Chapitre 128

 Je pense à cette fille disparue dont la photo était imprimée en noir et blanc sur une brique de lait dans notre frigo, à Londres. Je me souviens qu'elle était brune, qu'elle avait des yeux pétillants que j'imaginais d'un très joli vert et aussi qu'elle semblait joyeuse comme un jour d'anniversaire.

La première fois que je l'ai vue, j'ai songé qu'il était particulièrement déplacé d'avoir choisi un tel cliché : quel que soit l'endroit et le moment où l'on retrouverait cette jeune fille - à supposer que cela arrive un jour - il était très peu probable qu'elle arbore ce genre de sourire. Je me demande ce qui a pu traverser les esprits des milliers d'autres personnes qui ont acheté cette même brique de lait. Il se sont probablement sentis un peu mal, ils ont eu pitié des parents de l'adolescente portée disparue, ils ont froncé les sourcils, fait un signe de croix ou lâché une remarque d'empathie ou d'indignation. Puis il se sont servi leur café-au-lait et ils sont passés à autre chose parce que la vie continue.

Logique. J'ai fait pareil à l'époque. L'être humain est conçu de façon à posséder juste assez de compassion pour faire preuve de sensibilité sans sombrer dans un gouffre de dépression. Et puis, ce genre de chose arrivent toujours aux autres, jamais à nous, n'est-ce pas ? Sauf que - Flash info ! - les "autres" sont aussi des "nous", d'une certaine façon. C'est ce que je viens de comprendre pour la deuxième fois de ma vie alors que, la respiration embouteillée au creux de ma gorge, je me demande si mon visage ne va pas finir à l'arrière d'une brique de lait américaine.

L'énorme main étrangère se presse plus fort contre ma bouche, les doigts gantés s'enfoncent sans égards dans mes joues et mon cerveau survolté se met à se poser une multitude de questions incohérentes, envisageant à toutes allures les scénarios vers lesquels cette situation pourrait basculer. Est-ce que des familles américaines vont regarder ma "photo laitière" en plaignant mes pauvres parents tout en marmonnant une vague prière qu'ils ne pensent même pas ? Est-ce que je vais vraiment vomir ou mon estomac s'amuse-t-il simplement avec mes nerfs? Si je disparais, qui sera le plus triste : Chris ou maman ? Est-ce qu'il y a une minuscule chance pour que superman existe ? Ou même Batman, je ne suis pas difficile.

L'homme me pousse brutalement en avant pour m'obliger à avancer et plus on s'enfonce dans les profondeurs de cette ruelle nauséabonde et mal éclairée, plus mes chances de survie me semblent minces. Il fait tellement sombre ici que l'on se croirait en pleine nuit. Le bras passé autour de mon buste fait trois fois le diamètre du mien et la puissance musculeuse qui s'en dégage par ondes dissout en moi toute ambition de rébellion. J'aurais plus de chance de redresser la tour de Pise que d'échapper à cet homme.

Quand il finit par s'immobiliser, je me retrouve coincée entre son corps démesurément imposant et la façade crasseuse d'un bâtiment désaffecté à laquelle mon front se retrouve presque collé. Je ne parviens même pas à déterminer si le mélimélo d'odeurs désagréables et non identifiables qui m'agressent les sens proviennent du mur ou de mon ravisseur. En tout cas, les effluves de tabac froid et d'alcool bon marché ne peuvent que venir de ce dernier. C'est toutefois le moins important de mes soucis, je réalise en sentant une pointe froide et aussi coupante qu'un couteau effleurer ma nuque dégagée et...

Oh non... C'est un couteau!

Ou du moins, un couteau de poche. Je ne pense pas m'être déjà tenue aussi immobile de ma vie, et pour cause, je rappelle que j'ai passé une dizaine d'années de ma courte existence à tenir des poses pour des photos de mode. La respiration saccadée, je me recroqueville d'horreur. Non ! Pitié, non ! La mort par arme blanche est vraiment l'une des pires dans le classement des morts douloureuses que Nathan et moi avons établi, elle se situe juste avant la mort par asphyxie et après la mort par écartèlement.

Sous la pression, mon cerveau s'emballe à nouveau et je me demande si je vais finir enterrée dans les bois comme dans ces faits divers morbides qui passent à la télévision tard le soir ?

Il n'y a pas de bois à Key Haven.

Merci Seigneur.

Mais il y a l'océan. On pourrait facilement se débarrasser de ton corps, comme avec Ben Laden.

Je ne sais pas si ma conscience a un horrible sens de l'humour ou si elle est simplement plus pragmatique que moi, mais ses commentaires me propulsent dans un état de panique pure. À l'intérieur de moi, une ombre grandit, dévorante, asphyxiante. Elle a la même forme que ces monstres qui vivent sous les lits des enfants. C'est la peur. J'ai peur.

Voilà, c'est dit. Je suis morte de peur.

Est-ce que je vais réellement mourir aujourd'hui alors que je n'ai même pas pu m'assoir dans l'un de ces amphithéâtres géants dont se vente le site de l'université de Miami, ni faire de saut en parachute ou envoyer de message à Katy Perry ? Sans avoir emménagé avec Nate, ni lui avoir râlé après parce qu'il ne range rien et laisse toujours la lunette des toilettes levée ? Sans jamais avoir eu le courage d'aller sur la tombe de mon père ? Est-ce que je vais mourir sans avoir dit à Royce que je l'aime, ni même lui avoir annoncé cordialement que je le déteste ?

Mon cœur se transforme en colibri effrayé, ma nuque se recouvre d'un épais voile de sueurs froides et une brusque douleur thoracique me fais craindre un trépas encore plus rapide que prévu. Dans un sursaut d'horreur, je me débats brusquement avec l'ardeur du désespoir, sans prendre en compte la lame toujours plantée derrière ma nuque.

Elle se rappelle aussitôt douloureusement à mon bon souvenir quand une vive brulure me traverse la peau, puis l'homme écarte vivement la lame de moi. Je ne m'arrête pas de lutter, même quand un liquide chaud se met à me dégouliner le long de mon échine pour tremper l'arrière de mon T-shirt.

Ce que je fais ne sert strictement à rien parce que - au temps pour le féminisme - les hommes sont beaucoup plus forts que nous. En tout cas, celui-là l'est bien plus que moi. Mais je le fais quand même parce que c'est ainsi que cela doit se passer. Dans les films, l'héroïne ne trépasse jamais sans lutter un minimum, il ne manquerait plus que cela.

Alors je me décarcasse, je gesticule, me tortille dans tous les sens et, malgré le peu de marge de manœuvre que j'ai, je bats des jambes, obligeant le colosse à me soulever de terre. Je donne des coups de pieds en arrière et même un coup de tête qui heurte vaguement un menton. Je m'époumone dans la main gantée. Fort. Je pleure. Un tout petit peu. Et je me laisse tomber de tout mon - négligeable - poids. Mon ravisseur ne lâche pas prise. La bonne nouvelle ? Il a dû ranger son couteau parce qu'il me tient maintenant à deux mains, celle qui ne bloque pas ma bouche agrippe ma gorge pour me priver d'air. Mais je suis championne en apnée, alors, je continue de me démener, je lutte de toutes mes forces pour me libérer. Je le fais vraiment, je le jure.

Puis, je m'épuise et cède. Mes dernières forces me quittent en même temps que tout espoir et je laisse mon corps pendre mollement dans les bras de l'inconnu... Son corps se détend contre moi quand il comprend que j'ai dépensé toute mon énergie dans cette pitoyable tentative pour lui échapper. La main qui enserrait ma gorge se retire lentement, comme pour étudier ma réaction. Je ne bouge pas, qu'est-ce que je pourrais faire de toute façon ?

Je me contente de passer une main sur la zone brulante à l'arrière de ma nuque. J'avale ma salive de travers en sentant le sang chaud les tremper aussitôt et m'essuie les doigts sur l'avant de mon T-shirt. Les traces pourpres jurent violemment sur le tissu blanc et me donnent la nausée.

Dieu n'est qu'un salaud! S'il existe vraiment... si je meurs et que je le croise dans l'au-delàs - au paradis parce que c'est la-bas que j'irais, j'ai fais assez de bonne actions pour m'en assurer! - il aura interet à se cacher!

- C'est bon, t'es calmée ? lâche une voix rocailleuse de fumeur professionnel contre mon cou.

Je tressaille et mon duvet se hérisse quand je sens un souffle balayer mes cheveux à l'arrière de ma tête mais je conserve le silence. Ce n'est pas comme si je pouvais parler non plus, je songe pile quand la voix reprend.

- Gentille fille.

Puis, sans me rendre l'usage de la parole, l'homme m'empoigne par une épaule et me retourne sèchement pour m'obliger à lui faire face. La première chose que je vois est un énorme tatouage de scorpion et mes yeux brulants s'arrondissent en le reconnaissant. C'est l'homme du centre commercial ! Dire que je l'ai pris en pitié parce que je pensais qu'une fille l'avait trainé de force dans les magasins ! Je le détaille lentement et avec minutie, histoire que, si par un heureux et improbable miracle, j'en réchappe, je puisse dresser un portrait précis de ce monsieur à la police qui le retrouvera et le jettera en prison ! On peut toujours rêver.

Je passe donc en revue de manière presque scientifique chaque trait de son apparence de motard. J'enregistre son tatouage infâme, les détails choquants de l'insecte d'encre qui parait presque vivant et sur le point de ramper sur la peau. Je note la barbe sale, les cheveux longs relevés en chignon, les joues creuses, le regard vide d'un brun boueux, le blouson de cuir noir couvert d'écussons colorés, une collection de cicatrices...

Pendant le temps que dure mon examen, le silence s'éternise, seulement rompu par les battements sourds de mon cœur qui résonnent à mes oreilles comme un lugubre compte à rebours et les crissements plus ou moins lointains de quelques pneus. L'homme au scorpion me parcourt également d'un regard vaguement curieux.

- Alors c'est à ça que ressemble la fille Williams de près, hein ? raille-t-il en orientant mon visage au gré de son inspection.

Je déglutis et entrouvre la bouche contre sa main avant de me rappeler que je ne peux pas parler. Il s'en rend compte et libère légèrement mes lèvres en ressortant son couteau de la poche de son blouson.

- Si tu hurles, ce sera la dernière chose que tu feras. Je suis sérieux, un cri et je te descends, me menace-t-il et la lueur sombre dans son regard me fait comprendre qu'il ne plaisante pas.

Il s'amuse à sortir et rentrer la lame rétractable de son canif comme pour s'assurer que j'ai saisi le message - c'est le cas -, puis il écarte la main de mon visage. Je remue plusieurs fois les lèvres avant que les mots ne daignent en passer la frontière. Quand ils le font, ils sortent dans une succession de trémolos désolants.

- Est-ce... est-ce que vous allez me tuer ? j'ose en redressant le menton, les yeux brulants de frayeur.

- Non.

Le soulagement qui m'étreint à ce simple petit mot me scie presque les jambes et je me retiens d'en pleurer. Puis une pensée terrifiante s'empare de mon esprit et réduit en cendre le semblant d'espoir qui venait de germer dans ma poitrine. Dans ce genre de quartier malfamé, lorsqu'un délinquant emmène une fille dans une ruelle obscure, cela ne se présente pas bien du tout pour la fille en question. S'il n'a pas l'intention de me supprimer...

Oh non, pitié, non... Pitié, pitié, pitié...

- Ça non plus, précise l'homme avec un sourire cruel en devinant le cheminement de mes pensées. C'est ton jour de chance : les enfants, c'est pas du tout mon délire.

J'expulse le souffle que je retenais dans ma cage thoracique et qui menaçait de me faire éclater les poumons. Je n'ai jamais été aussi heureuse de faire plus jeune que mon âge ! Cet homme ne compte ni me tuer, ni me violer. Je m'autorise de nouveau à espérer. Juste un peu.

- Qu'est-ce que vous me voulez alors, je chuchote comme si hausser le ton risquerait de le faire changer d'avis.

- Moi, rien. J'suis juste le messager. Et j'dois envoyer un message... percutant.

- Oh... et que... quel est le message ?

- Toi, lâche-t-il simplement d'une voix neutre avant de me pousser brutalement contre le mur.

Ma tête heurte la surface dure avec une violence inouïe qui me fait voir les étoiles pendant quelques secondes, ma nuque blessée encaisse péniblement le choc, mes dents s'entrechoquent et une vive douleur à l'arrière de mon crâne m'oblige à les serrer. Avant même que je n'ai le temps de retrouver mes esprits, la lame froide du canif m'effleure légèrement la joue, pas au point d'entailler la chair, mais juste assez pour me filer une trouille bleue. Tétanisée, je me mets à trembler en anticipant la suite.

- Le chef a dit que j'ai le droit de m'amuser, lâche l'homme au scorpion d'une drôle de voix enrouée en continuant de faire circuler son arme près de mon visage alors que ses pupilles semblent se dilater d'excitation. J'ai pas le droit de te tuer, juste de t'abimer. Désolé, j'ai pas trop la fibre artistique, mais je vais essayer de m'appliquer.

Quoi... alors il va... dessiner sur mon visage ? Avec sa lame ? Mon estomac se révulse, une bile acide me remontent à la gorge et un vertige fait momentanément tanguer la terre sous mes pieds. Je n'ai pas envie de me faire charcuter, pas du tout ! Accaparé par des pensées visiblement agréables - pour lui - le scorpion ne me retient plus d'aucune main. Je saisis l'issue sans réfléchir et, mue par l'un des instincts les plus primitifs de l'homme, je décampe.

Je le fais vraiment ! Les poumons en feu, le cœur à un cheveu de l'implosion, je me faufile sous le bras tendu de mon potentiel futur tortionnaire et détale à toutes jambes. Las. Je n'ai le temps de parcourir que trois mètres avant que l'homme me rattrape par derrière, m'enserrant dans l'étau inflexible de ses bras. Un sanglot d'abattement me secoue toute entière.

Quand je pense que mes amis ne sont qu'à une cinquantaine de mètres, à m'attendre sur le parking. Mia va bien finir par lire mon texto, non ? J'essaye de m'en convaincre dans un élan de désespoir. Elle rejoindra les autres et ils se rendront compte que je ne suis plus là. Et ensuite... et ensuite rien du tout. Ils ne me trouveront jamais, dissimulée dans les ombres de cette ruelle glauque derrière cet énorme 4x4 déglingué qui...

Je cligne des yeux en me focalisant sur le véhicule, un vieux tacot sur le point de tomber en ruine. La peinture est écaillée, la carrosserie cabossée par endroits, le rétroviseur du côté passager a été arraché et seuls quelques fils sectionnés pendent de la cavité... Je reconnais cette voiture ! C'est celle d'Hunter! Prise d'une inspiration divine, je prie de toutes mes forces pour que ce tas de ferraille dispose encore de ses fonctions de sécurité. C'est maintenant ou jamais. Je m'immobilise un instant, attends que le scorpion baisse sa garde derrière moi, puis, prenant appui sur lui, je jette les jambes en avant et assène un énorme coup de pied au capot surélevé du véhicule.

Je réprime un cri de satisfaction quand le système de sécurité du véhicule se déclenche et que ce dernier se met à hurler une alarme stridente. Le bruit est assourdissant, d'autant plus choquant dans le silence mortel de la rue, il se répercute avec une étonnante puissance contre les façades des bâtiments. Si des oiseaux étaient assez fous pour venir se poser sur les poteaux électriques de ce quartier, ils se seraient tous éparpillés dans le ciel en piaillant. Derrière moi, l'homme s'est figé. Sa prise se resserre autour de mon corps, mais il patiente, aux aguets. Tout comme moi.

Il suffit juste qu'une personne à proximité entende cette cacophonie et je suis sauvée ! Une seule personne ! Mon Dieu, je suis vraiment, vraiment désolée de t'avoir traitée de salaud! Je ne recommencerais plus jamais! Si tu es vraiment là-haut dans les nuages, à veiller sur nous comme tu es censé le faire... sors-moi de là ! Sors-moi de là et je jure que je serais sage ! C'est promis ! Je... j'appellerais ma mère ! Je me réconcilierais avec elle ! Et... j'arrêterais de courir après... après les ennuis, je ne bouderais plus, je serais agréable avec tout le monde, j'irais même à la messe si tu veux !

J'en suis là à négocier des clauses incohérentes avec les cieux en réfléchissant à ce que je pourrais échanger contre un sauvetage divin imminent quand une voix familière et enjouée me parvient en même temps qu'une imposante silhouette s'engouffre dans cette ruelle coupe-gorge :

- Eh ! Qui a touché à mon bébé, putain ! Je peux reconnaitre ses pleurs à des kilomètres à la ronde ! lance Hunter mi- blagueur mi- inquiet en emergeant de l'ombre.

Son visage avenant m'apparait alors qu'il s'approche de son énorme véhicule d'une démarche empressée, les mains enfoncées dans les poches de sa veste, et je crois défaillir de bonheur en le voyant.

- Je vous préviens, si elle a une égratignure, je porte plain...

Son sourire se fige lorsqu'il nous aperçoit. Il se pétrifie sur place à quelques mètres de nous et son visage se métamorphose : le masque jovial se brise en mille morceaux et le grand blond comique s'efface pour laisser place à un dangereux inconnu. Le scorpion n'a pas une seconde pour évaluer la situation parce que c'est moins de temps qu'il n'en faut à Hunter pour réagir. Pendant l'instant qu'il me faut pour battre des paupières et éjecter les vestiges de mon désespoir oublié, ma nouvelle personne préférée au monde a passé une main sous sa veste, à l'arrière de son jean. Celui d'après, il pointe un révolver dans notre direction.

Malgré ma surprise, je ne tressaille pas contrairement à l'homme derrière moi. Le bras qui appuie sur ma trachée se bande, devient aussi rigide qu'une barre de fer, les doigts gantés compressent douloureusement ma mâchoire. Et soudain, je sens de nouveau la lame de son arme chatouiller la peau de mon visage. Mes tripes remuent, ballotées par les vagues de terreur qui me traversent.

- Ok, maintenant tu vas m'écouter, lâche doucement Hunter d'une voix désincarnée que je ne l'ai jamais entendu employer. Tu retires ton bras. Lentement, si tu fais un geste brusque, je te bute.

- Hunt', ça fait un bail, répond le scorpion d'une voix faussement nonchalante que les tremblements de sa main - celle qui tient le couteau - viennent démentir. Reste en dehors de ça, ça concerne le club... Les histoires du club ne vous regardent plus...

- Ça me concerne, elle est avec nous, le contredit froidement Hunter pendant que je m'applique à rester parfaitement immobile pour éviter d'être défigurée à vie par le couteau tremblant.

- Avec vous ? répète l'homme au scorpion et je sens ses muscles se tendre contre moi. Comment ça, av...

- Riley... si tu ne bouges pas tout de suite, je te jure que je te fais sauter la cervelle. Je le ferais vraiment.

La menace est énoncée avec un sérieux de notaire. Autour de mon cou, la pression se relâche légèrement. Le scorpion hésite.

- Si tu tires, tu risques de la toucher, oppose-t-il sur un ton triomphant en me maintenant devant lui comme un bouclier humain tout abaissant sa lame pour la faire reposer à quelques millimètres de ma gorge.

Je n'ose même plus déglutir.

- Tu veux parier ?

Et là, comme pour prouver sa détermination, le colosse blond dévie légèrement la trajectoire de son bras tendu et presse la gâchette, tirant dans le vide. Le gravier gicle et le coup de feu claque comme le tonnerre fait trembler le ciel une nuit d'orage, comme un coup frappé contre la porte des enfers. Il me prend par surprise. Je sursaute en même temps que le répugnant insecte derrière moi et mes tympans se recroquevillent sous l'impact.

Mes battements de cœur se bousculent à toute allure alors qu'un terrifiant silence fait bourdonner mes oreilles. Il se prolonge, contamine l'air et nourrit l'ambiance terrifiante de cette ruelle cauchemardesque. Puis il me semble entendre claquer une porte au loin, comme un battant qui rebondit violemment contre un mur, et des bruits de pas précipités. Qui que soient ces gens, ils ont probablement été alertés par le coup de feu.

Quand une nouvelle silhouette pénètre dans les ténèbres de l'allée, mon souffle s'égare et je crois momentanément à un mirage. Avant même de voir son visage, je sais qu'il s'agit de Royce. Je pourrais l'identifier dans une foule grouillante en pleine nuit. Je ne pourrais dire si le fait que j'en sois capable est une bonne chose ou si c'est simplement triste, mais c'est le cas. Même baigné dans une flaque d'ombre à une quinzaine de mètres, je reconnais sa silhouette, sa démarche, son port de tête... Et, idiote ou non, à la seconde ou je l'aperçois, ma peur fait une chute libre, mes poumons se remettent à accomplir leur fonction principale et l'air recommence à circuler correctement dans mon organisme.

Derrière le mécanicien, je distingue l'albinos et le latino, tous deux le suivent de près d'un pas prudent et brandissent chacun une arme à feu. Royce a les mains vides lorsqu'il émerge brusquement de la pénombre, les traits lisses, mais le regard alerte. Il ralentit en apercevant Hunter sur le pied de guerre et son impénétrable expression se teinte de méfiance. Son regard suit la direction du révolver. Et bute contre le mien.

Je n'ai jamais autant eu l'impression que cet homme porte un masque qu'en cet instant, en voyant ce dernier se briser sur son visage comme une vitre en verre pulvérisée. Pendant un bref instant, le choc remplace la froide neutralité. Ses lèvres s'entrouvrent, son torse se soulève abruptement sous le tissu de sa chemise et ses yeux s'écarquillent en parcourant mon visage pour s'arrêter sur les traces de sang que j'ai essuyées sur mon haut. Mais cela ne dure qu'une nanoseconde. Ensuite, ses traits se creusent, se froissent d'une rage percutante pour lui modeler une expression terrifiante. Ses mains se mettent à trembler contre ses flancs avant qu'il ne les referme en deux poings crispés.

Mue par un réflexe stupide et le sentiment brut de sécurité que m'apporte la présence de Royce, je fais un pas en avant sans réfléchir. Je me fige net en feulant de douleur quand le tranchant du canif m'entaille légèrement la peau sous l'oreille. Un fluide tiède me mouille une nouvelle fois la peau et un sifflement de fureur masculine me parvient, juste en face.

- Lily, ne bouge pas, m'ordonne Royce d'une voix rauque et tendue en levant une main pour m'intimer de demeurer immobile.

Je m'exécute aussitôt en jouant les statues de glace. Seul mon cœur ignore la requête mais, bien qu'il me perce les tympans, personne ne semble s'en apercevoir.

- T'es un homme mort, éructe le mécanicien et cette fois, c'est à son tour d'avancer.

Il progresse lentement de deux enjambées, encadré par Michael et Diego qui tiennent toujours en joue le scorpion. Mais ce dernier recule dans la foulée, m'entrainant avec lui.

- Fais encore un pas et je l'égorge, prévient-il sèchement bien que son ton me semble incertain.

Dans les livres, on nous raconte que dans ce bref laps de temps qui risque de précéder la mort, le potentiel futur cadavre voit sa vie défiler sous ses yeux, comme sur une cassette vidéo. Mais c'est faux. En tout cas ça l'est pour moi. Je ne peux penser à rien d'autre qu'à l'instant présent. Je le perçois avec un fulgurant sens du détail, comme si tous mes sens s'étaient aiguisés pour me permettre de profiter correctement du moment. Je ressens tout : je perçois la pression menaçante de l'arme blanche tout contre ma peau, les odeurs de pots d'échappements, de poubelle et d'alcool qui saturent l'air, les ombres menaçantes qui dansent sur la façade délabrée, l'haleine tiède et sèche de l'été... Mais mon cerveau est vide de toute pensée cohérente alors pour les souvenirs de famille et le film de mes best-of, on repassera.

À présent, les tremblements de Royce se sont propagés dans ses bras et font vibrer ses épaules. Ses mâchoires sont contractées et quand il ouvre la bouche, ses paroles sortent entre ses dents serrées de manière un peu hachées.

- Si tu voulais la tuer, elle serait déjà morte.

- C'est vrai. Mais j'ai le droit de la mutiler.

- Si tu t'avises de... qui t'envoies ? Vadim ? crache Royce, le visage déformé par une colère animale et autre chose que je n'ai pas la force de traduire. Il est tellement prévisible, ajoute-t-il avec un ricanement étranglé et dépourvu de la moindre once d'humour. Alors quoi, je veux plus taffer pour lui et il t'envoie faire le sale boulot ? Qu'est-ce qu'il t'a demandé de faire ?

Contre mon dos, Riley se fige une seconde dans ce que j'interprète comme de la surprise.

- Ça n'a rien à voir avec Vadim, rétorque-t-il. Ni avec toi. C'est le chef qui m'envoie faire passer un message. Pour Williams. Mais il sera content d'apprendre que Royce Walters en pince aussi pour cette gamine. On avait entendu la rumeur, mais on s'est dit que c'était des conneries.

Royce parait interdit durant quelques instants. Son regard vif ne cesse de faire des allers-retours entre moi et ce que je devine être le visage de l'homme au scorpion derrière moi.

- Qu'est-ce que vous avez contre Williams ? interroge-t-il d'une voix vibrante de tension et je comprends qu'il essaye de faire diversion.

Trop focalisé sur lui, mon ancien futur ravisseur ne parait pas remarquer Diego et Michael qui se déploient discrètement sur les ailes de la ruelle jusqu'à sortir de son champ de vision.

- Il bouffe notre territoire. Il a racheté les terres de l'ancien et maintenant il les occupe et il rase tout. On sait pas quels sont ses plans pour cette île et on s'en branle mais s'il s'incruste chez nous, il paye. C'est la loi.

- Qu'est-ce que le chef t'a dit de faire ?

- Il m'a dit de trouver sa gosse et de l'abimer. Je comptais juste m'amuser un peu. Il m'a demandé d'être convaincant. Il pense que ça lui fera péter un plomb, à Williams, que cette mioche est le seul truc auquel il tient encore.

Et pendant qu'il parle, ma rétine périphérique me fait cadeau de la vision de Diego, à deux mètres de nous. Un doigt sur la bouche pour me faire signe de rester calme, il progresse en arc de cercle avec une lenteur angoissante, son arme pointée devant lui.

- S'il rachète ces terres, c'est qu'elles lui appartiennent, remarque Royce d'une voix distraite en cherchant de toute évidence à gagner du temps.

Ses muscles sont tellement contractés que les veines qui serpentent sur ses avant-bras découverts saillent de manière inquiétante. Celle qui lui traverse le front palpite dangereusement.

- On t'a connu moins faible, raille nerveusement Riley et son rire répugnant se répercute dans mon dos, m'arrachant un frisson involontaire. C'est quoi l'embrouille, tu taffes chez les bourges et t'es de leur côté maintenant ? C'est à cause de cette gamine ?

Diego n'est plus qu'à trois pas.

- Lâche là et on te laisse partir sans emmerdes, propose Royce d'une voix artificiellement calme.

- Me prends pas pour un con, Walters. Je sais pas pourquoi vous protégez cette fille mais dès le moment où je vais la lâcher, vous allez me choper.

Royce, qui semble avoir subitement retrouvé le contrôle de lui-même, affiche presque une expression insensible en haussant les épaules. Seule une personne ayant passé beaucoup - beaucoup trop - de temps à l'observer, une personne comme moi en somme, peut se rendre compte de la raideur cadavérique de ses mouvements et de la crispation persistante de ses traits. De l'extérieur, il a l'air presque... paisible.

- Je bosse pour son oncle et je suis en conditionnelle, lâche-t-il sur un ton neutre. Ça la foutrait mal pour moi de ramener à Williams sa nièce amochée. C'est bon, laisse la filer et on oublie.

Riley hésite, je le sens. Il perçoit une ouverture et se demande s'il doit s'y engouffrer. Mais il n'a finalement plus le choix parce que Diego, qui nous a contourné en silence pendant tout le temps de la conversation, se poste près de nous et, sans crier gare, colle le canon de son revolver contre ce que je devine être la tempe du scorpion. Ce dernier resserre sa prise autour de moi par reflexe, comme si j'étais une espèce de bouée de sauvetage.

- Lâche-là où je tire, siffle le latino près de nos oreilles et je me demande s'il est sérieux. J'hésiterais pas une seconde.

Et puis tout s'enchaine très vite, trop pour mes sens émoussés...

Pris de panique, Riley m'éjecte brusquement, m'envoyant valser contre le mur décrépi. Mon épaule droite le heurte de plein fouet avant que je ne glisse au sol, l'arrière de ma tête raclant la façade. Je me recroqueville par terre, enroulant mes bras autour de mon corps de sorte à prendre le moins d'espace possible et me faire oublier. À la seconde où je quitte les bras de l'homme au scorpion, Royce se jette sur lui.

J'ai déjà vu de nombreuses scènes de combat, au cinéma par exemple. On en voit tous très souvent, je suppose. Que serait un bon film d'action sans une chorégraphie de bagarre bien orchestrée et jouée par des acteurs entrainés ? Mais aucun thriller, aussi réaliste soit-il, ne nous prépare à ce genre de situation. Dans la vraie vie, c'est totalement différent. La violence et l'intensité vous frappe en pleine face comme un énorme coup de massue, l'adrénaline se déverse à flot, la vision devient floue et peine à se stabiliser correctement alors que vos sens tentent de garder le contact avec une réalité meurtrière.

La façade d'indifférence que Royce avait réussi à se composer, l'espace de quelques précieuses minutes, part en poussière. La rage déforme les traits aiguisés de son visage alors qu'il plonge en avant avec la vigueur d'un félin affamé en pleine partie de chasse. Ses mains crochètent le blouson de mon assaillant et le projettent violemment sur le capot d'une Mercedes à proximité. Ce dernier - le capot - se met aussitôt à hurler et sa sirène d'alarme succède au bruit sourd de l'impact - si tout le quartier n'est pas ameuté avec ça, alors je ne sais pas à quoi servent ces immondes sonneries. À présent l'homme est étendu sur cette pauvre voiture, son corps arcbouté en arrière, tordu dans un angle étrange, et Royce le domine de toute sa hauteur, une main refermée autour de sa gorge exactement de la même façon que l'autre me tenait il y a quelques minutes.

Passant la paume sur ma nuque pour effleurer la plaie qui s'est "agréablement" rappelée à moi maintenant que je suis hors de danger, je suis la scène de mes yeux écarquillés. Mon cœur ralentit à peine, j'ai l'impression qu'il prépare le triathlon. D'une certaine manière, je suis toujours piégée dans ce cauchemar. Quand Royce plonge la main dans la poche de son jean pour en sortir son propre canif, ma peau se recouvre de chair de poule. Je serre plus fort mes bras autour de mes jambes pour endiguer mes tremblements.

Les trois autres ont rangé leurs armes à feu, ils se tiennent immobiles autour du mécanicien et, contrairement à il y a encore deux minutes, la situation ne semble plus les affecter tant que cela, comme s'ils avaient l'habitude de ce genre de retournement. Mais je n'arrive pas à m'y faire. Ma vie... ce n'est pas à cela que ressemble ma vie. J'étais censée passer mes journées à barboter dans la piscine en potassant mes cours de l'an prochain, trouver un nouvel appartement et réfléchir à la décoration, monter à cheval... Dans mon programme, il n'y avait ni agression dans d'effrayants coupe-gorges, ni kidnapping improvisés ou avortés, ni coups de feu et canifs ensanglantés. Je n'étais pas censée non plus me retrouver coincée dans une histoire de règlement de comptes qui ne me concerne même pas et dont je ne sais rien du tout. Ce n'est pas ma vie. Ma vie à moi est lisse, parfois pénible et cruelle mais globalement d'une réconfortante banalité...

- Emmène là, ordonne sèchement Royce sans se retourner ni désigner de cible claire à son injonction.

Mais Hunter s'anime comme si son compagnon venait de prononcer son prénom et traverse la rue pour me rejoindre. Il s'accroupit près de moi et un tressaillement involontaire me fait trembler quand il pose son énorme main sur mon épaule. Je me ressaisis aussitôt sous son regard troublé mais teinté de compassion.

- Allez viens, m'intime-t-il à voix basse comme si je risquais de me craqueler et de me fissurer s'il haussait le ton.

Je secoue vigoureusement la tête, le regard braqué sur le profil de Royce. Hunter insiste en me prenant doucement le bras, mais je m'entête et "lutte" contre lui. Je suis parfaitement consciente que s'il le voulait, il pourrait sans souci me jeter sur son épaule et m'entrainer contre mon gré. Mais il n'en fait rien, me laisse croire que mes résistances physiques ont raison de lui alors que je sais très bien qu'il répugne à me forcer à quoi que ce soit après ce qui vient de m'arriver. Le blond se contente de rester acroupi près de moi et de reporter son regard sur son camarade.

- Alors comme ça t'as envie de "t'amuser" ? siffle Royce au-dessus du scorpion. Ça tombe bien, moi aussi, précise-t-il en faisant courir sa propre lame sur la joue de l'homme, dessinant un tracé pourpre et suintant.

Riley laisse échapper une plainte rauque. Mes yeux me brulent, mais je les empêche de se défiler. Toutefois, quand le mécanicien plante sans prévenir le tranchant de son arme dans la cuisse de l'homme, mes paupières se ferment d'elles-mêmes pour échapper à ce spectacle. Un hurlement déchirant et éraillé transperce l'air. Mon pouls s'emballent et la bile me remonte à la gorge.

- Attends ! Attends ! Je sais des trucs ! J'ai des renseignements qui pourraient t'intéresser ! clame le scorpion en tentant visiblement de négocier.

- Parle, l'invite Royce sans retirer l'arme de la cuisse ensanglantée.

Son regard est étrange, comme habité. Le gris métallique a cédé la place à noir d'encre et j'ai du mal à le reconnaitre.

- Y a une taupe parmi vous, halète l'homme en implorant son assaillant du regard. J'ai entendu le chef en parler avec un autre membre.

Un silence accueille cet aveu.

- Et ? Crache le morceau ou ferme ta gueule, le prévient Royce d'une voix blanche en resserrant sa main autour de la gorge du scorpion.

- C'est tout ce que je sais, croisse l'autre mais je suis visiblement la seule à remarquer son regard qui dévie pour se poser une fraction de seconde sur l'albinos taciturne.

Ce dernier tressaille - une première - et recule lentement pour disparaitre dans l'ombre de la toiture du bâtiment.

- Dommage pour toi, note Royce sans états d'âme.

Mon estomac convulse sensiblement quand je le vois retourner la lame et lui faire faire plusieurs aller-retours dans les chairs de l'homme. Ce dernier se remet à hurler en suffoquant. Je serre les dents et détourne les yeux. Je veux juste que ce cauchemar s'arrête.

- Ok ! Ok ! Attends ! Je sais... je sais autre chose !

Royce patiente en silence, une expression froide et impassible figée sur son visage marmoréen.

- Elle... la fille... je crois que je sais pourquoi ils veulent la garder en vie.

Royce se redresse brusquement, ses épaules se raidissent.

- Accouche, putain !

L'homme tourne légèrement la tête pour cracher du sang sur le bitume et reprend, le front luisant de sueur.

- Ils... je crois qu'ils pensent qu'elle pourrait être au courant de... certains trucs.

Je me redresse et arrondit les yeux. Est-ce qu'il est en train de parler de moi, là ?

- Quoi ?

- Ils... on a entendu dire qu'elle sait peut-être où est... tu sais quoi...

Quoi "tu sais quoi" ? Je ne sais pas quoi du tout moi ! Mais j'ai le sentiment que les quatre autres voient très bien de quoi il parle parce que tous se figent, en alerte.

- Vous êtes tous cinglés ? C'est n'importe quoi, s'emporte Royce.

- C'est ce... ce que j'ai entendu. Mais ré... réfléchit, c'est logique... qui est la dernière personne qui était en possession de... ?

Royce se crispe, appuie sur le manche de son canif qui s'enfonce un peu plus profondément dans la jambe du scorpion. L'homme recommence à crier mais c'est tout. Je ne sais pas comment il fait. Ils doivent être habitués à la douleur parce que moi, je me serais mise à pleurer comme un bébé. J'aurais probablement tourné de l'œil. Même là alors que ne suis que spectatrice, j'ai la gorge qui me brûle.

- S'il te plait, Walters, brame Riley quand Royce retire son couteau de poche de sa cuisse dégoulinante, je te... te promets, je l'approcherais plus ja... jamais ! Mais tu... tu dois savoir que d'autres le feront. Tout l... tout le monde a des comptes à rendre avec Williams et la rumeur se répand que t'as un f... faible pour cette fille...

Je cligne des yeux en essayant de m'assurer d'avoir bien compris.

Non. Ne réagis pas. N'interprète pas. N'y penses même pas.

Royce ne relève pas, aucun muscle de son visage ne bouge, il se contente de hocher la tête comme pour lui-même et d'appuyer sa lame contre la gorge du scorpion. Oh non ! Oh non, non, non ! Pitié, non ! Je ne veux pas assister à cela !

Riley commence à implorer, le visage tordu de frayeur mais les yeux secs, et moi, je me mets carrément à pleurer. Je ne veux pas ! Peu importe ce que cet homme a fait... ou ce qu'il a failli faire, je ne veux pas voir quelqu'un mourir maintenant ! Plus jamais...

Hunter pose une main sur mon genou pour essayer de me soulager et je remarque qu'à part une touche de compassion quand il me regarde, son expression ne reflète aucune sorte de trouble devant la scène qui nous est imposée. Comment est-ce qu'ils font pour endurer ce genre de chose sans flancher ? Sont ils taillés dans le roc ou alors est-ce moi qui suis pitoyablement faible ? Je suis probablement en train de réduire à néant des décennies de lutte féministes acharnées.

Le blond me dévisage un instant. De toute évidence, la mort imminente potentielle de l'homme l'indiffère. Cela ne l'empêche pas de claquer sèchement des doigts pour attirer l'attention de Diego. Quand le latino pivote légèrement pour se retourner vers nous, j'entrevois Hunter me désigner d'un mouvement de tête. Le regard sombre et impassible du latino descend vers moi et je ne suis pas certaine de ce qu'il discerne sur mon visage - à part mes larmes de marmot, s'entend - mais il se redresse aussitôt et décroise les bras.

La seconde d'après, il s'approche de Royce pour poser une main ferme sur son épaule.

- Mec, laisse tomber, ça en vaut pas la peine, souffle-t-il.

- Reste en dehors de ça !

- Hermano, t'as vu ce qu'il vient de faire... Il vivra pas deux jours de plus, tu le sais...

Royce se passe une main sur le visage, laissant une horrible trainée pourpre sur sa pommette, mais secoue la tête.

- Tu te trompes, il vivra pas deux minutes de plus...

Je me crispe en le voyant augmenter la pression sur son canif, une pluie de gouttelettes écarlates se mettent à ruisseler sur le cou de l'homme. Ce dernier semble avoir abandonné tout espoir de survie et arbore un calme relatif et incompréhensible. Ses yeux sont résignés et fixent le ciel invisible depuis cette ruelle. J'étouffe un sanglot contre ma cuisse.

Ça n'est pas en train d'arriver. Ce genre de chose est réservé au cinéma, normalement ! La vraie vie ne ressemble pas à cela ! Elle n'a pas cet effroyable gout de rouille et d'épouvante ! Non, c'est juste un mauvais rêve particulièrement réaliste et terrifiant, un horrible cauchemar. Je vais me réveiller en sueur d'un instant à l'autre dans les draps rose parfumés à la lavande de ma chambre au domaine.

Mais je ne me réveille pas.

Diego se penche en avant, la main toujours accrochée au bras du mécanicien et murmure quelque chose que je n'entends pas près de son oreille. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il dit à Royce mais l'effet est immédiat. Il se raidit, les muscles de son dos se contractent, puis il se dévisse le cou pour jeter un œil derrière lui. Il tressaille en remarquant ma présence, comme s'il m'avait oublié ou s'il pensait que j'avais réellement suivi Hunter sans faire d'histoire. Les traits de son visage se crispent de contrariété quand il croise mon regard et il me semble même qu'il blêmit sensiblement.

Et là, pour mon plus grand soulagement et celui de mes poumons torturés, il écarte son arme ensanglantée de l'autre et la range dans sa poche, serrant les dents comme si ce retrait lui coûtait. Puis, il s'éloigne de la voiture, les poings serrés le long de ses cuisses comme pour s'empêcher de se raviser. Le scorpion se redresse, semble ne pas en croire sa chance. Une main appuyée sur sa jambe pour faire pression sur la blessure, il roule sur le côté et se laisse tomber du capot pour s'étendre sur le trottoir. Royce le repousse du bout de sa botte pour l'écarter de son chemin et, comme s'ils répondait à un signal muet, Michael se penche pour le ramasser.

- Debout, ordonne-t-il sèchement en levant les yeux au ciel comme un enfant qui vient d'écoper d'une corvée ennuyeuse.

L'homme se relève péniblement et Hunter rejoint l'albinos pour les escorter. Tous trois s'éloignent dans la ruelle, l'un en claudiquant, les deux autres en poussant le troisième dans le dos, puis disparaissent. La zone redevient silencieuse et j'ai ce sentiment étrange, comme lorsque l'on émerge d'un horrible songe et que notre cœur s'apaise enfin, écrasé par un brutal soulagement.

C'est fini. C'est terminé ! Je vais bien, mon visage ne terminera pas sur une brique de lait et mon corps ne nourrira pas les poissons de l'Atlantique. Je m'en sors avec deux, trois égratignures et quelques mois de cauchemars mais à côté de ce que mon cerveau m'avait concocté comme scénario, ce ne sont que des broutilles. Je redresse la tête pour remercier le ciel d'avoir, une fois n'est pas coutume, exaucé mes prières, mais tombe sur Royce a la place. Il se tient immobile à quatre ou cinq mètres, ses prunelles dures braquées sur moi, les bras ballant le long de son corps immobile et l'air circonspect.

Son allure me porte un léger coup au cœur. Ses cheveux en bataille partent dans tous les sens comme s'il avait brutalement fourragé dedans, ses traits ne se sont pas détendus et les vestiges de sa colère s'y attarde encore quelque peu, ses mains maculées de sang donnent l'impression qu'il les a fourré dans le ventre d'un animal et les deux traces pourpres sur sa pommette complètent l'inquiétant tableau.

Comme j'ai l'impression d'être la seule à dramatiser, je sèche mes larmes avec empressement en utilisant la manche de mon T-shirt et bats des cils à toute vitesse pour éjecter les plus récalcitrantes d'entre elles. Royce m'a assez vu fondre en larme pour toute une vie, il doit me prendre pour une pleurnicheuse de première. Puis, je me relève péniblement en m'appuyant contre le mur pour empêcher mes jambes instables de me lâcher.

Passant un doigt hésitant sous mon oreille pour effleurer les dégâts de la lame, je grimace. Le mécanicien fait aussitôt un pas dans ma direction, mais s'arrête net, indécis. Il fait un nouveau pas vers moi, avançant avec une étrange lenteur et me présentant ses deux paumes ouvertes comme pour me prouver qu'il est désarmé. Qu'est-ce qui lui prend ? Je fronce les sourcils en croisant son regard attentif et... préoccupé ? Son front est plissé et ses lèvres pincées. Il a l'air de croire que je m'apprête à détaler comme un lapin. Même en supposant que mes jambes soient capables de cet exploit, pourquoi diable est-ce que je m'éloignerais de ma seule source de sécurité en ce moment ?

Diego n'a pas bougé, il est adossé au mur et nous scrute silencieusement. Je baisse des yeux perplexes vers les mains tendues et ensanglantées du mécanicien et, suivant mon regard, Royce les soustrait brusquement à ma vue pour les essuyer en vitesse sur son jean. Après cela, il ne bouge plus d'un poil, se borne à me fixer, dans l'expectative, à attendre... mais attendre quoi ?

Quand je n'en peux plus de cette accalmie, j'esquisse un pas en avant. Royce se redresse, son regard fouille le mien. J'avance encore et cette fois, il s'anime enfin, avalant le reste de la distance qui nous sépare pour se planter face à moi. Il tend prudemment la main pour effleurer mon menton du pouce et l'orienter de sorte à pouvoir regarder mon entaille mais je ne l'en empêche et nous surprend tous les deux en m'effondrant dans ses bras.

Il se pétrifie, visiblement sous le choc, mais me laisse faire et referme même ses bras sur moi. Son odeur singulière et masculine m'enveloppe comme une couverture en laine un jour d'hiver. La sensation diffuse de sécurité que j'ai ressentie en le voyant se transforme en un ouragan de certitude. S'il y a une chose dont je ne doute pas à propos de Royce, c'est d'être hors de danger en sa présence. En dépit de tout, des avertissements lugubres de tout le monde, j'en suis certaine. À 299%. J'enfonce mon visage dans le tissu de sa chemise et ne bouge plus. D'ailleurs je ne bougerais plus jamais, c'est décidé. Quand je sens les grandes mains du mécanicien faire légèrement pression sur ma taille pour m'écarter, je secoue la tête contre son torse et m'accroche à lui avec plus de vigueur.

- Lily, souffle sa voix grave près de mon oreille. Il faut que je regarde si t'es blessée.

- Je ne le suis pas, je marmonne et mes paroles sont à moitié étouffées par ses vêtements.

- Lily...

- Je te le jure. J'ai juste une ou deux égratignures, presque rien. S'il-te-plait...

Je le sens sa poitrine se gonfler quand il soupire plus que je ne l'entends, puis son torse vibre contre mon front alors qu'il dit quelque chose que je n'essaye pas d'entendre à Diego. La seconde qui suit, il s'incline pour passer une main sous mes cuisses et, avant même que je n'ai le temps d'envisager de protester, il me hisse dans ses bras sans aucune difficulté. Je pense une seconde à ronchonner - après tout, je suis encore capable de marcher - mais je ne le fais pas. Je suis trop fatiguée pour lutter contre lui, encore plus contre moi, et je n'ai pas envie de me séparer de lui, de perdre cette sensation de réconfort, aussi imaginaire soit-elle. Pas encore.

Alors plutôt que de faire ma mauvaise tête, je le laisse m'entrainer hors de cette ruelle de malheur, le nez enfoncé dans son cou près du col de sa chemise. Il sent le gel douche, la sueur et le whisky. Un mélange étonnamment apaisant, ou alors est-ce seulement parce qu'il s'agit de Royce ? Peu importe, je me concentre sur ça et m'interdis de penser à quoi que ce soit d'autre pour le moment. J'aurais bien assez de temps plus tard pour ressasser ce qui vient de se passer, ce à quoi je viens d'échapper, les histoires de listes, de paris et de photos et même le fait qu'une épée de Damoclès pèse peut-être au-dessus de ma tête à cause des activités de mon oncle. Oui, je penserais à tout cela plus tard.

Le front collé contre la peau brulante de Royce, je chuchote contre lui, assez bas pour qu'il ne m'entende pas mais assez haut pour qu'il m'entende tout de même:

- Je ne te déteste pas...

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