur de mon mécanicien. C'était sans doute un peu déplacé.

- Tu me cherches, Williams ? s'amuse Royce en grignotant un nouveau mètre de territoire.

Du moins il me semble qu'il est amusé. Je ne pourrais pas le jurer. En fait, je n'en sais rien du tout. Je croise les bras et redresse le menton pour me donner une contenance au moment où il arrive à mon niveau. Lui ne s'arrête que quand les bouts usés de ses bottes buttent contre mes baskets blanches. Surprise, je lève le nez en l'air pour croiser son regard et me mords la lèvre en essayant de décrypter ses traits. Mais il n'y a rien, aucun indice. Ses yeux perçants renferment une forme de calme, celui qui précède la tempête ?

- Parce que tu vas me trouver, termine-t-il et cette semi-menace s'inscrit chaudement sur mon front, là où son souffle s'échoue lorsqu'il parle.

Je noue mes mains un peu tremblantes dans mon dos. Elles sont moites.

- J'ai quand même gagné une réponse, je m'impose d'une petite voix.

- T'as gagné que dalle.

Il a incliné la tête dans ma direction pour ne pas me perdre de vue et son regard me dévore toute crue. Je ne crois pas qu'il m'ait recrachée, je me suis perdue quelque part dedans. Les prunelles du mécanicien sont tellement sombres que je ne parviens presque plus à y distinguer les nuances de gris. Je cligne des paupières et cesse brusquement de respirer quand Royce avance encore alors que je ne pensais plus ça possible. Ses cuisses musclées effleurent les miennes, je perçois la texture de son jean sur ma peau. Il me toise à présent de très haut. Qu'est-ce qui lui prend ?

Je devrais reculer. Oui, je devrais... Mon cœur se jette contre mes côtes comme un forcené et si Royce s'approche juste un peu plus, il le sentira. Moi, je n'entends plus que lui qui tambourine plus fort que la pluie, qui gronde plus fort que l'orage. Je suis prudemment les mains de mon attraction personnelle des yeux quand il les sort lentement de ses poches et les écarquilles au moment où il crochète de son index le nœud de mon short pour m'attirer vers lui.

À l'intérieur, c'est la panique, plus rien ne va. Toutes les sonneries d'alarme s'activent en même temps. La pompe au creux de ma poitrine se met à bégayer, mes poumons gonflent, prêts à éclater et mon souffle s'étiole, se bouscule hors de ma gorge. Quand mon mécanicien abaisse légèrement son visage pour le rapprocher du mien, j'ai l'impression de vibrer. Littéralement.

- Tu vibres, lâche Royce en s'écartant un peu pour mon plus grand désespoir.

- Hein ?

Je cligne rapidement des yeux, l'esprit encore embrumé de sa proximité et il glisse lui-même les doigts dans ma poche pour en extraire mon portable. Mon portable qui bourdonne de manière agaçante pour signaler un appel.

Ah.

La respiration un peu courte, je jette un regard noir à l'appareil dans les mains de Royce avant de distinguer la frimousse bouclée qui s'affiche à l'écran depuis lequel Nathan nous sourit de toutes ses dents blanches, les yeux gorgés de soleil. Mon mécanicien me tend le téléphone et recule aussitôt. Son humeur a encore muté, pareille aux montagnes russes, elle ne demeure jamais très longtemps au même point. De petites rides de contrariété grignote l'espace au-dessus de ses sourcils. Il se passe brusquement une main sur le visage comme s'il venait juste de se réveiller et secoue discrètement la tête. C'est tout. Ensuite il s'éloigne davantage pour finir par me tourner complètement le dos et retourner auprès de la Mustang surélevée sans un mot.

C'est Royce.

Je crispe les doigts sur mon portable en regardant mon mécanicien m'échapper et hésite même à prendre l'appel. Seulement une seconde. Je me réprimande aussitôt vertement d'y avoir ne serait-ce que songé. C'est Nate ! Je n'esquive jamais ses appels, c'est une règle d'or entre nous. La dix-septième de la liste pour être exact. Sans compter les messages inquiétants que j'ai eu la brillante idée de lui laisser dans la soirée.

Mince, les messages ! Il doit être tellement inquiet ! Sans plus attendre, je prends la direction de l'entrée du garage pour mettre plus de distance entre le fauve et moi pour être sûre qu'il n'interfère pas dans mes pensées pendant les minutes qui suivront. Je ne parviens pas à m'éloigner assez pour ménager une intimité à notre conversation, mais je ne m'en inquiète pas outre mesure. Royce est probablement aussi intéressé par nos petites histoires d'adolescents que par les dernières tendances de vernis à ongle.

Je m'immobilise pile sur la limite qui sépare l'intérieur de l'extérieur, la pluie du sec, la nuit de la lumière clignotante et maladive du garage. Et je décroche probablement un instant avant les dernières tonalités.

L'exclamation de mon meilleur ami assassine aussitôt mon tympan droit :

- Lily ? Lily !

Il vient juste de se réveiller. Je reconnais la voix un peu éraillée qu'il a au saut du lit. Je connais aussi sa voix angoissée un peu brisée, sa voix soulagée qui ressemble à un souffle, sa voix impuissante qui s'étiole sur la dernière syllabe. Celle qu'il a en ce moment est un concentré de ces émotions. Je me le figure sans difficulté en train d'arpenter sa chambre de long en large comme un animal en cage en malmenant ses bouclettes. Ces textos étaient une très mauvaise idée. Je ne suis qu'une sale égoïste.

- C'est mon message sur l'appart avec piscine qui te fait cet effet ? je tente sur un ton léger en espérant l'apaiser.

Ça ne fonctionne pas. Évidemment que ça ne fonctionne pas.

- Lily... putain de merde ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire, bordel ? Explique-moi ce qui se passe !

Quand il stresse, Nate a tendance à devenir un peu vulgaire. Je ne lui en tiens pas rigueur, pour une fois.

- Hé ! Calme-toi, je vais bien. Tu vois bien que ça va...

- Je vois rien du tout !

- Je suis désolée... je n'aurais jamais dû t'en parler comme ça, c'était stupide.

Je l'entends respirer fort de l'autre côté du "fil", puis son souffle s'apaise légèrement et je devine qu'il s'est assis. Je me le figure en tailleur sur sa moquette bleue jonchée de jeans à l'envers et de consoles de jeux, un de ces maillots de football dans lesquels il aime dormir sur le dos.

- Tu vas bien ? demande-t-il enfin.

- Oui.

- Dis-moi ce qui s'est passé, Lily. Je suis en train de virer fou, là.

Je m'adosse contre la façade sombre, à l'entrée du bâtiment, ni vraiment sous l'averse, ni vraiment au sec. Je fixe pendant quelques secondes les grains de pluie qui sautillent sur le goudron dehors et éclaboussent doucement mes jambes à l'entrée du garage. Les gouttes d'eau me rafraîchissent. Puis je m'autorise un coup d'œil en direction de Royce, pas certaine de vouloir me lancer dans ce récit à quelques mètres de lui. Mais, debout sous la voiture, les mains à nouveau sollicitées par son travail, le mécanicien ne semble plus me prêter le plus petit gramme d'attention. Mis à part sa posture un peu raide, il est redevenu indifférent à ce qui l'entoure, égal à lui-même. Au point que je me demande si je n'ai pas rêvé ce qui s'est passé - ou ce qui ne s'est pas passé - il y a une minute.

- C'était à la sortie d'un club, je commence en enroulant distraitement l'une de mes boucles autour de mon index.

- Genre, Country Club ?

Hum.

- Genre, club de strip-tease.

Pendant un moment, Nate ne dit rien et je n'ai qu'à fermer les yeux pour apercevoir sa mine ahurie. Son air choqué est l'un des plus drôles que je connaisse : bouche entrouverte, langue collée au palais et sourcils en arc de cercle. Le temps qu'il se remette, les bruits de fond métalliques que fait Royce en désarticulant la Mustang volante sont ma seule berceuse.

- Ferme la bouche, je chambre Nathan avec un demi sourire.

- Est-ce que je dois te demander ce que tu faisais dans un endroit pareil ?

J'attends que la perceuse électrique se taise pour répondre tout en priant pour que mon ami n'en perçoive pas les sonorités. Je pourrais toujours dire que je me prépare un Milkshake nocturne. Non, plus de mensonges !

- Tu peux, mais pas sûre que j'ai une réponse, je ne sais pas trop moi-même. J'y étais, c'est tout.

- Et après ?

- Je suis sortie rejoindre mes amis et... Nate, je te jure, c'est hallucinant, tu ne vas même pas me croire. Il y avait un homme dans la rue...

- Quel genre ? s'enquière mon ami d'une voix tendue, l'air suspendu à mes lèvres.

- Le genre "je vais assassiner toute ta famille et lécher le sang sur le couteau". Il était hyper baraqué.

- Genre The Rock ?

- Presque. Et super flippant. Tu te rappelles ce film sur les clubs de motards à Los Angeles ? Ces types avec leurs blousons et leurs tatouages ?

- Ouais. Style grosses racailles.

- C'était pareil !

- Non, souffle Nathan.

- Si !

Je change le téléphone d'oreille, le coince entre mon épaule et ma joue et plie une jambe pour refaire mes lacets qui traînent dans la boue.

- Il avait un canif !

- Un vrai ?

- Non, un en mousse, bêta ! Ben oui, un vrai, je dis avant de m'épancher brusquement. C'était affreux, Nate. J'ai vraiment cru que ma vie allait se terminer dans cette ruelle crade, je n'arrêtais pas de penser à des trucs horribles...

- Quel genre de trucs ? ose Nate dans un murmure effrayé.

J'hésite à lui confier la vérité, laide, toute nue et crue. Mais c'est ainsi entre Nathan et moi. Je ne lui cache jamais rien. Du moins c'était le cas il y a encore un mois, je songe avec un pincement de culpabilité. Je me confie à mi-voix, le crane soudé au mur derrière moi :

- Je pensais aux autres gens à qui ces choses-là sont arrivées... Je me demandais si vous retrouveriez mon corps ou si j'aurais droit à une pierre tombale avec rien en dessous. Si je risquais d'avoir très mal...

- Arrête ! Lily... s'étrangle Nate.

Je m'interromps, coupée par sa supplique et le tintement métallique d'un objet qui cogne bruyamment contre le sol. C'est Royce qui vient de laisser échapper l'un de ses mystérieux outils. Son regard croise le mien quand il se penche pour le ramasser et, même à cette distance, je suis foudroyée par les éclairs qui crépitent violemment au fond de ses prunelles. Ça ne dure pas longtemps. Quelques secondes tout au plus, puis il se consacre à nouveau au véhicule. Je frissonne tout de même. Je pose les yeux sur l'averse qui s'épuise, de l'autre côté du store mi-remonté, mi-descendu.

- Et après ? me presse doucement mon ami.

Son ton est abattu, brouillé, fêlé par l'anxiété.

- J'ai réussi à alerter du monde.

- Comment ?

- Je ne sais pas trop. J'ai donné un coup de pieds dans le capot de la voiture d'un... ami qui n'était pas très loin. Il m'a entendue.

- Putain, ça c'est ma meuf ! lance mon âme jumelle, la voix dégoulinante de fierté, et j'éclate de rire quand la pression fait un tour de toboggan.

- Bof, je n'ai pas fait grand-chose. C'est eux qui m'ont tiré de là. Tu aurais dû voir ça. Ils ont déboulé comme des men in black... mais euh, sans les costumes noirs. Ils avaient des pistolets et pas des faux ! J'ai eu l'impression d'être coincée dans un de tes films d'action débiles.

- C'est qui, eux ?

- Des... des..., j'hésite en glissant un coup d'œil discret en direction de mon mécanicien affairé qui parait un peu trop crispé pour quelqu'un qui est simplement en train de dévisser des boulons. Des connaissances, j'achève au cas où Royce aurait les oreilles qui traînent et parce que je sais qu'il n'a jamais accepté que je lui attribue le qualificatif d'ami.

- Qu'est-ce qu'il te voulait ? Ce type ?

- Je ne sais pas trop, je répète. Je crois que Chris a des problèmes et... qu'il s'est mis à dos certaines personnes. Des personnes qu'il faut mieux ne pas embêter, tu vois ? Une histoire de territoires si j'ai bien compris. Tu ne dis plus rien ? j'ajoute après un silence pesant. Nate ?

- Attends, Lily... laisse-moi une minute.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Qu'est-ce qu'il y a ? répète-t-il comme si j'étais folle. À ton avis, qu'est-ce qu'il pourrait y avoir ? Tu t'es faite agresser et c'était pas un hasard ! Ça pourrait t'arriver encore ! Et... j'ai peur, ok ? Je flippe à mort ! Ce malade aurait pu te tuer ou... te faire Dieu sait quoi ! Merde... je vais être mal, là.

Effectivement, il m'a l'air à deux doigts d'être malade.

- Tout va bien, Na...

- Non ça va pas bien du tout ! Ne me dis pas que tout va bien ! Comment tu peux dire ça ? Merde Lily, t'es... t'as... Qu'est-ce que je ferais moi ?

- Nate...

- Dis-moi ce que je ferais, putain ! s'emporte mon ami. Je ferais quoi s'il t'arrive un truc ? Tu peux pas...

Sa voix qui tremble. Mon cœur qui craque. Un sanglot qui débarque. Le sien. Je l'entends même quand il éloigne l'appareil pour me le dissimuler. Je renifle et essuie du pouce l'unique larme qui parvient à m'échapper et à se faufiler hors de mon œil pour humidifier ma joue.

- Rien ne va m'arriver, d'accord ? Je serais plus prudente, maintenant. Promis. Est-ce qu'on peut parler d'autre chose ? Je n'ai plus beaucoup de batterie...

... et je ne veux pas terminer la conversation sur cette note pessimiste et disgracieuse.

- De quoi tu veux parler ? lâche mon ami d'une voix lasse, éteinte, et je sais que le soleil s'est arrêté de briller dans ses yeux.

- Tu n'as qu'à me parler de foot, je lui propose exceptionnellement. Quoi de neuf à Manchester United ? Est-ce que Rooney met beaucoup de buts ? je m'enquière sur un ton faussement enjoué après m'être creusée la cervelle pour trouver un nom.

- Rooney est plus chez nous depuis trois ans, Lily, s'étrangle Nathan et j'entends son rire teinté des vestiges de ses larmes qu'il ne sait pas cacher. En plus, on est hyper mal classés cette saison.

- Oups. Parle-moi du travail dans ce cas, comment se passe le stage avec ton petit papa ?

- Mal. Il m'a mis sous les ordres de son collègue. Tu vois de qui je parle ? Cliff l'enculé.

- Ton langage, jeune homme !

- C'est un gros connard. Il me prend pour sa bonniche, je passe ma vie à faire des aller-retours vers la machine à café et le distributeur de barres chocolatées. Ce gros tas de graisse... j'ai l'impression qu'il fait ça juste pour m'emmerder.

- Peut-être parce qu'il sait que t'as fait des cochonneries avec sa fille avant de la larguer, je propose en ricanant avant de croiser le regard vaguement curieux que Royce a braqué sur moi.

Mais il le détourne aussi sec : j'ai à peine le temps de le dévisager pour essayer de décrypter son expression qu'il est déjà occupé ailleurs.

- Tu vas me le rappeler toute ma vie ? ronchonne Nathan qui semble s'être sensiblement détendu.

- Oula, oui! Cristina Clark, Nate ! Franchement ! Cette fille ne fait même pas la différence entre Nelson Mandela et Kanye West. Je ne sais toujours pas ce que tu lui trouvais.

- Elle était... bonne en maths ?

- Même pas.

- Ok. Bonne tout court, il finit par avouer.

Évidement.

- T'es répugnant.

- Si tu veux tout savoir, c'est elle qui m'a largué, pas l'inverse.

- Sérieusement ? Pourquoi ?

Quelle fille serait assez idiote pour lasser partir un garçon en or comme Nathan ?

- Elle m'a posé un ultimatum. C'était toi ou elle. Elle trouvait qu'on passait trop de temps ensemble tous les deux, et ça l'a soûlée.

Pardon ?

- Tu plaisantes ?

Quelle peste !

- Même pas. C'est toi que j'ai choisie.

Je sors la lèvre inférieure pour mimer un air touché qu'il ne peut pas voir.

- Encore heureux, je lance sur le ton de la plaisanterie. Cristina n'a jamais nettoyé ton vomi, elle.

- Pas faux. T'es la seule femme de ma vie, de toute façon.

Je ris avant de me reprendre aussitôt :

- À ce propos, dis à tes parents qu'ils arrêtent de jouer les entremetteurs avec ma mère.

- Les entremetteurs pour qui ?

- Pour nous.

- Sérieux ? se marre Nate et, au son qui grésille légèrement, je devine qu'il m'a mise sur haut-parleur pour pouvoir s'éloigner de son téléphone.

Je l'entends faire coulisser la porte de son dressing qui grince légèrement quand on la pousse trop vite.

- Puisque je te le dis. Ma mère nous voit déjà mariés avec un petit Charles et un petit Harry, je l'informe en levant les yeux vers le ciel gris encombré de gros nuages spongieux.

- Ce serait les noms de nos enfants, ça ? Non parce que je te préviens, j'infligerais jamais ça à mes gosses...

- Nate ! Je suis sérieuse ! Parle à ton père.

- Qu'est-ce que tu veux que je lui dise ?

- N'importe quoi. Dis-lui que tu n'es pas intéressé... dis lui que tu me trouves moche.

- Tu veux que je lui mente ? T'as pas un truc un peu moins crédible en stock ? Sérieusement, Lily, même un aveugle te trouverait jolie.

- Bien essayé le coup de la flatterie, garçon. Clarifie quand même les choses avec les parents. Si on emménage ensemble à la rentrée, je veux qu'il n'y ait d'ambiguïté pour personne.

Nate ne me répond pas immédiatement. Bruissement de tissu. Boucle de ceinture qui cliquette. Un rapide calcule horaire dans ma tête et je comprends qu'il est en train de s'habiller pour aller au "travail".

- N'oublie pas la cravate, je ne peux pas m'empêcher de lancer parce que je sais à quel point il déteste cet accessoire.

- Ce serait si grave ? m'interroge-t-il soudain.

- Quoi ? Que tu n'en mettes pas ? Un peu, c'est plus professio...

- Que les gens pensent qu'on finira ensemble.

J'hésite, prise de court, retire un bracelet mauve de mon poignet, le tord autour de mes doigts pour en faire une étoile, puis le signe infini.

- Grave, non. Dérangeant, oui.

- Pourquoi dérangeant ? insiste-t-il d'une voix presque égale.

Presque. Je n'arrive pas à analyser la pointe de ressentiment qui s'incruste dans son ton comme ces dérangeants morceaux de cornichons que les serveurs de fast-food glissent dans les hamburgers. Je donnerais n'importe quoi pour voir son visage. 

- T'es vexé ? je diagnostique. Ne fais pas le bébé, Nate. Tu verras, à la fac, toutes les filles tomberont amoureuses de tes beaux yeux. En plus, les filles de Miami sont super jolies. "Fit" et bronzées, comme celles des magazines que tu cachais sous ton matelas, avant, je plaisante.

- J'ai jamais caché de...

- Pas à moi. Bref, tu te trouveras une gentille copine. Pas une Cristina, plutôt une Cindy ou une Mindy. Et plus tard, elle te fera de beaux bébés et tu pourras même leur donner des noms de footballeurs.

L'écran de mon portable perd subitement en luminosité, les dernières gouttes de batteries qui s'attardent s'affichent en rouge dans la petite jauge.

- Toi, ce sera quoi ton rôle dans ce scénario ? me demande Nathan sur un ton contrarié et beaucoup trop sérieux pour la discussion légère et plus hypothétique qu'autre chose que l'on est en train d'avoir.

- Je ne sais pas. Je serais... la bonne amie de la famille... et tes enfants m'appelleront "tatie", je propose tout en me demandant comment la conversion a pu déraper à ce point aussi vite.

Étrangement, l'idée que je viens de proposer... cette vision de nos futurs distincts, de nos vies qui finiront indubitablement par s'écarter l'une de l'autre, me fait de la peine. Pire, j'ai l'impression qu'elle me déchire un peu l'âme. C'est comme d'être nostalgique avant l'heure, nostalgique d'une chose que je n'ai pas encore perdue.

Pas encore.

- Ce scénario pue la merde, commente Nate d'une voix ronchonne et même si je ne dis rien, je ne peux pas m'empêcher d'être un tout petit peu d'accord avec lui.

- Qu'est-ce que tu proposes ? Mais parles vite, mon portable est à sec.

- Ok. Qu'est-ce que tu dis de ça ? Toi et moi dans un ranch en plein milieu du Montana. Pas de mères snobs, pas de père trop exigent, pas de Cristina ni de méchants bikers. Juste nous deux. Nous deux, les montagnes, un labrador et quelques poneys.

Je déglutis silencieusement en pressant mes paupières fermées du bout de mes doigts, une boule de la taille d'une balle de baseball coincée en travers de la gorge. Parce qu'évidement que ce plan me plait. Évidemment que j'aimerais pouvoir m'accrocher à Nathan toute ma vie, me blottir dans ses bras pour toujours et m'épargner toutes les angoisses et déceptions de l'existence auxquelles je devrais faire face sans lui. Comme Peter pan et les garçons perdus qui refusent de voir partir leur enfance, je suis terrifiée à l'idée de perdre mon ancre à moi, un jour. Alors, bien sûr que ce futur de rêve m'ébranle le cœur. Mais c'est uniquement de cela qu'il s'agit : un rêve. Aussi beau et doux qu'un conte pour enfant. Aussi peu réaliste aussi. Je le sais. Et je crois que Nate aussi. Seulement aucun de nous d'eux n'est prêt à le formuler à haute voix.

- Et... qu'est-ce qu'on serait tous les deux ? je demande, sceptique, mélancolique, en me laissant finalement glisser contre la paroi lisse dans mon dos.

Je remonte mes jambes contre moi quand je heurte le sol et pose la joue au sommet de mes genoux.

- Je sais pas, Lily. On s'en fout. On serait ensemble, c'est tout. Est-ce que je suis toujours la personne qui compte le plus ? ajoute-t-il après le silence injuste que je lui impose.

- Tu sais bien que oui, je le rassure malgré une brève hésitation que Nate n'a pas pu manquer et pour laquelle je me fustige mentalement.

- Tant mieux, chuchote mon ami comme si parler plus fort risquait de briser la bulle fragile et éphémère de notre utopie.

Je décide de ne pas la faire éclater. Pas ce soir. Pas encore.

- Un berger Allemand, je souffle.

- De quoi ?

- Le chien. Ce serait un berger Allemand.

Serait. Pas sera.

- D'accord, accepte aussitôt Nathan et son sourire ainsi que son soulagement rendent sa voix plus chaleureuse.

Je souris aussi. Un peu tristement, peut-être.

- Je vais devoir y aller. Tu me manques, Lily...

- Tu me manques aussi. Tu n'auras peut-être pas à m'attendre très longtemps, de toute façon. Je ne vais probablement pas tarder à rentrer. Maman m'a demandé de faire mes valises. Elle s'inquiète à cause de Chris.

J'ai l'intelligent réflexe d'éloigner le portable de mon oreille juste avant que le cri de joie de mon meilleur ami ne fasse trembler les haut-parleurs de mon portable.

- Quoi ? Quoi ! C'est génial ! Euh, pas le fait que ta mère s'inquiète ou que ton oncle trempe dans des affaires louches... Je suis content que tu rentres à la maison.

- Je... moi...

Quoi ? Toi "aussi" ? C'est ce que t'allais dire ? s'amuse ma conscience, narquoise, fourbe.

Ma phrase reste en suspens, inachevée, coincée au fond de ma gorge douloureuse et je me tais pour ne pas mentir. Qu'est-ce que c'est, la maison ? Nathan a subitement arrêté de respirer devant mon silence prolongé. Quand il reprend la parole, les mots lui échappent dans une bousculade tourmentée :

- Allez Lily... Tu veux pas rentrer ? On ira se goinfrer de scones au Ledbury. On pourra regarder le dernier Avengers, t'as pas envie de le voir ? J'ai vu le trailer et ça a l'air carrément bon ! On passera la journée à traîner dans le hall du Westfield Mall à inventer des vies aux gens. On refera même l'ArcelorMittal et cette fois, t'essayeras de pas dégueuler. Je suis même prêt à me retaper les premières saisons de Pretty Little Liars, si tu veux...

- Nate...

- S'il te plait, il chuchote, il implore tout près de son portable, à présent. Ça pourrait redevenir comme avant.

- De quoi est-ce que tu parles ? Comme avant quoi ?

Comme avant que je ne remette les pieds sur cette île enchantée et maléfique ? Comme avant que je ne prenne conscience de toutes les choses que je manquais, enclavée dans la tour d'ivoire de ma mère, dans l'effrayant manoir de Gareth, puis dans cet internat déprimant et snob où le jugement condamne et fait office de loi ?

Mon meilleur ami ne m'apporte aucune réponse. Il garde le silence, respire seulement dans le micro. Et dans l'air moite de pluie, je peux presque sentir les non-dits flotter entre nous, ces gouffres d'incompréhension. Ils enflent, nous éloignent avec une efficacité redoutable, bien plus nocifs que les sept mille trois cent vingt-quatre kilomètres qui nous séparent physiquement. Je les entends et je sais que Nate les perçoit, jusqu'à un certain point.

- Rien n'a changé, je m'entête comme pour nous rassurer tous les deux.

- Si Lily. Ne me mens pas. Ne me mens plus, s'il te plait.

- Je ne te mens pas...

- Mais tu ne dis pas tout. On le sait tous les deux.

Je ne nie pas et il soupire comme s'il avait espéré malgré tout, malgré ses certitudes apparentes, m'entendre le détromper.

- Je sais pas ce que tu oublies de m'expliquer... ou que tu ne veux pas m'expliquer, mais c'est plus exactement pareil qu'avant. Tu... changes. Et c'est pas un problème. C'est peut-être même une bonne chose. C'est juste que ça me démonte que tu le fasses sans moi. Je veux être près de toi quand ça arrive, je veux rien louper... Tu vas apprendre à conduire mais j'ai pas envie que tu démarres sans moi et que tu me laisses sur le bas-côté, est-ce que tu comprends ?

- Non, je n'ai même pas mon permis de conduite accompagnée alors...

- Ça n'a rien à voir ! C'est pas ce que je te dis... c'est... merde !

- Qu'est-ce que t'essayes de me dire, Nate ?

Il prend une profonde inspiration, comme lorsque l'on se prépare à plonger sous l'eau pour nous défier à l'apnée. Je nous revois dans la piscine de notre lycée privé pendant la pause déjeuner, avec nos atroces lunettes de mouches et nos bonnets de natation ridicules.

- J'ai... je voudrais...

Mon téléphone rend l'âme sans crier gare dans ma main. L'écran s'obscurcit brutalement, les explications maladroites et confuses de mon meilleur ami sont englouties par le vide. Et moi, je fixe, hébétée, l'appareil endormi sans savoir si je suis soulagée ou frustrée. Égarée ou simplement mélancolique. Je range l'appareil devenu inutile dans la petite poche de mon short avec un profond soupir.

C'est à cet instant et seulement là que je note la différence. Un silence de plomb flotte dans l'atmosphère, écrasant, presque bruyant. Il contamine l'air chimique du garage, le fait peser avec plus de force sur mes épaules. Je n'entends plus la musique des outils, je réalise enfin et le trouble m'envahit. Envolé le son du métal qui s'entrechoque, celui des vis et des boulons qui tournent dans leurs cavités, des perceuses qui vrombissent... Le fin duvet sur mes bras se hérisse sans raison apparente et je tourne la tête vers l'intérieur du bâtiment que les néons de secours verdâtres et crépitants baignent d'une lueur presque inquiétante.

Royce est debout au centre de l'espace. Je l'ai à peine effleuré du regard avec une pointe d'étonnement que le sien m'aspire, me digère. Tout au fond, un éclat dangereux les fait vriller. Les yeux du mécanicien, braqués sur moi avec l'intensité de deux torches enflammées... de deux piques de glace, ne lâchent pas prise une seule seconde. Ils sont fixes, aussi immobiles que le temps qui semble s'être soudain figé. Comme si le sablier qui égraine notre sursis sur Terre s'était brusquement bouché sous l'afflux de sable. Je scrute les traits du mécanicien, sur mes gardes. Son visage est un masque de froideur sous tension. La moindre de ses lignes est tellement crispée que je m'attends à voir la façade éclater d'une seconde à l'autre.

Mue par un irrépressible instinct, je me redresse, les épaules un peu raides et les mains pressées contre le sol pour me donner l'impulsion. Il a dû se passer quelque chose, je réalise en fronçant discrètement les sourcils. Forcément. J'ai manqué un détail, je réalise quand mon attention trébuche sur deux énormes poings contractés. Il les sert tellement fort que les veines couleur lilas qui serpentent sur ses avant-bras saillent violemment. Je me remets debout avec une prudence qui me semble ridicule, mais que mon corps m'impose malgré tout. Même Rambo semble avoir perçu une différence parce qu'il s'est relevé sur ses quatre pattes et trottine nerveusement autour de son maître. Ce dernier l'ignore.

- Royce ? je chuchote sans trop savoir pourquoi en esquissant un pas hésitant vers le fond du garage.

Un pas de plus vers le fauve.

Là, tendu, à l'affût, avec cette lueur sauvage et inquiétante qui se consume dans son regard, on croirait voir la version humaine d'un félin contrarié.

- Est-ce que tu es encore en colère ? je tente devant son mutisme angoissant.

Seul le crépitement dérangeant des vieilles LED me répond. Royce ne fait pas mine de vouloir parler, ses lèvres sont pressées l'une contre l'autre en un trait amer. Je mordille la mienne en arrivant à son niveau, le cœur bourdonnant. À présent je suis réellement inquiète.

- Si c'est à cause de la question... parce que tu ne veux pas y répondre, ce n'est pas si important... On peut dire que j'ai perdu, je propose à mi-voix en espérant le ranimer.

Pendant un moment qui s'éternise, je n'obtiens rien de plus que la morsure polaire du silence. Ce monstre qui palpite furieusement, se vautre dans le malaise ambiant. Puis Royce le déchire brutalement de sa voix grave comme le son d'un violon furieux.

- Tu pars, il lâche soudain dans un calme tranchant, le visage impassible malgré la tension qui s'évade par ondes de tous ses pores.

Ce n'est pas vraiment une question. Je cligne des yeux, indécise, pour me donner le temps de penser. Est-ce qu'il fait référence à ma conversation téléphonique, à mon départ imposé que j'ai évoqué avec Nathan ? Il a entendu ?

Ou écouté ?

- Peut-être. Probablement, je réponds après une brève hésitation en essayant de décrypter en vain quelque chose, n'importe quoi, sur son visage impénétrable.

Royce ne dit rien. Sa veine frontale bat spasmodiquement. Je poursuis pour ne plus laisser de place au silence.

- C'est ma mère qui a décidé ça tout à l'heure, pendant le dîner. Elle dit que je ne suis pas en sécurité ici... à cause de Chris. Elle ne veut pas que je reste. En fait, elle ne voulait même pas que je vienne. Et puis Chris... il s'est aussi rangé à son avis, alors...

Je hausse les épaules pour masquer mon abattement. Chris et Victoria ne changeront pas d'avis, je le sais. Ces deux-là font partis des personnes les plus intransigeantes, les plus butées que je connaisse.

- Tu veux partir ? m'interroge froidement Royce et ses yeux me toisent avec une brutale intensité.

- Ce que je veux n'a pas vraiment d'importance et...

- Est-ce que oui ou non t'as envie de te tirer ?

Sa voix d'ordinaire si calme, si bien contrôlée, claque et fend l'air comme un coup de fouet.

- Non.

Son torse massif perd subitement du volume, comme s'il venait d'expulser le soupir qu'il y gardait prisonnier.

- Et ? insiste-t-il sur un ton légèrement moins cassant.

- Et quoi ?

- T'es majeure que je sache.

- Ça ne veut rien dire, je soupire avec frustration. Je ne peux pas lancer ma majorité sur le tapis juste quand ça me chante. Je ne suis pas indépendante, je vis chez mon oncle et c'est ma mère qui assure ma consommation et mes études. Je trouve que les autres jeunes oublient ça un peu vite quand ils clament haut et fort qu'ils ont dix-huit ans, donc qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Je ne peux pas faire ce que je veux, moi. Je peux donner mon point de vue et essayer de négocier, mais je n'aurais pas le dernier mot.

Je me tais, un brin essoufflée par mon argumentaire, tout en me demandant si je me suis convaincue moi-même. Royce ne trouve rien à m'opposer. Ou alors si, mais il n'en voit pas l'intérêt. Il ne se donne même pas la peine de me répondre. L'échine légèrement courbée, il scrute le sol, l'air absorbé dans ses pensées, cette pièce secrète et barricadée dont il est le seul à avoir accès.

- Quand ? demande-t-il d'une voix blanche, désertée de toute émotion.

Il pose la question sans lever les yeux comme on lâche "sushis ou thaï ?", le visage neutre et le corps tendu comme le paradoxe ambulant qu'il est parfois.

- Demain, après la réception normalement. En fin d'après-midi ou le soir, je ne sais pas, ça dépendra des vols disponibles, je lance, la gorge en feu, sans parvenir à croire que cela va réellement arriver.

Je vais partir.

Je vais vraiment partir.

Un rictus austère tord étrangement les lèvres charnues du mécanicien alors qu'il se pince l'arrête du nez, paupières closes. C'est le semblant de sourire le moins joyeux que j'ai jamais vu. Ses narines frémissent. Quand il m'offre à nouveau l'accès à son regard, je chute dans le puits sans fond de ses pupilles d'encre. Les eaux y sont froides et troubles, comme une houle épaisse et mouvante qui engloutit les cadavres et les dissimule aux yeux du monde. Une brise polaire souffle à la surface et je frissonne malgré moi.

Démunie, je romps le contact visuel et soustrais mon regard au sien. C'est comme ça que je remarque ses mains et le tremblement peu discret qui les agite. Elles frémissent presque convulsivement le long de ses hanches. Quand il s'en rend compte, il serre brutalement les poings pour les rouvrir et les refermer plusieurs fois à la suite. Ses bras tatoués se contractent en rythme. Rambo se met à japper, puis aboie carrément dans la quiétude étouffante du hangar.

Sans réfléchir, je fais un pas de plus vers le mécanicien. Celui de trop. Sa paume tendue s'érige vivement en barrière alors qu'il secoue la tête pour m'empêcher d'approcher. Puis Royce me contourne et tourne les talons. Il s'éloigne d'une démarche rapide, presque pressée. Complètement perdue, je lâche un minuscule " où est-ce que tu vas ? " qui demeure sans réponse. Je le regarde sortir son paquet de cigarettes de son jean sans s'arrêter. Finalement, c'est lui qui disparaît sous la pluie affaiblie. Sa puissante silhouette est rapidement effacée par le rideau de gouttelettes et je le perds de vue, le cœur en apnée.

Comme une imbécile, je reste plantée sur place à fixer l'endroit où il s'est envolé, les yeux écarquillés d'incompréhension et les bras ballants. Soufflée par la tension qui imprègne encore l'air de ses vibrations furieuses, je me laisse mollement glisser sur le premier substitut de siège que je trouve : un énorme pneu visiblement crevé qui traîne au milieu du bâtiment encombré. En cet instant, je me fiche pas mal que la saleté du caoutchouc s'incruste sur mes vêtements, mon esprit tourmenté par les doutes a bien plus urgent à gérer. Un Rambo agité s'empresse de me rejoindre pour poser sa truffe un peu humide sur ma cuisse.

Quand j'effleure sa gorge poilue d'une caresse, son regard chocolat semble presque m'interroger avec cet éclat intelligent qu'ont les prunelles de chiens.

- Je ne sais pas ce qui lui prend non plus, je chuchote plus pour moi que pour le Berger-Allemand.

Je ne sais pas. Je ne sais jamais rien quand il s'agit de Royce. J'avance à tâtons dans le noir, comme un aveugle privé de sa cane.

Avec un soupir affecté, je me recroqueville pour poser la joue sur le sommet du crâne de l'animal. Rambo se tient tranquille et m'accorde cette lubie sans broncher. Sa chaleur agit comme un remontant, les battements irréguliers de mon cœur semblent se stabiliser. Je prends une grande inspiration et emplis mes poumons malmenés des relents chimiques mordants qui imprègnent l'oxygène de ce garage et qui ont fini par devenir une odeur rassurante malgré moi.

Et l'attente commence, épuisante, interminable. Angoissante.

Quand je n'en peux plus de compter les crocodiles, quand mes reptiles numériques se lassent de me servir de repère, j'essaie de m'occuper l'esprit autrement. Je songe que j'ai un peu soif, mais que je préfère mordre dans un cactus que quitter ce garage sans m'être assurée que mon mécanicien va bien. Ou du moins, qu'il ne va pas plus mal que d'ordinaire. Je récite mentalement les dix-neuf chiffres après la virgule que je connais du nombre pi. J'envisage un plan d'évasion abracadabrant pour échapper au programme de ma mère et de Chris. Je me désole de ne plus pouvoir aider Waneta.

Puis mes pensées retournent d'elles-mêmes vagabonder vers leur lieu préféré : Royce. Je me demande comment il compte s'y prendre pour fumer sous la pluie. Et je me repasse en boucle sa réaction. J'essaye d'y trouver une explication logique qui ne soit pas l'hypothèse risible et fleur bleue à souhait que ma Lily intérieure la moins futée essaye de me faire avaler depuis dix minutes. Cette Lily-là a un cœur en forme de guimauve toute molle et toute dégoulinante. Elle refuse de périr malgré toutes les désillusions qui auraient dû la mettre à terre depuis longtemps. Cette Lily-là n'est pas fiable pour un sou, ses raisonnements sont biaisés par l'affligeant optimisme fleuri qui gangrène ses déductions.

Parce qu'il est strictement impossible que le mécanicien ait aussi mal réagi à cause d'une chose aussi insignifiante que mon départ imminent, je me raisonne amèrement. Non, ça n'aurait pas le moindre sens. Depuis le tout début, depuis que cette lutte acharnée contre mes propres sentiments a débuté au fond de ma conscience, depuis que je reviens à la charge comme l'enfant trop têtue que j'ai dû rester... le mécanicien n'a jamais spécialement recherché ma compagnie. Il s'est contenté de la tolérer, parfois. Rien dans son comportement ne laisse deviner quelque espèce d'attachement à mon égard. Il me supporte, je le distrais tout au plus. Dans le meilleur des cas, je titille sa curiosité par mes différences flagrantes avec les membres de son cercle habituel.

Non, c'est forcément autre chose, je conclue en faisant de mon mieux pour ignorer la pointe blessante de la déception me cisailler la poitrine de l'intérieur. Pour ne plus y penser, je laisse ma playlist mentale emplir mon cerveau surmené. Je lance le dernier hit de Dua Lipa, passe en yaourt les paroles dont je ne me souviens plus. Rambo s'est couché à mes pieds, le museau appuyé sur la pointe de mes baskets. J'ai le temps "d'écouter" six chansons avant que Royce ne reparaisse enfin dans l'ouverture du garage, immense et légèrement trempé.

Je mets The Weeknd en sourdine et me redresse en sursaut quand les bras de mon mécanicien apparaissent pour soulever le store métallique. Je scanne ses traits avec attention dès que la lumière maladive consent à effleurer son visage tout en angles sévères et en ombres. Il ne parait plus aussi crispé, seulement fermé... ou résigné. Je ne sais pas. De toute façon, je ne sais jamais vraiment avec lui.

Ses yeux ne se posent pas une seconde sur moi, ils errent quelque part dans l'air quand il traverse le garage. Il ne s'arrête pas pour incliner la tête en arrière et porter à ses lèvres la canette de bière sur laquelle ses doigts sont crispés. Il descend trois longues gorgées en l'espace d'une seconde. Quand il arrive à mon niveau, il dépose une bouteille de thé glacé tout près de moi sans m'accorder un coup d'œil. Bien que je ne me sois pas du tout attendu à cette charmante et surprenante attention, ce n'est pas ce geste qui me tire un glapissement de surprise. J'entrouvre les lèvres pour expulser un souffle choqué quand je tombe sur les mains méchamment égratignées de Royce, sur ses jointures à peine cicatrisées qui saignent à nouveau.

Il lève enfin les yeux vers moi, son regard terne me met froidement au défi de commenter. Je n'en fais rien, je me contente de le dévisager tristement en me demandant quel mur ou quel meuble a encaissé ce choc, en me demandant dans quel étrange contexte cogner son poing contre une surface dure au point d'en saigner peut être apaisant. Douloureux à vous en faire monter des larmes de crocodile, d'accord. Mais apaisant ?

Royce passe son chemin et m'offre la vision de son dos musclé lorsqu'il se plante pour la centième fois devant cette pauvre Mustang. Je dévisse en silence le bouchon de ma bouteille et avale une petite lampée d'Ice Tea pour humidifier mon gosier déshydraté. Le liquide frais et sucré me fait un bien fou.

Il s'est glissé sous le véhicule après avoir jeté sur le béton une bassine vide qu'il positionne correctement du bout de sa botte. Je l'observe en silence trifouiller le ventre de la voiture jusqu'à ce qu'à ce qu'un liquide sombre se mette à fuir dans la cuvelle, éclaboussant au passage les doigts du mécanicien indifférent. Quand le flux se tarit, il rebouche l'orifice et retourne se positionner près de l'endroit où feu la roue était accrochée.

J'avale une nouvelle gorgée de ma boisson. Il faut bien dix minutes à la trouillarde que je suis pour trouver le courage d'ouvrir la bouche et de rompre le silence religieux qui a pris ses aises.

- Je peux te passer les outils, si tu veux, je propose d'une toute petite voix en le voyant se pencher à plusieurs reprises pour fouiller dans sa caisse fourre-tout.

La réponse fuse et tranche, sans appel.

- Non, lâche-t-il d'une voix blanche sans se retourner.

Le silence est encore pire que celui qui faisait bourdonner mes oreilles avant que je ne parle. Je n'insiste pas, légèrement démoralisée, mais Royce s'immobilise soudain. Ses épaules montent et descendent quand il prend une brusque respiration. L'échine courbée, il reste un moment immobile à fixer le sol ou ses bottines. Quand il pivote pour me regarder, ses traits sont moins hostiles, ses yeux moins acérés.

- Ok, passe-moi le pied à coulisse, demande-t-il alors en s'adossant à la voiture voisine, bras croisés sur son torse de super héros.

Surprise, je me redresse comme un ressort et m'accroupis près de la caisse qui gît à quelques mètres de ses chaussures pour fouiller dedans, motivée. Attendez, il a dit quoi, déjà ? Pied à coulisse ? À quoi est-ce que ça peut bien ressembler ce machin, je m'interroge à toute allure en écartant de la main plusieurs objets métalliques difformes. Je n'en vois aucun qui ait une forme de pied, ni de près, ni de loin.

- Euh...

- Douille à bougie ? bifurque Royce en haussant les sourcils et je devine qu'il fait un effort pour reléguer sa subite mauvaise humeur en arrière-plan et ne pas se montrer trop désagréable gratuitement.

- J'ai... des clefs à molettes ? je lui propose avec un sourire contrit en brandissant deux des rares outils que je reconnais.

- Mâles ou femelles ?

- Hein ?

- Les clefs.

Depuis quand les clefs à molettes ont des sexes ? Je fixe les deux miennes avec une moue concentrée.

- Je euh... je ne suis pas sûre...

- Pince multiprise ?

Ha !

-Facile!

Une pince, je sais ce que c'est ! J'empoigne par ses branches l'outil rouge qui me fait de l'œil dans le bazar et me relève. J'en fais claquer les lames l'une contre l'autre avec un petit sourire victorieux sur lequel Royce semble s'attarder avec un air sombre qu'il s'empresse de ravaler. Il se détache du véhicule pour réduire la distance qui nous sépare en trois pas.

- Non, ça, c'est la pince coupante latérale. File-moi ça avant de t'arracher un doigt, lance-t-il en me reprenant l'outil qu'il balance négligemment dans la malle avant d'approcher davantage.

Je ne recule pas. De toute façon, je n'ai nulle part où aller, j'ai le dos presque collé à l'arrière-train d'une Dodge écarlate. Quand j'y jette un bref coup d'œil par dessus mon épaule, la peinture flamboyante de la carrosserie m'évoque un smoothie aux fruits rouges. Royce est à nouveau tout près de moi, comme tout à l'heure sauf que ça n'a plus rien à voir. L'ambiance n'est plus la même, ses yeux n'ont plus rien de joueur.

Je lève le menton pour le regarder en face et il baisse le sien pour me regarder en face. Ses lèvres se pincent en bas de son visage renfrogné. Ses prunelles en titane s'agrippent aux miennes et me privent de souffle une minute entière. Quand elles me libèrent, je baisse les yeux et coule le plus discrètement possible un regard chagriné à ses mains abîmées. Je me demande si c'est très douloureux, je me dis que ça doit piquer fort.

- T'occupe pas de ça, grogne Royce en comprenant ce que je fixe avec attention.

- Ça fait mal ? je ne peux pas m'empêcher de le questionner.

Le regard du fauve s'adou... se "dédurcit" notablement et il m'offre une version un peu terne et un peu forcée du rictus que j'aime.

- J'ai connu pire.

Et sans prévenir, sans me laisser l'occasion de réfléchir à ses dernières paroles, ses grandes mains chaudes empoignent mes hanches et il me soulève sans efforts apparents pour me déposer sur le coffre de la Dodge. Elles laissent deux traces sombres sur mon short en coton, mais il ne les écarte pas. Il reste là, légèrement penché en avant, les coudes et les avants bras appuyés sur la voiture, les doigts sur ma taille. Les miens de doigts se mettent à trembler un peu sur mes genoux.

Rebelote. Mon cœur qui s'emballe et cogne comme un fou. Mes poumons qui se dilatent pour accueillir l'oxygène avec précipitation. Le sang qui bout avant d'affluer dans mon visage. Royce ne parle pas, il se borne à me dévisager avec une intensité qui fait courir des frissons le long de ma colonne vertébrale. L'espace d'une très brève seconde, peut-être moins, ses traits semblent se chiffonner, déformés par quelque chose qui m'échappe comme toutes ses pulsions et humeurs. Il se reprend toutefois rapidement et son visage se détend pour ne laisser qu'une petite ride verticale entre ses sourcils. Une ride que je m'interdis formellement d'aplatir du bout des doigts.

Mais mes doigts se fichent comme de leurs premières mitaines de mes proscriptions. Ils se dressent d'eux-mêmes, sans mon assentiment, pour effleurer le léger pli sur le front de Royce. Ce dernier me fixe avec une pointe d'étonnement. Je la remarque parce qu'elle jure franchement avec son indifférence. Le pouce sur sa peau, j'entreprends de lisser la petite ride. Quand c'est fait, je retire ma main, gênée.

Les halètements de chaleur de Rambo. Le clapotis de la pluie, celui de mon cœur.

Un truc à dire, et vite...

- Au fait, je suis désolée pour la façon dont s'est comportée ma mère avec toi, tout à l'heure, je lance pour rompre le silence en me rappelant le manque flagrant de respect que lui a montré ma génitrice en fin d'après-midi.

Royce hausse une épaule, indifférent. L'une de ses mains s'est détachée de moi et son index crochète le petit nœud à l'avant de mon short. Ma salive passe de travers et j'ai soudain quelques difficultés respiratoires.

- Elle dirait quoi à ton avis, si elle savait que sa petite princesse passe la nuit dans un garage ? demande Royce, moqueur, sans cesser de jouer avec les liens de tissu près de mon ventre comme si de rien n'était.

Moi je frissonne, je crois que j'ai de la fièvre.

- Hein ?

C'est tout ce que je parviens à articuler, embourbée dans la matière cotonneuse et balbutiante qu'est devenue ma cervelle. Royce lève un sourcil et le coin de sa lèvre remonte imperceptiblement.

- Ta mère. Si elle te voyait en ce moment, qu'est-ce qu'elle dirait ?

Pas grand-chose. Elle ferait sûrement une réflexion sur l'état inacceptable de mes vêtements, mais c'est tout. Je suppose que Royce s'imagine qu'elle s'offusquerait de ma présence ici. Il se l'imagine peut-être en mère surprotectrice et il la voit faire un mini infarctus avant de se faire de l'air avec un éventail. La dernière partie serait bien son style, je le reconnais. Pour le reste il se trompe. Maman se fiche pas mal de savoir où je passe mes nuits et avec qui. En plus, elle penserait que je m'applique à suivre ses "conseils".

- Elle serait probablement satisfaite... pour une fois, je marmonne en réponse, un tantinet acide.

Le mouvement de ses doigts près de l'élastique de mon pyjama s'interrompt et je peux à nouveau respirer correctement.

- Je crois pas, non, me contredit Royce.

Je hausse les épaules, fixe les mèches brunes humides de sueurs et de pluie au sommet de son crâne, puis ses sourcils fournis et bien taillés par la nature. Je tombe une seconde sur ses prunelles scrutatrices et il ne m'en faut pas plus pour commettre une bourde.

- C'est ce qu'elle a dit en tout cas, je lâche juste avant que ma conscience ne me colle un morceau d'adhésif invisible sur les lèvres.

Tu vas la fermer, oui ?

Désolé... c'est ses yeux aussi, impossible de leur ment...

Lily! Tu la fermes, un point c'est tout !

- Quoi ? m'interroge mon mécanicien, le regard presque curieux, et comme il s'est rapproché en parlant, je n'ai pas d'autres choix que de le regarder dans les yeux.

Ses yeux tout gris, tout gris.

- Rien qui vaille la peine d'être répété.

- Balance quand même.

Non, non, non !

- C'est vraiment nul, je le préviens.

Lily, bon sang...

Attentif et silencieux, Royce attend patiemment la suite. J'hésite à la lui donner. L'embarras m'enchaîne mais, en même temps, il y a de fortes chances pour que j'aie le nez contre un hublot demain, à la même heure, alors...

- Elle... finalement, elle croit que c'est une bonne idée que je te... côtoie, je l'informe en baissant le menton pour lui dissimuler mes joues qui s'échauffent.

Je m'attarde une seconde sur son jean brut usé jusqu'à la corde mais, n'y tenant plus, je relève presque aussitôt la tête pour percevoir sa réaction. Elle vaut le détour. Royce scrute mon visage, circonspect, les traits froissés de concentration et la bouche entrouverte, comme s'il attendait la chute de la blague. Sauf qu'il n'y en a aucune.

- Pourquoi ? demande-t-il, visiblement effaré, quand il le comprend.

Je hausse encore les épaules et balance les jambes dans le vide sans réfléchir pour endiguer mon malaise. Je m'arrête aussitôt, confuse, quand la pointe de ma basket rencontre brutalement le tibia de mon mécanicien. Je lui adresse une grimace d'excuse qu'il ignore complètement, concentré qu'il est sur mes lèvres d'où il attend de voir sortir mon explication.

Quel est l'imbécile qui a mis ce sujet sur le tapis ?

Ah, ça me revient...

J'ouvre la bouche plusieurs fois sans être sûre de vouloir me lancer là-dedans. Royce, qui a finalement posé ses mains à plat sur le coffre, m'encourage d'un bref hochement du menton.

- Elle me trouve coincée, j'énonce alors comme l'évidence qu'il aurait pu saisir de lui-même. Parce que je ne sors jamais avec aucun garçon... que je ne m'intéresse pas vraiment à eux... Enfin, tu l'as bien entendu tout à l'heure.

Ma mère lui a déjà fait le topo, dans la cour. Les deux sourcils bruns se froncent brusquement sur les yeux plissés d'incompréhension du fauve.

- Et donc... sa solution, c'est que tu traînes avec moi ? Ta mère veut que tu traînes avec moi ? il répète en insistant sur le mot "mère", comme sidéré qu'elle ait pu me donner un conseil aussi aberrant.

Et encore, il est loin du compte.

Je hoche la tête.

- C'est ce qu'elle t'a dit ?

Euh...

- En quelques sortes... oui, c'est à peu près ça, j'acquiesce avec un temps de retard en détournant les yeux.

Il se redresse, de toute évidence interpellé par mes paroles pourtant neutres. Quand il se penche en avant, mes genoux pressés contre son ventre, c'est pour m'ausculter avec une plus grande attention.

- Ça veut dire quoi "à peu près" ?

Approximativement. Environ. Presque. Quasiment.

Je concentre toute mon attention sur le bric-à-brac d'outils qui s'entassassent dans la caisse au sol et m'atèle à inventer des noms à chacun d'eux pour m'empêcher de rougir et de me trahir par la même occasion.

Le "tournepince" parce que ça ressemble à un tournevis avec une toute petite pince au bout.

- Eh bien... elle ne l'a pas formulé exactement en ces termes, je concède en essayant sans grand succès d'imiter le ton neutre qu'il utilise en général. Mais bon, ça revient au même.

La roulette à pizzas électrique parce que... eh bien, ça ressemble à une roulette à pizzas géante, mais avec un fil électrique. Je suis toutefois sûre à quatre-vingt-dix-neuf pour cent que ça ne sert pas à découper des pizzas.

Je me focalise de toutes mes forces sur l'outil, mais c'est trop tard. Je sens déjà une chaleur suspecte remonter le long de mon cou. Surtout, ne pas regarder Royce. Elle envahit mes oreilles, fait brûler leurs pointes. Surtout, ne pas penser à Royce. Elle grignote du terrain vers mon visage, enflamme mes joues. Par-dessus le marché, je me mets à gigoter.

Et mince...

- Lily...

La termina-perceuse parce qu'on dirait une perceuse mais que je vois mal dans quel contexte cet énorme engin pourrait servir en dehors de Terminator.

- Hum ?

Par contre, je ne sais pas du tout à quoi sert l'instrument jaune muni d'un câble électrique qui semble à mi-chemin entre un fer-à-repasser et une agrafeuse sans ressembler vraiment ni à l'un ni à l'autre.

- Est-ce que ta mère t'a demandé de coucher avec moi ?

 Il a posé la question d'une voix grave, mais moins que son visage.

Seigneur !

Adios, me salue ma conscience en collant deux doigts contre sa tempe.

J'avale ma salive de travers avant d'essuyer mes paumes contre mon short et, à ce stade, elles ne sont plus moites mais mouillées.

- C'est pour quoi faire cet outil, là ? je lance finalement dans l'espoir vain de faire diversion en désignant du doigt l'agrafeuse à repasser.

C'est un échec total. Royce ne se retourne même pas pour voir de quoi je parle, son regard métallique me troue le front. Enfin, plutôt la tempe parce que je lui offre mon profil, résolue à ne pas le regarder en face. Mais lui se fiche visiblement de mes résolutions parce qu'il agrippe ma mâchoire pour m'obliger à l'affronter, à bout de patience.

Qu'est-ce que c'est que cette manie d'attraper les gens par la mâchoire comme ça ? Je me demande s'il fait ça aux autres ou si ce "privilège" m'est réservé. Je l'imagine un instant saisir un Hunter récalcitrant par le menton pour le gronder et un gloussement nerveux et malvenu passe la barrière de mes lèvres. Je mords l'une d'entre elles et m'exhorte au silence sous le regard sérieux de Royce.

- Est-ce que c'est ça ?

Vaincue, je hoche la tête dans sa main. Je ne sais pas comment il tient, je m'empourpre tellement en confirmant ses soupçons que me joues doivent lui brûler le bout des doigts. Royce me relâche enfin et recule d'un pas, une main toujours arrimée au coffre de la Dodge. Il a le menton baissé et le regard rivé au sol en béton. Un ricanement rauque, acide ou incrédule, lui échappe. Puis sa bouche mime un "waouh" silencieux et estomaqué.

- Pourquoi ?

Il demandé ça en rivant à nouveaux ses prunelles acérées comme des barbelés aux miennes.

Bon. Je suppose que je ne suis plus à ça près. Et puisque la minute semble aux confidences... Je me figure à nouveau avec une pointe de douleur crue les valises qu'il ne me reste plus qu'à remplir et le hublot contre lequel je pleurerais probablement mon chagrin demain. Je m'autorise un nouveau haussement d'épaules "nonchalant" tout en me promettant que ce sera le dernier de la nuit et la vérité quitte ma bouche d'une voix lasse, un peu effacée.

- Elle a dit que ça attirerait ton attention. Enfin, elle parlait de toi mais je suppose que le conseil s'applique aux hommes en général, mais est-ce qu'on peut changer de sujet, s'il te plait ?

J'aurais mieux fait de me taire. À présent, en plus d'être choqué, Royce m'a l'air définitivement énervé. Le petit muscle bat furieusement sous la peau de sa mâchoire et ses narines frémissent comme lorsqu'il s'emporte. Il se contient toutefois. Il ne demande pas non plus dans quel espèce de contexte je me suis retrouvée à discuter de lui avec ma génitrice, ni ce qui a pu laisser penser à cette dernière que j'ai envie d'attirer son attention à lui.

- Ta mère raconte de la merde, siffle-t-il d'une voix dangereusement basse. C'est pas du tout comme ça qu'on plait aux mecs !

Hum.

Je ne le contredis pas, hors de question de m'engager sur ce terrain là. Après tout, je n'ai pas la prétention de savoir ce qui "plait aux mecs".

- Ok, je lâche simplement, un brin sceptique, sur le ton du "si tu le dis".

- Je suis sérieux. T'as pas besoin d'écarter les jambes pour plaire à un type. T'entends ce que je te dis ?

- J'entends ce que tu me dis.

Royce n'a pas l'air convaincu par ma réponse. Comme si ce n'était pas assez gênant avec le demi mètre de distance qui nous sépare, il faut qu'il s'incline vers moi pour se mettre à mon niveau, son visage sévère à quelques centimètres du mien. Je me concentre sur la petite cicatrice sur sa joue pour esquiver ses yeux foudroyants.

- Fais jamais ça pour "attirer l'attention" de quelqu'un, il insiste comme pour s'assurer que j'ai saisi le message qu'il ignore parfaitement inutile. Peu importe le mec qui finit par te taper dans l'œil, laisse le trimer à mort.

La question me brûle presque littéralement la langue. Je colle cette dernière à mon palais pour empêcher l'interrogation de sortir. Je la lance quand même sur un coup de tête, sans même prendre le temps de me demander ce qu'elle risque de révéler à propos de la personne qui m'a "tapé dans l'œil".

- Tu parles de toi ou des autres garçons ? je demande.

Royce recule le menton, surpris. L'étonnement est rapidement remplacé par la tension. Son regard me sonde sombrement et il crispe les mâchoires.

- Je parle pas de moi.

C'est peut-être le sommeil que je m'échine à repousser, le clapotis incessant de la pluie ou l'odeur musquée de Royce qui m'abrutit. À moins que ce soit la pensée de mon départ imminent qui me fasse pousser des ailes. Quoi qu'il en soit, je m'entends rétorquer effrontément:

- Pourquoi pas ?

- Parce que. Je suis sur le banc, pas sur le terrain. J'ai rien à faire dans cette discussion.

Evidemment, je songe amèrement et le retour à la réalité a un gout de beurre rance. Je baisse illico le nez, approche le menton de mon sternum et fixe mes genoux. Royce soupire, probablement exaspéré d'apprendre que je n'ai pas encore lâché l'affaire en ce qui le concerne. Quel piètre portrait désespéré et désespérant je dois renvoyer. "J'ai rien à faire dans cette discussion", a-t-il dit. Ce qu'il ignore, c'est que sans lui, la discussion n'a même pas lieu d'être.

Il ne veut pas de moi.

Cette vérité martèle durement, cruellement l'intérieur de mon crane au rythme de mon sang qui pulse et bouillonne. Il ne veut pas de moi. Mes pensées prennent un tournant encore plus affligeant quand je commence à me demander ce qui il veut. Quand je commence à les visualiser. Les autres. Les blondes, les brunes et les rousses. Celles qui l'ont eu de tout plein de façons. Qui l'ont eu d'une manière que je ne peux que vaguement imaginer. Comme un puzzle dont il manquerait quelques pièces. En principe, je m'interdis formellement d'y songer parce que je pressens les affres de douleurs, toutes proches, dans lesquelles ce genre de réflexions peuvent vous plonger.

Là, je le fais quand même. Je les visualise plus nettement que jamais. Ces filles sans visages mais plantureuses, entreprenantes et sensuelles au possible. Et je les déteste. Je les envie et je les hais. Je ne les connais pas mais ça n'a pas la moindre importance. Je les déteste toutes au point d'avoir envie d'en pleurer ou d'en vomir. Je ne fais ni l'un ni l'autre, évidemment. Je me borne à ruminer cet abject sentiment qui vous mine et vous enlaidi l'intérieur malgré vous, les poings serrés sur mes cuisses à m'en faire mal aux doigts.

Deux grandes mains fermes s'emparent des miennes et m'obligent doucement à les rouvrir.

- Qu'est-ce que t'as ? questionne Royce en effleurant du pouce les traces en demi-lunes qu'ont laissées mes ongles à l'intérieur de mes paumes.

Je ne réponds pas. Il est déjà assez réfractaire à toute idée de proximité lorsqu'il s'agit de moi, inutile de l'effrayer en lui faisant voir l'ampleur des dégâts. À la place, je m'empêtre toute seule dans mes délires. Quand les doigts chauds du mécanicien effleurent distraitement l'intérieur de mon poignet, quand leur pulpe un peu rugueuse trace un sillon brûlant sur ma peau, je me demande si les autres ressentent pareil lorsqu'il les touche. Les visions suivent. Mon cerveau un peu dérangé s'empresse de me les fournir sur un plateau d'argent. Je ferme les yeux et plisse fort les paupières pour dissoudre les images de corps enlacés qui gangrènent maintenant mon crâne. Le sien, les leurs...

Et une idée encore pire, une idée empoisonnée, germe sournoisement entre mes deux oreilles. Je me demande si l'une d'entre elles a eu plus. Si l'une d'entre elles l'a eu tout entier. Si l'une d'entre elles a eu ce dont je rêve. Mon cœur s'emballe de douleur rien qu'à cette pensée.

- Lily..., s'impatiente Royce.

- T'as déjà été amoureux d'une fille ?


___________

Salut tout le monde!

J'espère que tout se passe bien pour vous, cours, oraux de français, épreuves de bac, préparations du brevet ou même vacances pour les plus chanceux. Enfin bref, petit message de fin de chapitre pour vous informer que je poste aussi le chapitre 134. Comme vous avez peut-être pu le voir, un bug WP empêchait les commentaires de charger et pour me faire pardonner la dépublication du chapitre 133 tout à l'heure, je vous mets la suite dès maintenant. J'espère que ça vous plaira! ❤

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top