Chapitre 129

Dans la matrice mitochondriale, l'acide pyruvique fixé au départ sur un accepteur subit une série de réactions qui régénèrent l'accepteur initial... qui régénèrent l'accepteur initial... de réaction qui régénèrent l'a...

Argh !

Rien à faire, pour la onzième fois, mes yeux font l'aller-retour sur cette même phrase sans que mon cerveau ne soit disposé à coopérer. Avec un soupir accablé, je cligne des yeux et essaye à nouveau de concentrer mon attention défaillante sur le manuel de biologie appliquée ouvert en face de moi. Il est bien trop neuf et trop peu corné à mon goût. Le pauvre, cela doit bien faire un mois qu'il sommeille sur mon bureau à attendre sans grands espoirs que je l'étrenne.

Allongée à plat ventre sur un coin de pelouse de la propriété, les jambes battant l'air dans mon dos, j'essaye de me distraire en m'avançant sur mes cours futurs. Sans trop de succès pour le moment. Si c'est un aperçu de ce qui m'attends l'an prochain, je peux tout aussi bien changer immédiatement de projet de carrière.

Je deviendrai coiffeuse, j'improvise en délaissant mon cours sur le métabolisme de photosynthèse pour enfoncer ma main dans les entrailles de mon sac à dos panda et en retirer un ourson en gélatine dont je ne fais qu'une bouchée. Ou verbicruciste. Oui je pourrais faire ça, je suis plutôt douée en mots croisés. Non, testeur de toboggan! Ça ce serait vraiment top comme carrière. Mieux : vendeuse de pop-corn à l'entrée d'un cinéma, comme ça, cachée derrière la grosse machine, je pourrais manger d'énormes poignées de maïs soufflé au caramel beurre salé pendant toute la durée des films. Je deviendrai obèse et ma mère ferait un infarctus. Bon pas un vrai infarctus hein... ok, pas d'infarctus du tout, disons plutôt une crise d'urticaire sévère ?

Je cache mon ébauche de sourire machiavélique en enfonçant mon visage entre mes bras croisés. L'odeur du gazon fraîchement tondu emplit mes narines et des brins d'herbes me chatouillent les joues. Distraitement, je lève une main hésitante pour effleurer l'endroit encore un peu douloureux sous mon oreille. Mes doigts rencontrent le pansement que Dallas y a placé il y a une petite heure.

Mes pensées se bousculent aussitôt comme un essaim d'abeilles enfermé dans un bocal, tentant de s'échapper du périmètre de sécurité que j'ai établi dans mon esprit, pour me ramener de force dans cette ruelle sombre. Mais je ne veux plus y retourner, plus jamais. Je glisse une nouvelle fois la main dans mon sac à dos poilu et, dans un bruit de plastique froissé, en ressors un crocodile tout flasque. Sans états d'âme, j'arrache la tête du reptile d'un coup de dents en me concentrant sur le spectacle qui se déroule autour de moi.

Sous mes yeux, une dizaine d'hommes s'affairent sur l'immense pelouse de la propriété pour terminer les préparatifs de la réception de demain. Depuis que je suis installée au milieu de leur chantier, ils ont eu le temps d'installer douze tables, un millier de chaises assorties, une espèce de grand chapiteau ivoire, et plein - tout plein - de drapeaux américains. J'aimerais dire que les étendards volent au vent et font virevolter leurs cinquante étoiles blanches mais on est en pleine canicule floridienne alors le tissu se contente de pendre mollement au bout des piquets.

Vive le quatre juillet, l'Amérique, et toutes ses belles valeurs, je songe en levant les yeux au ciel. Au-dessus de nous, le soleil paresseux de fin d'après midi baille et nous fait grâce de ses dernières lueurs en achevant sa lente chute.

Détournant brièvement mon attention de la petite troupe pour suivre des yeux un papillon égaré, je croise les regards préoccupés de Dallas et Jace près des écuries. Ils sont en pleine conversation et je n'ai pas besoin d'être titulaire d'un diplôme de déduction pour deviner le sujet de leur conversation. Comme pour confirmer mes soupçons, ils se détournent immédiatement et, à grand renfort de froncements de sourcils exagérés et de hochement de tête surjoués, font mine d'être absorbés dans une palpitante discussion qui n'a rien - mais strictement rien - à voir avec moi.

Roulant ostensiblement des yeux, j'agite la main dans leur direction dans un salut plus ironique que courtois. Dès que j'ai mis un pied hors du pick-up tout juste garé de Jace, le texan s'est jeté sur moi. Je ne sais pas qui l'a mis au courant de ce... malheureux contre-temps, mais il l'était, au courant. Et fou d'angoisse aussi. Tout comme le rouquin, Boyd et même Mia, qui n'ont pas cessé de me jeter des regards sombres et angoissés tout le long du trajet comme s'ils s'attendaient à ce que je m'écroule ou... je ne sais pas, que je fonde en larme -encore -, que je me brise comme un morceau de sucre ou que je... je n'en sais vraiment rien.

Quoi qu'il en soit, depuis que je suis rentrée, Dallas ne me laisse plus disparaître de son champ de vision une seconde. Quand j'ai dû monter me doucher, Mia m'a suivie jusque dans ma chambre et, avec la raideur d'un soldat en formation, s'est postée face à la porte de la salle de bain. Comme si je risquais de me faire violemment assassiner en allant toute seule aux toilettes. Quand j'ai fini par sortir, elle n'a presque pas décoché un mot et s'est contentée de m'escorter en bas avant de m'embrasser et de s'en aller prendre son service.

Depuis, je m'évertue à rassurer tout le monde en agissant le plus normalement du monde. Quand je dis tous, c'est... tous ! Tous les employés savent pour ma presque agression et comme les autres, ils me "comblent" de petits coups d'œil chargés d'inquiétude et de pitié. Je les soupçonne secrètement de guetter le contrecoup.

Mais il n'y en aura pas. Je l'ai probablement déjà dit, mais je suis particulièrement douée pour estomper de ma mémoire les événements désagréablement... mémorables. Je les enferme à double tour et je passe à autre chose...

Jusqu'à ce que la nuit tombe...

C'est vrai que la nuit à tendance à déterrer mes cadavres et sortir les squelettes de mon placard. Durant mon sommeil, mes pensées échappent généralement à ma conscience endormie. Mais je n'en suis pas là. Il fait encore jour et, dans cette flaque de lumière orangée que m'accorde le crépuscule, au milieu de tous les hommes baraqués de mon oncle et la bouche pleine de bonbons acidulés, j'ai bien du mal à me convaincre que ce qui est arrivé était vraiment réel. Ce n'est pas pour jouer les braves mais je ne suis même pas un tout petit peu inquiète. Est-ce que je devrais l'être ? Tout compte fait, c'est peut-être moi qui me comporte bizarrement...

Avec un soupir contrarié, je me retourne sur le dos, fermant les yeux et posant la tête sur mon manuel de bio - il faut bien qu'il serve à quelque chose. Je laisse les résidus de soleil me piquer les paupières pendant quelques instants, fouille à tâtons dans mon sac et palpe quelques bonbons à la recherche d'un dragibus - on s'en fiche, ce ne sont que mes microbes. En dégustant la sucrerie, je crispe mon ouïe pour percevoir la mélodie lointaine des vagues. Las. Je n'entends rien d'autre que les voix masculines des employés qui se hèlent les un les autres et les insolentes pétarades d'une moto.

Une moto ?

Je roule à nouveau sur le ventre et prend appui sur mes coudes pour me redresser, aux aguets. Le lève les yeux pile à temps pour voir Royce arrêter son bolide au milieu de la cour dans un léger dérapage. Le cœur battant, j'attends que le brouillard de poussière déclenché par le frottement des roues se dissipe. Lui en revanche, ne patiente pas. Il a à peine coupé le contact de son engin qu'il s'éjecte du siège. Il ne prend pas la peine de relever la béquille et sa pauvre moto s'effondre sur le flanc dans un nouveau nuage de particules.

Le voir me rappelle la façon dont je me suis comportée un peu plus tôt, juste après... l'incident. Quand j'y pense, je ne peux pas m'empêcher de rougir d'embarras. J'ai réagi comme un vrai bébé. Ou une espèce de demoiselle en détresse. Pathétique. Les demoiselles en détresse, c'est clairement dépassé, démodé depuis le Moyen Âge. Et puis... il y a ce que je lui ai dit. Ma quasi-déclaration d'amour. Parce que c'est de cela qu'il s'agissait, n'importe qui avec un minimum de finesse le comprendrait.

Achevez-moi. Sur le moment, dans le feu de l'action, ça m'a paru pertinent, naturel, de lui avouer ça. Mais maintenant... et bien, je me sens assez stupide. J'enfonce une seconde la tête dans l'herbe dans une parfaite interprétation de l'Autruche mais je relève aussitôt le nez pour ne pas rater le passage de Royce. Je me demande ce qu'il a fait depuis le moment ou il m'a déposée dans la voiture de Jace. Une horrible pensée me chuchote qu'il a bien pu aller terminer ce qu'il a commencé avec... cet homme, mais je la chasse aussitôt pour me concentrer sur le mécanicien.

Contrairement à ce à quoi je m'attendais, il ne rejoint pas le garage pour s'y retrancher, mais traverse la cour d'un pas rapide et déterminé pour aller se planter face aux deux palefreniers près des écuries. Je ne sais pas ce qu'il leur dit, sa bouche bouge à peine et ses traits pas du tout. Comme souvent pour les discussions, il est en mode économie d'énergie. J'enfile aussitôt ma casquette de détective - ou fouine, au choix - et comme je ne sais pas encore lire sur les lèvres, je me contente des expressions corporelles.

Plus concentrée sur la scène qui se déroule devant moi qu'un homme devant la NBA, je me débats distraitement avec un emballage de sucette - est-ce que je suis la seule à penser que les emballages de sucette sont trois fois plus efficace que les systèmes de sécurité enfant sur les boites de médicaments ? - sans quitter les trois hommes des yeux un instant.

Dallas et Jace affichent le même air fermé, yeux plissés, lèvres pincées et bras croisés sur le torse. Le premier s'échauffe visiblement si j'en crois le doigt accusateur qu'il brandit vers Royce et les quelques éclats de voix qui me parviennent. Le rouquin pose une main sur son épaule - celle de Dallas, hein ! - pour le calmer, mais gratifie tout de même le mécanicien d'une œillade dégoûtée.

Royce gonfle le torse alors que ses minces réserves de patience s'épuisent à toute allure, je peux presque voir une jauge imaginaire se vider au-dessus de sa tête, mais il reste stoïque. Très raide aussi. Même à cette distance, je peux voir les muscles de son dos rouler sous son T-shirt. Les yeux grands ouverts, j'approche la confiserie de mon visage, rate deux fois la bouche avant de l'enfourner correctement. Framboise.

C'est dans ces moments-là qu'on aimerait avoir des oreilles à rallonge, je râle intérieurement avant de croiser par mégarde le regard de Jace. Il fronce méchamment les sourcils en me surprenant, je hausse innocemment les miens. Il me répond en secouant discrètement la tête. Mais notre échange silencieux a duré trop longtemps pour passer inaperçu et Royce, qui était jusqu'alors concentré sur le sermon de Dallas, se détourne pour suivre le regard du rouquin. Jusqu'à moi.

Je m'aplatis aussitôt sur la pelouse dans une piètre tentative de dissimulation en regrettant que les employés de Chris soient aussi zélés : s'ils n'avaient pas tondu la pelouse avec autant d'application, j'aurais pu me cacher dans les hautes herbes. Avec quelques serpents, certes. Au lieu de ça, je trébuche contre un regard sombre et... juste sombre, Royce est trop loin pour que j'essaye d'analyser son expression.

Malgré la distance, ses yeux me détaillent une seconde avant qu'il ne fausse compagnie aux palefreniers sans prêter attention aux protestations du texan. Ma salive gout framboise se coince quelque part dans ma gorge quand il trace de sa démarche rapide et assurée sans me quitter du regard et... est-ce qu'il vient vers moi ? Zut de zut. Il vient vraiment vers moi, je réalise quand il n'est plus qu'à quelques mètres. À chaque nouveau pas qu'il fait, mon cœur fait un peu plus de bruit. Quand deux grosses rangers noires s'immobilisent à quelque décimètres de mon visage, l'organe est à deux doigts de me jouer un concert de rock.

Je lève le nez et laisse mes yeux escalader deux longues jambes musclées dans un jean déchiqueté mais relativement propre, un torse - musclé aussi - familier encadré par un T-shirt en coton gris foncé et un visage masculin aux traits crispés. Du haut de ses six mètres quatre-vingt - du moins c'est l'impression que j'ai dans ma position - Royce me dévisage avec une attention particulière, cette lueur perplexe à laquelle je n'ai pas eu le droit depuis une semaine, dans le regard.

Il s'est changé, je note en passant sa tenue en revue, soulagée qu'il ait troqué sa chemise tachée de sang par un autre haut. Ses cheveux ébouriffés, légèrement humides, s'égouttent sur son T-shirt et, Dieu merci, ses mains sont impeccables. Je m'arrête une seconde de trop dessus quand l'horrible vision de ses doigts ensanglantés s'impose à mes pensées et il me semble que Royce n'en loupe pas une miette.

Les secondes s'étirent sans qu'il ne prononce un mot, ses prunelles perçantes me scrutent sans rien révéler et ma gorge s'assèche comme à chaque fois que je me trouve trop proche de ce spécimen masculin. La tête basculée en arrière pour ne pas le perdre de vue, je me force à soutenir son regard malgré la force presque surnaturelle qui me pousse à détourner le mien. Quand ma nuque commence à protester, je me redresse sur les genoux dans l'espoir de réduire la monstrueuse différence de taille qui me sépare de Royce en cet instant. Pour ce que ça change. Je cligne des yeux quand les vestiges encore assommants du soleil me brûlent la cornée et le mécanicien réagit enfin.

Avalant d'un dernier pas la distance qui nous sépare, il s'accroupit face à moi, le buste légèrement incliné en avant et les bras appuyés sur ses genoux. On a beau être en plein air, sa présence aspire tout l'espace au point que je ne pense plus qu'à cela. Maintenant qu'il est aussi proche, j'ai encore plus de mal à le regarder dans les yeux alors je me contente de fixer ses sourcils.

C'est triste mais même ses sourcils sont beaux. Bruns, fournis, épais, masculins... Soupir mental. Déglutissant, j'essuie mes mains moites sur le devant de mon short cargo. Royce jette un bref coup d'œil à mon manuel ouvert sur un schéma du cycle de Krebs avant de revenir à moi. Il ne parle toujours pas et il n'y a rien de plus angoissant qu'un Royce silencieux. Ou alors si, un Royce silencieux au regard grave et aux narines dilatées. Qu'est-ce qu'il regarde comme ça ?

Ah, je comprends avec pincement d'exaspération. Est-ce qu'on ne pourrait pas oublier ce fichu pansement et l'égratignure dérisoire qu'il cache deux minutes ? Il faut croire que non...

- T'as vu un médecin ? lâche finalement Royce.

Il ne manquerait plus que cela. Calant ma sucette dans un coin de ma bouche contre ma joue, je réponds en levant les yeux au ciel.

- Ui. Le docteur Dallach m'a exchaminé.

Royce fronce les sourcils et secoue la tête, visiblement mécontent.

- Qu'est-ce qu'il a dit ? s'enquière-t-il tout de même, le front plissé.

- Que che doit être amputée d'urchence, j'articule péniblement à cause de la confiserie. De la tête.

Évidemment, ma piètre tentative de blague tombe à l'eau et coule à pic, elle a pour seul effet de transformer la perplexité de Royce en incompréhension. Maintenant, il me scrute comme s'il essayait de deviner si je suis cinglée et bonne pour l'asile. En tout cas, ma plaisanterie idiote ne le fait pas sourire une minute.

- Ça te dérangerait d'enlever ce truc de ta bouche ? me cingle-t-il durement avant de réitérer sur un ton sérieux quand je m'exécute. Qu'est-ce que Dallas a dit ?

- Je n'ai pas besoin de points de suture. J'aurais peut-être une petite cicatrice mais c'est tout. Tu imagines, s'il avait décalé son couteau juste un peu vers la gauche, j'aurais eu exactement la même que toi, je dédramatise avec un petit sourire.

J'ai dit cela comme ça, en l'air, pour détendre l'atmosphère trop pesante à mon goût. Cela a l'effet inverse. Royce pâlit légèrement, son teint relativement bronzé par des heures de travail sous le soleil tropical perd brutalement une ou deux teintes. Il serre les poings tellement fort qu'il me semble entendre quelques jointures craquer.

- Je... je disais ça pour rire, hein. En plus, tout le monde sait que les cicatrices donnent l'air cool, j'improvise parce que je n'en peux plus de voir cet air grave sur tous les visages depuis une heure. Nate s'en est faite une en tombant des escaliers quand on était petits et depuis, il raconte à qui veut l'entendre qu'il s'est fait attaquer par deux dobermans. Moi je n'aurais même pas besoin d'inventer.

À présent il me fusille carrément du regard. Il est énervé et c'est plus fort que moi, je déteste quand il est en colère contre moi.

- Je suis désolée, je soupire en tirant sur mon lacet pour l'enrouler nerveusement autour de ma chaussure.

- De quoi, je peux savoir ?

- De... euh... d'être sortie sans prévenir du club alors que j'aurais dû me douter qu'il ne vaut mieux pas se promener seule dans ce quartier et... d'avoir causé de l'inquiétude à tout le monde et...

- Arrête.

- Je dis juste que...

- Tais-toi, Lily. Putain...

Je n'aime pas l'entendre prononcer mon prénom, l'envelopper de sa voix grave qui évoque un éboulement de rocher. Je n'aime pas adorer l'entendre prononcer mon prénom.

Je garde le silence en le regardant se pincer l'arrête du nez et remets ma sucette dans ma bouche. Puisque je ne dois plus parler... Je me concentre sur le gout sucré de la friandise et garde les yeux rivés à une des déchirures d'usure qui strient le jean du mécanicien. Il se redresse finalement et je sens qu'il cherche à accrocher mon regard.

Quand je consens à relever la tête pour le regarder en face, c'est pour me noyer dans le métal fondu de ses iris. Et pendant que je coule dans les tréfonds envoûtants et impénétrables de son regard, j'essaye de faire le tri dans les sentiments contradictoires qui m'écorchent en même temps. Je parcoure ses traits réguliers et taillés dans le roc en me demandant ce que j'éprouve pour lui. Il y a huit jours, c'était parfaitement clair, net comme une vidéo 4k ou un reflet dans un miroir. J'aurais presque pu le crier sur les toits tellement j'étais sûre de moi.

Mais si les sentiments amoureux étaient une plante - grimpante et envahissante mais fleurie et délicieusement parfumée - alors la mienne s'est légèrement fanée et elle manque cruellement de soleil. Le gout infecte de la trahison et le doute affreux qui m'envahissent à chaque fois que je le regarde ternissent tout, rendent tout plus douloureux. J'aurais mieux fait de continuer à l'éviter, c'était la meilleure option.

Moui, enfin, tu étais bien contente qu'il te sauve la peau dans cette ruelle.

Oui, mais à choisir, j'aurais peut-être préféré que quelqu'un d'autre s'en charge parce que là, je sens qu'il est déjà en train de faire fondre mon mur de la haine avec cet éclat pénétrant dans son regard qui fait presque - presque ! - penser à de l'inquiétude. Je sens déjà les fondations s'écrouler comme de vieilles ruines et je m'y raccroche comme je peux. Royce n'est pas mon chevalier servant sur son blanc destrier, loin de là ! Il faut que je parvienne à faire rentrer cette vérité dans mon crâne et tout ira mieux.

- Qu'est-ce qui se passe dans ta petite tête, hein ? finit par demander le centre de mon attention et une pointe d'exaspération s'incruste dans son indifférence coutumière.

Je me sens rougir légèrement et m'oblige à détourner les yeux avant qu'il n'ait le temps d'y lire mon débat intérieur comme sur un livre ouvert. Je sors ma confiserie de ma bouche pour lui répondre, mais me ravise et l'y remets en songeant que je tiens là l'excuse parfaite pour ne pas trop parler. Royce suit le mouvement des yeux et ses narines frémissent. D'agacement ?

- Rien du tout, je mens bêtement alors qu'il est évident que penser à rien n'est pas encore dans les cordes de l'homme. Che me demandais chuste...

Irrité, Royce se penche vers moi et tire sur le bâtonnet de ma sucette pour me l'enlever de la bouche. Il la garde à la main en attendant la suite. Le geste l'a un peu trop rapproché de moi et maintenant, je suis obligée de remarquer qu'il sent bon le gel douche pour homme, le genre qui pique un peu le nez, mais d'une façon agréable. Rassemblant laborieusement mes pensées, je me mets à arracher des brins d'herbe par touffes.

- Cet homme... est-ce que tu le connaissais ? je demande en retenant mon souffle.

Royce semble hésiter une seconde à me répondre. Lèvres hermétiquement closes, il me sonde de son regard inflexible. Puis...

- Oui.

J'attends la suite en continuant de malmener le gazon, mais j'aurais probablement le temps de retondre toute la pelouse avec mes doigts d'ici qu'il m'en donne plus. Royce est décidément la personne la plus avare de mots que je connaisse.

- Qui est-ce ? j'insiste.

- Un scorpion, il fait partie d'un club de motards.

Je sens mes yeux s'arrondir légèrement.

- Comme... un gang de rue ?

- Si tu veux.

- Et toi tu... comment est-ce que tu... je veux dire, est-ce que tu faisais partie de ce hum... club ?

- J'ai jamais porté leur blouson de bouffon si c'est ta question. Mais j'ai bossé avec eux, à une époque.

Ses prunelles d'acier forcent le passage dans les miennes, analysent mes réactions. Je fais un effort pour ne rien laisser paraître et me concentre sur la question qui m'angoisse depuis que je suis montée dans le pick-up de Jace pour rentrer.

- Est-ce que vous l'avez... enfin... est-ce que tu l'as... tu ne l'as pas...

- Il est vivant si c'est ce qui t'inquiète.

Il me semble l'entendre marmonner dans sa barbe de quelques jours un "pas pour très longtemps à mon avis" ou quelque chose dans le genre, mais comme je n'en suis pas certaine, je ne relève pas et me contente d'être soulagée.

- Oh. Bien. Tant mieux.

- Qu'est-ce que ça peut te foutre, qu'il vive ou qu'il crève ?

J'hésite à mentir. Je glisse les doigts dans mon sac ouvert et enfourne deux bonbons au hasard - de la réglisse. Eurk - pour m'éviter de trop parler mais, comme souvent quand je suis face à Royce, la vérité se presse contre mes lèvres et j'ai à peine fini d'avaler les sucreries amères qu'elle m'échappe.

- Je ne veux pas que tu retournes en prison, je m'entends avouer à mi-voix en malmenant les bracelets brésiliens autour de mon poignet.

Son torse se soulève quand il inspire par le nez. Il bougonne un vague "c'est pas vrai" en se passant une main sur le visage. Je ne suis pas certaine de savoir ce qui l'exaspère autant dans mes propos alors je conclue.

- Je ne veux plus discuter de tout ça, de toute façon. Tout le monde n'arrête pas d'en parler et j'aimerais bien oublier cette histoire.

- Ouais, c'est vrai que c'est bizarre. T'as juste failli te faire charcuter par un malade dans une ruelle glauque, pas de quoi dramatiser.

- Est-ce que tu viens de faire de l'humour ? je le taquine timidement.

- Non. Non Lily, je ne fais pas d'humour, j'ai pas du tout envie de rire. Qu'est-ce qui s'est passé ? Avant qu'Hunter arrive.

J'ai presque défailli d'angoisse, j'ai fait un pacte avec le seigneur tout puissant, j'ai décidé que je n'aimais plus le lait et dressé la liste non exhaustive des choses qu'il me reste à faire avant de rendre mon dernier souffle.

- Comment ça ?

Il pince les lèvres et l'espace d'un instant, je retrouve une part infime du Royce terrifiant auquel on a eu droit dans la ruelle sur son expression contrôlée. Il se redresse légèrement, sort son paquet de cigarette de sa poche pour le reranger presque aussitôt et crochète les mèches brunes qui se battent au sommet de son crane.

- Est-ce que Riley... est-ce qu'il a posé la main sur toi ?

- Euh... oui. C'était surtout son couteau en fait mais...

Royce m'interrompt en posant une de ses grandes mains calleuse sur mon genou. Je frissonne légèrement à son contact, mais il le retire aussitôt qu'il a capté mon attention et, les yeux plantés dans les miens, clarifie :

- Je te demande autre chose, Lily, là. Est-ce qu'il t'a touchée ? D'une autre manière ?

Ah, ça.

- Ah, ça. Non, pas du tout.

Mal à l'aise, je sens mon visage chauffer d'embarras et gigote sur place mais Royce ne me laisse pas l'occasion de me détourner : ses doigts saisissent doucement mon menton pour m'obliger à le regarder avant de s'écarter dès que je m'exécute.

- Je suis sérieux.

En effet, il l'est. Le fameux petit muscle est au rendez-vous à sa mâchoire et tressaute discrètement.

- S'il s'est passé un truc et que tu veux pas le dire...

- Non, il ne s'est rien passé de ce genre. C'est la vérité. Il a dit que je n'étais pas son genre. Je n'ai jamais été aussi heureuse de ne pas être le genre de quelqu'un, je lui confie avec un sourire hésitant.

Mon cœur trébuche sur une peau de banane quand Royce me le rend. Bon d'accord, il ne me le rend qu'un tout petit peu. Il ne m'offre pas un vrai sourire non plus mais une sorte de rictus incrédule qui fait imperceptiblement remonter un seul coin de ses lèvres.

- Quoi ? je me défends devant son expression qui oscille entre la perplexité et un très vague amusement.

- T'as du cran pour une gamine, plus que je le croyais.

J'hésite entre me sentir flattée du compliment à peine masqué - un trésor rare, venant de Royce - ou lui en vouloir de ramener cette histoire de gamine sur le tapis. Je me contente donc de fusiller ma sucette, qu'il tient toujours entre le pouce et l'index, du regard en le détrompant :

- Non, c'est faux. Tout à l'heure... j'ai eu vraiment très peur.

Son semblant de "bonne humeur" s'estompe aussi vite qu'il est apparu. Ses traits se creusent de mépris.

- Sans blague, marmonne-t-il.

Il marque un blanc pendant lequel nous parviennent les directives que se lancent les employés derrière nous, puis reprend :

- Tu vois, cette merde, c'est tout ce qui t'attends si tu te mets à traîner avec un type dans mon genre. Tu comprends pourquoi ça vaut mieux pour toi de garder tes distances, maintenant ?

- Cet homme m'a suivie parce qu'il en avait après Chris alors ce que je comprends surtout, c'est que je n'ai pas besoin de toi pour avoir des problèmes, je le contredis bêtement, par réflexe.

À la seconde ou je le fais, je le regrette. J'ai l'impression de me remettre à négocier pour qu'il m'accorde son attention et je ne veux surtout pas retomber dans ce triste schéma. Je m'attends à ce qu'il me contredise, m'assure que je ne sais pas de quoi je parle mais il n'en fait rien. Je pensais me heurter à une résistance sans failles et teintée d'exaspération mais je me retrouve face à un Royce muet. Sa pomme d'Adam fait quelques aller-retours sous sa peau alors qu'il me dévisage fixement, l'air en plein débat intérieur.

Il est peut-être en train de s'interroger sur ce qui cloche chez moi pour que j'insiste à ce point. Et il aurait raison. Ou alors il se demande comment évincer pour la millième fois une fille qui refuse de percuter et de saisir le message. Sauf que ce message, cela fait déjà un moment que je l'ai intégré. Alors quand il ouvre la bouche, je le coupe, les yeux braqués sur les flammes sombres et étonnamment réalistes qui, dans une mouvante immobilité, dansent sur ses bras.

- Ne réponds pas. Je ne sais même pas pourquoi j'ai dit ça. Tu n'as pas besoin de te justifier, tu ne me dois aucune explication. Juste... je préférerais que tu le dises clairement sans faire passer la pilule avec des prétextes stupides. Et puis les râteaux, ça n'a jamais tué personne de toute façon. Je le sais parce que Jared Green est toujours en vie alors qu'en CM2, j'ai décliné sa demande en mariage. Deux fois.

Royce ne me lâche pas des yeux. Il est passé de perplexe à déconcerté et l'un de ses sourcils monte se cacher sous la foule de mèches brunes qui s'amassent en désordre sur son front.

- En clair ? Qu'est-ce que je dois dire clairement ?

- Si tu n'avais pas envie qu'on soit amis, tu pouvais simplement me le préciser, pas la peine de prétendre le faire pour mon bien.

- Je n'ai pas envie qu'on soit amis. C'est plus clair comme ça ?

Plus clair ? Oui. Moins douloureux ? Pas du tout. Sous mes côtes, je sens mon cœur rafistolé se recroqueviller de dépit. Wouah, je me doutais déjà que je ne lui plaisais pas mais en entendre la confirmation à voix haute, c'est autrement douloureux. Mortifiée, je m'agite sur place, gratte mon sourcil - plus pour dissimuler mon visage que soulager une réelle démangeaison -, baisse les yeux et change de position pour pouvoir replier les genoux et placer une barrière physique entre le mécanicien et moi. De toute façon, j'avais des fourmis dans les jambes. Je marmonne quand même un petit "oui" pour répondre à sa question ironique.

- Lily...

- Tu peux me rendre ma sucette, s'il te plait.

- Tu te fais du mal pour rien, la miss. Et t'es à côté de la plaque en plus.

- C'est-à-dire ?

Je n'obtiens aucun éclaircissement. Le mécanicien se borne à me fixer sans mot dire. Son regard gris semble vouloir m'engloutir comme un vortex mais je m'interdis de retourner m'y noyer. À la place, je me dévisse la nuque pour observer l'avancée des employés. Ils ont quasiment terminé les préparatifs pour la réception. Certains d'entre eux renforcent les piquets qui tiennent le chapiteau, d'autres bavardent en rangeant les caisses ou en installant les nappes blanches sur les tables.

Dallas, Boyd et Jace se tiennent un peu à l'écart sur la pelouse et ils ne nous lâchent pas des yeux. Je rêve ou ils nous surveillent ? Je fais les gros yeux au plus âgé des trois en me promettant de lui faire un petit laïus sur la vie privée et les prérogatives que la majorité est censée offrir.

- T'avais pas un rencard ? me rappelle soudain Royce sur un ton neutre en suivant mon regard.

Je sursaute, lui fais à nouveau face et fronce les sourcils.

- Hein ?

Ah ça. Oui. Mais non.

- Moui.

Je n'en dis pas plus. Je n'ai pas envie d'alimenter les bêtises de Mia mais en même temps, je ne préfère pas entrer dans les détails de ma sortie avortée avec Royce. Ce dernier me dévisage attentivement, de marbre. Ses traits sont redevenus impeccablement lisses et je n'essaye pas d'y déchiffrer quoi que ce soit. J'aurais plus de chance de décrypter l'expression de Mona Lisa.

- Boyd alors ? lâche le mécanicien d'une voix peu concernée malgré son regard perçant qui exécute des aller-retours entre moi et ce que je devine être l'indien dans mon dos.

- Quoi ?

- Il te plaît ?

La question fuse de nulle part et j'en reste comme deux ronds de flan. Royce ne laisse toujours rien paraître si on omet ses doigts qui pianotent un rythme saccadé sur ses genoux. Je fronce les sourcils et m'interroge sur ce qu'il convient de répondre. Il veut peut-être savoir si je suis en train de jeter mon dévolu sur quelqu'un d'autre, soulagé de ne plus avoir à supporter la gamine de son patron qui s'est bêtement entichée de lui. Ou alors c'est un problème d'ego et il est irrité à l'idée que je puisse passer de lui à Boyd aussi facilement. Cette deuxième option est également plausible étant donnée le peu d'estime qu'il semble montrer pour le métis depuis des semaines.

Sans trop savoir ce qu'il attend, j'opte pour une réponse vague mais véridique.

- Ce n'est pas un rencard, je ne sais pas pourquoi Mia a dit ça. Et puis, la sortie est reportée finalement, on ne va aller nulle part.

- C'était pas ma question.

Je sais.

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

- Simple curiosité mal placée.

Je pince les lèvres. Au temps pour moi, il n'est ni soulagé, ni agacé. Il s'en fiche tout simplement.

- Je le trouve... très gentil, je dis faute de mieux.

Les traits aiguisés du visage de Royce paraissent se détendre imperceptiblement et la commissure gauche de ses lèvres se lève furtivement d'un millimètre ou deux.

- Gentil ? C'est pas le code que les meufs utilisent pour dire chiant, ça ?

D'accord. Alors c'était bel et bien un problème d'ego. J'aurais du m'en douter, les hommes ont tous un sérieux problème avec ça. Je me redresse pour m'appuyer sur mes genoux et le fusille d'un regard outré.

- Non, gentil, c'est une condition sine qua non pour que je m'intéresse à une personne ! J'ai connu assez de gens méchants dans ma vie pour ne pas vouloir en ajouter de nouveaux à la liste !

Royce semble méditer mes paroles enflammées pendant quelques secondes, puis me surprend avec une question inattendue :

- Moi, tu me classes dans quelle catégorie ?

Un instant je me demande s'il se moque de moi, mais il a l'air tellement sérieux que je réfléchis soigneusement.

- Ni l'une, ni l'autre, je suppose. Enfin, ça dépend...

J'hésite, perturbée par l'intensité de ses prunelles de fauve qui vrillent les miennes sans interruption. Puis ma bouche décide de la jouer cartes sur table :

- Mais maintenant que je sais pour les photos, j'aurais tendance à pencher pour la catégorie méchant.

Si je m'attendais à avoir l'avantage de l'effet de surprise, j'aurais été déçue. Royce ne réagit pas, il n'a même pas l'air étonné. Juste un peu agacé peut-être, je diagnostique en le regardant hocher très lentement la tête. Et si j'avais espéré qu'il nierait, je serais la pire des idiotes. Il se contente de soupirer comme un adulte excédé face à un enfant trop insistant.

- Tourne la page, je t'assure que tu fais une montagne de pas grand-chose.

Pas grand-chose ? Pas grand-chose ! Mon cœur tambourine contre ma cage thoracique tant je suis choquée et je me mords l'intérieur des joues pour ne pas craquer, mais bon sang, qu'est-ce que ça fait mal. Je savais que Royce était mêlé à cette histoire de clichés, j'étais même sûre de moi... disons à 99%. Mais il faut croire qu'une petite - minuscule, infime - part de moi continuait d'espérer. Sinon, je ne me sentirais pas aussi désemparée.

- Est-ce que tes amis les ont vues ? je ne peux pas m'empêcher de l'interroger avant de planter mes dents dans ma lèvre inférieure pour l'empêcher de trembler.

Royce hausse un sourcil, méfiant. Si cette conversation ne semble pas l'affecter autant que moi, il ne me parait pas très à l'aise non plus.

- Quoi ?

Tu le sais très bien.

- Les photos.

Silence radio. Les lèvres pincées du mécanicien et son mutisme sont un indice suffisant. La pompe au creux de ma poitrine se met à sangloter - c'est la seule explication que je trouve à sa soudaine défaillance technique - mais pas moi. Je m'arrange pour garder les yeux secs.

- Alors c'était bien ça, cette histoire de liste ? Des filles à qui vous jouiez de sales tours, toi et tes copains ? C'est ça, je le sais.

- Tu ne sais rien du tout, siffle Royce et ses lèvres se retroussent méchamment sur ses dents parfaites alors qu'il me transperce d'un regard glacé. C'est-ce que tu t'imagines ? On a quoi, douze ans ? J'ai d'autres trucs à foutre que d'écrire des noms de filles sur une putain de feuille.

- Pourquoi alors ?

- Pourquoi quoi ?

- Pourquoi ces photos ?

Royce se passe une main sur le visage, visiblement excédé, puis hausse sa fameuse épaule.

- Cette fille est une salope et son père un enculé fini, j'ai saisi l'occasion, c'est tout. Pourquoi tu bloques à ce point là-dessus ?

Hein ? De quoi est-ce qu'il... Oh ! Laura.

- Mais moi alors ?

- Toi quoi ? rétorque un Royce à l'air las.

- Qu'est-ce que je t'ai fait moi ?

Il m'observe en silence, de toute évidence fermé à la discussion.

- Je ne parle pas des photos que tu as prises de Laura, je clarifie bien qu'aborder cette histoire abjecte me fasse le même effet que de croquer dans une tranche de citron. Je parle des miennes.

Royce se fige et fronce les sourcils dans l'attente d'une explication. Ses yeux orageux parcourent mon visage à la recherche d'un indice. Il joue la comédie, c'est certain. Je ne tomberais pas dans le panneau. Pas cette fois. Quand il comprend que je n'ai pas l'intention de donner plus de détails, Royce m'adresse un regard presque amusé, comme si je venais de proférer une bêtise incongrue ou de raconter une blague un peu étrange.

- Tu m'expliques ? Comment j'aurais pu prendre en photo un truc que j'ai même pas vu ? raille-t-il, laissant brièvement son regard glisser sur mon corps de façon appuyée pour souligner son propos.

Estomaquée, je croise les bras sur ma poitrine et serre les dents. Je le savais ! Je savais qu'il ne fallait pas lui en parler, qu'il risquerait de minimiser la chose sous prétexte que les photos ne sont pas aussi compromettantes qu'elles auraient pu l'être.

- Crétin ! je lâche avant de sauter sur mes pieds pour tourner les talons.

Prête à tirer ma révérence, j'attrape mon sac panda par l'oreille et... l'animal vomit aussitôt son contenu sur la pelouse. Au temps pour moi, c'était sa queue. Pour la sortie théâtrale on repassera. Le dos raide, je passe en revue mes affaires rependues sur la pelouse et envisage sérieusement de tout laisser en l'état et de m'en aller. Il n'y a rien d'important de toute façon. Mes vieilles clefs de casiers complètement inutiles, un agenda dans lequel je n'écris que des charades, mes sachets de confiseries à demi renversés, une plaquette d'aspirine, mon portefeuille - oui, celui-là il faudrait peut-être que je le ramasse -, un stylo rose à paillette vidé des trois quarts de son encre, un baume à lèvre gout cacao, quelques élastiques, des préservatifs mascu... Hein ? De quoi ? Pardon ?

Je cligne des yeux - une, deux fois - comme si cela pouvait faire disparaître la vision. Mais non, les trois carrés d'aluminium sont toujours là, imprimés avec le logo Pokémon. Et la lumière fut. Jace! Jace se ventant de son acquisition gratuite dans cette boutique étouffante du centre commerciale. Jace me rapportant "si gentiment" mon sac-à-dos que j'avais oublié dans les cabines d'essayage. Il a osé !

Mon visage se réchauffe à toute allure au point de dépasser la température caniculaire de ce début de soirée. Tout bien réfléchi, je vais ranger mes affaires, et en vitesse. Priant pour que ce détail soit passé inaperçu, je m'agenouille dans l'herbe. Royce n'a probablement rien remarqué, je me rassure en rougissant et en m'obligeant à relever le menton pour lui jeter un furtif coup d'œil, il y a bien trop de babioles dans ce sac pour qu'il... Il a vu. Je le sais, même si je ne suivais pas la trajectoire de son regard, c'est écrit en lettres majuscules sur son visage. Visage à présent aussi lisse et indéchiffrable qu'une page blanche. 

Pas si indéchiffrable que ça tout compte fait, je me reprends en remarquant certains détails, comme ses lèvres réduites à une mince ligne de contrariété et le très léger pli qui se creuse entre ses sourcils imperceptiblement froncés. Puis le petit muscle de mâchoire se remet à tiquer. Je ne suis pas certaine de savoir ce qu'il a. Si je ne le connaissais pas, je dirais qu'il est perturbé. Pourquoi ? Cela ne m'étonnerait pas que même Dieu l'ignore.

Je deviens écrevisse et, tout en réfléchissant à tous les types de morts lentes et douloureuses que mérite ce rouquin de malheur en ce moment, je m'empresse de ranger le fourbi dans mon sac. J'attrape des poignées de bidules et jette tout pèle-mêle sans me soucier d'emmêler mes fils d'écouteurs ou de mettre du sucre partout. Au moment de ranger les trois... emballages, j'hésite. Je n'ai pas envie de remettre ces trucs-là dans mon sac !

Range ces préservatifs et va-t'en de là, Lily...

Non, si je fais ça, il va croire qu'ils sont à moi !

Ils sont tombés de ton sac, idiote. Il croit déjà qu'ils sont à toi !

Justement !

Si tu les laisses sur la pelouse, tu vas vraiment passer pour une folle dingue.

Rah! Les oreilles en feu, je les ramasse finalement à toute vitesse et les fourre dans le sac comme on avale un médicament répugnant en se pinçant le nez. Jace, tu vas mourir. Et ce sera douloureux.

- C'est pour quoi faire, ça ? finit par demander Royce d'une voix blanche quand je secoue le panda pour tasser le bazar à l'intérieur et je suis presque sûre que ses yeux sont en train de percer deux profondes crevasses dans mon front tant son regard est insistant.

C'est pour faire des ballons chiens. Comme dans la pub.

Je ne réponds pas, essaye plutôt de zipper la fermeture éclair qui, comme par hasard, choisit ce moment pour bloquer.

- Lily, pourquoi t'as ça dans ton sac ? insiste Royce, l'air tendu.

Occupe-toi de tes oignons.

Évidemment, je ne lui dis pas cela. À la place, je joue les gourdes en me débattant avec la tirette dont je finis par avoir raison.

- Ça quoi ?

Je me relève et Royce m'imite, les traits crispés.

- Des capotes.

Je tressaille et me retourne pour chercher Jace des yeux et éventuellement, lui transmettre mes menaces de mort par la pensée. Mais il a disparu. Ne restent plus que Dallas et Boyd, plantés près de la grande tente en toile. Le premier trucide Royce de son regard acéré de texan et le second nous fixe avec une mine d'enterrement qui retient mon attention une seconde de trop.

- Quoi, c'est pour lui ? Boyd ? crache le mécanicien sur un ton ulcéré qui me laisse perplexe.

Il a prononcé le prénom de l'indien comme on lance une insulte. Ses lèvres se sont incurvées vers le bas et imitent à la perfection le dégout. Pauvre Boyd, je me demande ce qu'il a bien pu faire pour mériter pareil ressentiment. Je veux dire... Royce n'aime personne, mais son aversion pour Boyd frôle le ridicule quand on sait à quel point ce garçon est sympathique.

Comme cette conversation n'a ni queue ni tête et que je suis bien trop gênée pour faire face au mécanicien, je me détourne et prends la poudre d'escampette. Évidemment, il me rattrape en deux enjambées, je n'ai même pas le temps d'atteindre l'allée centrale. Je me crispe quand il me contourne pour se placer en face de moi. Quand j'essaye à nouveau de me sauver, ses grandes mains fermes se posent sur mes épaules pour m'immobiliser. Il est tellement grand que je suis presque obligée de basculer la tête en arrière pour le regarder en face, à supposer que j'en aie envie ce qui est tout sauf le cas en ce moment.

- Lily, regarde-moi, lâche-t-il d'une voix mieux contrôlée en essayant de capter mon attention. Qu'est-ce que tu comptes faire avec cette merde ?

J'essaye une nouvelle fois de me dégager, sans succès.

- Lily... reprend-il et il me semble distinguer une pointe d'urgence dans son ton habituellement indifférent.

J'ouvre la bouche pour mettre fin à ce quiproquo affreusement gênant en espérant que Royce me croira quand je dénoncerais Jace mais la petite voix - celle qui a toujours un avis tranché à donner sur tout - s'en mêle.

Rembarre-le, Lily !

Je m'exécute sans trop réfléchir.

- Ça ne te regarde pas, voila !

- J'espère, putain. J'espère vraiment que tu vas pas faire une bêtise que tu regretteras à cause de mes conneries.

Hein ? Quoi ? Mais non !

Est-ce que je ne pourrais pas juste lui dire que ces trucs ne sont pas à moi, qu'on en finisse ?

Non ! Royce n'a pas besoin d'une nouvelle confirmation sur le fait que tu es bel et bien coincée, ça peut rester entre nous...

- J'ai dix-huit ans alors j'ai le droit de faire ce que je veux, je marmonne en suivant la voix tentatrice de la déraison.

En disant cela, j'ai l'impression d'emprunter le rôle de la post-adolescente prête pour de nouvelles expériences qui se rebelle contre ses parents trop protecteurs et, de tous mes mensonges les plus éhontés, aucun ne m'a jamais paru aussi gros. Parce que je suis l'exacte opposée de cette fille-là. Je ne sais pas si Royce s'y laisse prendre mais ses mains se crispent sur mes épaules.

- Écoute moi, la miss. C'est pas une course, t'as encore plein de temps pour faire ce genre de trucs.

Aïe aïe aïe. J'ai les oreilles qui saignent et très très chaud au visage. Si quelqu'un veut faire une omelette... Heureusement pour moi et ma température corporelle, une berline noire vient de passer le portail de la propreté, m'évitant de prouver que l'on peut définitivement mourir de honte. Sauvée par le gong.

Avec un soupir de soulagement, je m'écarte de Royce et plisse les yeux pour essayer de distinguer le conducteur du véhicule à travers les vitres teintées. Je ne distingue pas grand-chose mais il me semble que Chris ne conduit pas ce genre de voitures. Pas assez tape à l'œil.

La portière avant s'ouvre sur un inconnu et, à sa tenue soignée, je devine qu'il s'agit d'un chauffeur. Je le suis des yeux alors qu'il contourne la berline pour accéder à l'arrière, plus soulagée d'échapper au regard inquisiteur du mécanicien que réellement curieuse. Puis l'homme en costume se penche pour tirer une nouvelle portière et le temps semble s'arrêter de filer une seconde pour reprendre en même temps que mon cœur celle d'après quand une grande blonde sculpturale émerge de la banquette arrière.

Bon sang !

- C'est pas vrai, je m'étrangle en agrippant sans y penser le bras de Royce dont les muscles puissants se contractent aussitôt sous mes doigts.

Je me ratatine rapidement et, à l'instar d'une enfant de six ans, utilise son corps massif pour me dissimuler. Probablement intrigué, Royce se dévisse légèrement la nuque pour chercher la source de mon désarroi.

Les ongles enfoncés dans ma paume, j'observe ma mère défroisser sa robe de créateur - Chanel ? Gucci ? - et indiquer au chauffeur de déposer ses bagages à ses pieds en balayant la propriété de son regard de glace. Puis je regarde Royce observer ce double, un peu plus âgé et un peu plus joli, de moi-même. À part un bref haussement de sourcil, son expression est redevenue impassible et ne révèle rien ce qu'il pense. Il ne se dégage pas de ma poigne mais je retire quand même ma main quand les yeux de ma mère finissent par se poser sur nous.

Bleu glacier, ses yeux. C'est un des nombreux charmes qui lui valent d'aussi nombreux contrats avec les agences de mannequinat. Je reste quelques secondes supplémentaires plantée là, à me demander ce qu'elle fait ici tout en passant mentalement en revue ma tenue - on ne peut plus sommaire -, mes boucles emmêlées que j'ai à peine pris le temps de brosser et mes converses couvertes de gribouillis qu'elle déteste. Je ne couperais pas à une remarque, c'est certain.

Étonnamment, c'est ma mère qui se déplace pour venir à ma rencontre. Je la regarde approcher avec une familière appréhension teintée d'un autre sentiment qui oscille entre une affection un peu flétrie et une sensation de normalité qu'on ne peut jamais vraiment s'empêcher de ressentir auprès de sa mère.

- Elisabeth, me salue-t-elle en s'immobilisant près de moi.

C'était Chanel. La robe.

- Maman.

Je romps la distance qui me sépare d'elle et on se fait la bise façon aristocrate anglais sans nous effleurer les joues. J'ai toujours trouvé cette façon de s'appréhender ridicule : soit on veut du contact et on s'embrasse vraiment, soit on a la phobie des microbes et on agite la main, il ne devrait pas y avoir d'entre-deux. Enfin, ce n'est que mon avis.

Pendant une minute entière, nous nous dévisageons en silence. Dans les prunelles fraîches de ma mère, je distingue tous les sujets qu'elle entend aborder mais qu'elle n'évoquera jamais devant une tierce personne. Comme par exemple, la question des appels que j'ai insolemment esquivés.

- Je ne savais pas que tu venais, je remarque.

- Tu l'aurais su si tu utilisais ton portable.

- Est-ce que tu as fait bon voyage ? j'ironise parce que je sais à quel point elle déteste la nourriture d'avion - même celle de première classe - et les foules transpirantes des aéroports.

- Ça peut aller, merci, répond-elle en laissant son regard glisser sur moi et je sais qu'elle remarque que je n'ai pas épointé mes cheveux depuis un bon mois, que j'ai arrêté d'utiliser sa crème "hydratante et revigorante" pour le visage, et qu'il y a un tout petit trou en bas de mon T-shirt.

Elle me fait toutefois la grâce de ne pas faire de réflexion à haute voix, se contentant d'effleurer une de mes boucles blondes entre ses doigts avec un discret haussement de sourcil pour faire passer le message. Puis son attention se déporte vers le Royce stoïque qui se tient toujours immobile à mon côté.

Elle l'a à peine effleuré du regard que ses yeux s'agrandissent légèrement et qu'une lueur intéressée s'anime au fond de ses prunelles réservées. Je me crispe en la voyant le dévisager de son regard professionnel et, parce que je connais ma mère depuis dix-huit ans et que j'ai passé le dernier mois à observer ce mécanicien sous toutes ses coutures avec des cœurs pleins les yeux, je sais parfaitement ce qu'elle voit et de quelle façon elle le perçoit.

Un visage régulier, très symétrique. Des iris d'une couleur intrigante, percutante. Une mâchoire géométrique et volontaire, des traits anguleux probablement très photogéniques, une aura masculine, une jolie tignasse brune, beaucoup de muscles... Je sens le duvet de mes bras se hérisser d'indignation face à l'examen à peine discret et l'air appréciateur de ma mère.

Elle ne peut pas s'en empêcher, elle est ainsi. Je ne sais pas si c'est une déformation professionnelle ou un trait de son caractère, mais ma mère accorde une importance toute particulière au physique et voue un culte sans borne à la beauté du corps. J'y suis habituée, elle se comporte ainsi avec tout le monde, surtout avec moi. Mais c'est plus fort que moi, la voir ausculter Royce de la même façon que les poupées masculines qui déambulent toute la journée dans son agence me donne envie vider ses valises par terre et de brûler ses vêtements de luxe.

Si Royce est incommodé par cet examen, il n'en montre rien. Je suis tellement concentrée sur la situation présente que je ne prête pas attention à la nouvelle voiture qui pénètre dans la propriété sur les chapeaux de roues et s'arête dans un crissement de pneu un peu plus loin dans l'allée.

- Elisabeth, où sont passées tes manières ? s'enquiert poliment ma mère avec un exceptionnel éclat de curiosité dans le fleuve d'indifférence qu'est son regard. Tu fais les présentations ?

- Oh. Hum oui. C'est Royce, je me contente de marmonner sans m'arrêter au coup d'œil désapprobateur de ma génitrice.

Sur ses traits lisses comme la surface d'un lac gelé, je crois discerner ce qui s'apparente à une pointe de... soulagement ? Je finis par comprendre quand elle suppose en haussant un sourcil blond parfaitement épilé :

- Petit-ami ?

Pitié non. Non ! J'avale ma salive de travers et rougit de nouveau. Évidemment que cette idée la soulagerait. Ma mère est persuadée que je vais finir seule et que la meilleure chose qui pourrait m'arriver serait de me mettre en couple pour "éviter de ressasser le passé". Je me rembrunis.

- Non, juste Royce, je la détrompe en songeant que la situation ne peut pas devenir plus embarrassante.

Je me trompais.

- Oh. Je me disais aussi. On peut toujours espérer, non ? ajoute-t-elle, faussement guillerette en s'adressant à Royce sur le ton de la confidence. Ma fille a tendance à être un peu trop réservée et elle ne m'a jamais présenté un seul garçon. Elle a du mal à se débarrasser de sa timidité.

Elle a lâché cela comme si elle discutait de sa gamine de dix ans avec une amie, ou du moins un autre adulte. Royce ne lui rend pas son sourire. Il la fixe de son regard vide d'androïde, le genre qui mettrait n'importe qui mal-à-l'aise. N'importe qui sauf ma mère.

- Alors, qui êtes-vous si vous ne sortez pas avec ma fille, Royce ? insiste-t-elle, sa curiosité légèrement piquée.

- Un employé, tranche sèchement la voix coupante de Chris derrière moi.

Je me retourne en sursaut pour voir mon oncle claquer la portière de sa Jaguar et nous rejoindre de son pas pressé. Son visage est fermé à double tour, ses traits marqués par une colère à peine contenue et lorsqu'il m'effleure, son regard s'emplit d'ombres effrayantes.

- Ah, se contente de commenter ma mère, presque déçue avant de se désintéresser de Royce.

Parce que si ma mère apprécie les gens gâtés par la nature, elle ne s'intéresse pas au personnel. Jamais. Elle, snob ? Naaan, je ne vois pas ce qui pourrait faire penser cela.

- Dans ce cas, pourriez-vous monter mes bagages, lance-t-elle à Royce sans vraiment poser de point d'interrogation à la fin de sa phrase.

Ma colère contre le mécanicien envolée, je la fusille du regard. Il me semble voir Chris ravaler un rictus amusé. Royce ne relève pas. Il se borne à toiser ma mère de haut en bas comme jamais aucun "employé" n'a dû oser le faire. Puis, il pivote vers moi et, levant le bas, presse ma sucette oubliée contre mes lèvres pour me la rendre. Surprise, j'ouvre la bouche et reprends la confiserie qu'il glisse dedans. Sans un mot de plus, il nous fausse compagnie et s'éloigne en direction du garage, me laissant seule avec les deux dragons.

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