Chapitre 127

Là, à dix centimètres de moi - quinze grand maximum - Royce me surplombe de toute sa hauteur, ses traits taillés à la serpe plus tendus que les cordes d'une guitare mal accordée.

Non ! Ce n'est décidément plus possible. Je vais porter plainte contre le grand patron qui s'amuse depuis sa demeure céleste à me rendre la vie impossible. Je le visualise parfaitement dans son palais de nuages, construire le château de carte de mon existence pour donner une pichenette dedans quelques secondes plus tard. Et recommencer.

Seigneur, depuis combien de temps est-ce que Royce était derrière moi ? Qu'est-ce qu'il a entendu ?

Pendant quelques secondes, je demeure parfaitement immobile, plantée face à mon bourreau des cœurs. Puis son regard parcourt mon visage et devient aussi tranchant que les lames d'un rasoir, ses sourcils se froncent tellement qu'ils paraissent prêts à faire connaissance et ses lèvres s'entrouvrent une seconde avant de ne former plus qu'une mince ligne de contrariété. C'est là que l'humidité qui imprègne toujours mes joues et fait coller mes cils se rappelle à mon bon souvenir.

Mortifiée, je me passe le bras sur le visage en quatrième vitesse pour effacer les preuves de son emprise sur moi. Puis je baisse le visage pour le soustraire à l'examen trop zélé de Royce. Il est beaucoup trop proche, je le réalise en voyant ses grosses bottines presque collées aux pointes de mes converses. Et puis... je sens son odeur aussi. Ce parfum un peu musqué dans lequel se mêlent huile de moteur, menthe, soleil et... lui. Il sent bon et je me serais passée de cette douloureuse piqûre de rappel.

- C'était qui au téléphone ? claque sa voix coupante.

Je commençais à peine à retrouver mon souffle et il vient de me le reprendre avec sa question. Je redresse le menton très haut pour le dévisager, les dents serrées. Discuter avec Royce alors que le nom de mon beau-père flotte encore dans l'air tout autour de moi est la dernière chose dont j'ai envie. D'ailleurs, je n'ai pas envie de discuter avec lui du tout. Soutenir son regard est déjà bien assez pénible, comme d'essayer de garder les yeux ouverts sous les flashs d'appareils pendant une séance photo.

Je me force quand même à le faire. Dans ses prunelles d'acier, l'orage qui semblait couver vient d'éclater, les éclairs fusent dans tous les sens et une foule d'émotions codées se bousculent dans la tempête. Je n'essaye pas de les interpréter. J'ai la tête ailleurs, les pensées encore engluées dans mon cauchemar éveillé. Et puis d'ailleurs, je n'ai plus à faire ça. Je n'ai plus à essayer de le comprendre. Que ce soit un privilège ou une corvée, ce n'est plus mon rôle et ce n'est certainement pas en jouant à "devinez qui est Royce Walters" que je parviendrais à l'oublier.

- Je t'ai posé une question, Lily, s'impatiente-t-il. Qui vient de t'appeler ?

- Personne, je souffle en essayant de le contourner.

Il se décale aussitôt pour m'en empêcher et, afin de me priver de toute tentative de fuite, lève le bras qu'il appuie à la cloison tout près de ma tête. Je me retrouve acculée entre lui et l'angle de mur, son corps massif à quelques centimètres du mien, son visage tellement proche que je ne peux plus ignorer le moindre détail de sa perfection masculine. Si j'en avais envie, je pourrais même compter ses poils de barbe ou ses pores. Je n'en ai pas envie. Je n'ai pas envie non plus de remarquer que ses iris sont faites de plusieurs cercles de gris qui s'éclaircissent vers les pupilles.

Gris anthracite, gris ardoise, gris plomb, gris perle...

Je le déteste. Si seulement je pouvais le détester !

- Ce n'était personne, je répète en détournant le regard.

Il pince les lèvres, mécontent.

- C'est pour ça que tu pleurais ? À cause de personne ?

Je serre les bras autour de ma poitrine pour garder contenance, mais aussi pour poser une séparation physique entre son torse de super-héros et moi.

- Ça ne te regarde pas. Recule, s'il te plait.

Il s'est bien trop rapproché et j'ai du mal à respirer autre chose que lui. J'aimais cela avant. En fait, j'aime toujours ça, c'est bien là le problème. Contre toute attente, Royce s'exécute. Sa main se décolle du mur et il s'écarte d'un pas sans me quitter des yeux.

- Lily, est-ce que quelqu'un... est-ce qu'y a un gars qui t'emmerde ?

Je me sens pâlir. Mon Dieu, qu'est-ce qu'il a entendu ? Ses questions sont bien trop ciblées pour être anodines. Les mains moites, je me repasse mentalement le fil de ma discussion avec Gareth en essayant d'adopter un point de vue extérieur. Quoi que Royce ait saisi de notre discussion, c'est déjà trop. Je sens mes vieux réflexes d'autodéfense s'ériger autour de moi comme une armure, une vieille armure rouillée et usée dont je ne suis même plus sûre de savoir me servir.

Je m'assure de ne rien laisser paraître de l'enfer qui s'établit dans ma tête en essayant à nouveau de contourner le mécanicien. Encore une fois, il m'en empêche.

- Réponds-moi. Est-ce qu'un mec t'emmerde ?

- Oui, toi ! je m'emporte sans m'arrêter sur son air sidéré. Toi, tu m'énerves. Laisse-moi passer.

Mais il secoue la tête. Malgré la perplexité qui s'attarde quelque peu sur ses traits volontaires, sa détermination à me mettre des bâtons dans les roues ne semble pas faiblir.

- Ok, va chercher tes affaires, je te ramène. Comme ça tu pourras me filer le nom et l'adresse de ce merdeux pendant le trajet.

Mais qu'est-ce qui lui prend, pour l'amour du ciel ?

- Ça n'arrivera pas.

- Soit tu me parles à moi, soit tu racontes ça à Chris. C'est comme tu veux, décide-toi.

Paniquée, j'écarquille les yeux en essayant de deviner s'il est sérieux. Il en à vraiment l'air. Évidemment à quoi est-ce que je m'attends ? Royce est toujours sérieux. Enfin, sauf quand il s'agit de... fricoter avec moi. Là ça n'avait rien de sérieux.

- Ce n'était rien du tout, je t'assure. Tu n'as pas besoin de...

- Un mec te harcèle au téléphone au point de te faire chialer, j'appelle pas ça rien du tout. On y va, lâche-t-il d'un ton sans appel en sortant de sa poche ses clés de voiture.

- Non.

- Tu m'as mal compris. C'était pas une question. Bouge.

Non mais oh ! Croisant les bras, je me campe solidement sur mes pieds et lui offre mon regard buté, plein de toute la colère que j'ai accumulée.

- J'ai dit non, je ne monterai pas dans ta voiture et je n'irai nulle part avec toi !

Il s'arrête net. Son expression se modifie sensiblement, la détermination et la colère se dessoudent brutalement dans une violente impassibilité et d'un seul coup, le masque lisse est de retour. Je fais à présent face à un Royce de marbre qui pose sur moi un regard vidé de la moindre émotion.

- Pourquoi ? m'interroge-t-il froidement.

- Je ne veux pas, c'est tout.

- Pourquoi ?

- Parce que... parce que je ne t'aime plus du tout, voilà pourquoi.

Je regrette immédiatement cette réplique inutilement dure et parfaitement fausse, mais Royce ne parait pas froissé outre mesure. Il ne parait rien du tout d'ailleurs. Si l'on omet le minuscule tic qui agite compulsivement sa mâchoire, il n'a pas la moindre réaction. Ses traits demeurent aussi fermés que des portes de prisons, ses prunelles désertes d'émotions me scrutent avec une étrange attention.

- Ça tombe bien, personne ne te le demande, dit-il d'une voix blanche.

Puis, il tourne les talons et s'éloigne en direction du bar, la nuque raide. Sans trop m'expliquer pourquoi, je lui emboîte le pas et m'arrête près de lui quand il s'assied sur l'un des tabourets inoccupés. Il ne m'accorde plus un regard et je me sens vraiment empotée à me balancer d'avant en arrière, les mains liées dans le dos, pendant qu'il se commande un scotch. Je sais que le club est fermé et que les serveuses ne sont pas en service, mais les filles à demi nues qui discutent de l'autre côté du bar se font un plaisir de le servir.

Je ne m'assois pas. Je me contente de m'accouder au plateau de bois en me mordillant les lèvres de nervosité pendant qu'il porte le verre d'alcool à ses lèvres pour avaler sa première gorgée du liquide ambré. Je m'interdis de contempler ses lèvres. Pareil pour sa pomme d'Adam qui remue doucement. Oui, cela vaut mieux, je songe en déglutissant, la pomme d'Adam, c'est non.

Note pour moi-même : il doit être habitué à ce genre de boissons parce qu'il ne grimace pas en avalant, même pas une fraction de seconde. Quand je pense que je ne peux pas m'empêcher de froncer le nez en buvant de la limonade parce que les bulles me piquent la gorge alors que...

Est-ce que sa mâchoire a toujours été aussi carrée ?

Lily...

Quoi ? Je demande, c'est tout. Parce que de profil, on dirait presque un angle droit. Si j'avais une équerre...

Lily !

Royce interrompt mon absurde conversation mentale sans se donner la peine de pivoter vers moi.

- Tu voulais quelque chose ?

Son regard reste braqué dans l'air - à moins qu'il ne fixe les immenses étagères d'alcool juste en face - et il incline la tête en arrière pour prendre une nouvelle lampée de whisky.

- Est-ce que, je commence avant de me racler la gorge et de recommencer. Est-ce que tu vas le dire à mon oncle... pour l'appel ?

Cette fois, il incline légèrement la tête et se tourne vers moi. Ses prunelles d'acier se plantent dans les miennes et dénudent mes pensées. Je le laisse faire, au moins un peu, tout en le suppliant du regard. L'angoisse me tord les tripes. S'il en parle à Chris... je ne sais pas ce que je lui dirais, quel mensonge je vais pouvoir inventer.

- Tu lui diras toi-même, lâche finalement Royce au bout de dix éreintantes secondes alors que son regard sombre se plante quelque part derrière moi.

- Lily ? lance une voix sévère dans mon dos, pile à cet instant.

Est-ce que c'est une mauvaise blague ? Je me crispe avant de basculer la tête en arrière pour fixer le ciel - le plafond couvert de néon de la boite de nuit, en l'occurrence - et fusiller du regard le grand Dieu tout puissant, mais au sens de l'humour clairement douteux qui m'a prise en grippe. Il a osé !

À côté de moi, Royce s'est de nouveau focalisé sur son verre dont il fixe le contenu d'un œil vitreux. Il ne me prête plus un gramme d'attention.

- Lily, me rappelle mon oncle, un peu plus sèchement cette fois.

Je ne peux décemment pas faire semblant de ne pas l'avoir entendu, si ? je m'interroge sérieusement en calculant mentalement la distance qui me sépare de la sortie, le temps qu'il me faudrait pour l'atteindre en sprintant entre les boxes et mes chances d'y parvenir sans me faire attraper qui, soyons honnêtes, sont extrêmement mince.

Je choisis donc l'option la plus sage qui n'inclue aucune escapade ratée ni aucune figure de cascadeur : je me retourne sagement vers Chris et lui adresse le plus beau sourire dont je suis capable, sachant que je suis dans une boîte de striptease, à côté de l'homme qui m'a brisé le cœur et que je viens de passer la pire heure de... disons de la semaine.

Mon oncle se tient immobile à deux mètres de moi, très élégant dans son costume gris d'homme d'affaire, et me dévisage, l'air interloqué et très agacé. Ou juste agacé, au temps pour moi. Son expression est tendue, mais il ne dit rien, il attend que je m'explique la première.

- Ça te va bien les costumes trois pièces, je me hasarde à commenter, faute d'inspiration.

Pour ma défense, je le pense sincèrement.

Chris plisse les yeux, pas dupe pour un sou, mais salue tout de même cette manœuvre plutôt ingénieuse pour détourner son attention d'un bref hochement de tête.

- Lily ?

- Mhm ?

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Et toi ? je lui renvoie du tac-au-tac.

Chris pince les lèvres et m'adresse un regard d'avertissement. Je pense pouvoir affirmer sans prendre le risque de me tromper que lui et moi nous sommes un peu rapprochés cette semaine. Ce qui veut dire que l'on partage nos repas les midis, qu'il me raconte ses journées en détails le soir, qu'il vient me border et me lire une petite histoire pour que je m'endorme et...

Pas du tout, on ne fait rien de tout ça.

J'entends par "rapprochés" le fait qu'il m'adresse des demi-sourires quand il me croise au domaine et qu'il me laisse assister à ses séances quotidiennes de musculation -le seul moment de la journée où il est plus ou moins disponible. J'ai insisté et il a cédé sans chercher à comprendre, comme on accorde une lubie un peu grotesque à un enfant capricieux. Tous les jours, je me poste derrière cet espèce de banc sur lequel les sportifs s'allongent pour soulever des poids - et, accessoirement, prendre le risque de se sectionner la gorge - et je fais semblant de porter ses altères à sa place. Si mon invasion l'embête, mon oncle n'en laisse rien paraître.

- C'est moi l'adulte et toi l'enf... la plus jeune, alors tu vas me répondre, Lily, s'agace Chris. Je te rappelle que tu t'es faite agresser dans cet endroit, qu'est-ce que tu cherches en revenant ici ? Et où est Jace ? Je l'ai pourtant chargé de ne pas te lâcher des yeux, il va m'enten...

- Monsieur Williams ! s'incruste Mia qui vient comme par magie de rappliquer pile au bon moment.

- Miss Lopez, soupire mon oncle.

D'accord, je n'ai pas de divinité bienveillante dans mon camp, mais j'ai Mia. Cela compense largement, je trouve.

- Wouah, le trois pièce vous va comme un gant ! se croie obligée de préciser mon démon gardien.

Si j'ai adressé le même compliment à Chris il y a une minute, il n'a pas du tout la même consonance dans la bouche de mon amie. Je fais les gros yeux à la colombienne en voyant son regard s'égarer. "S'égarer" mon œil, elle sait très bien ce qu'elle fait.

- Vous m'aviez dit que vous alliez faire du shopping, l'apostrophe mon oncle. Je n'ai pas l'impression que ce soit...

Mais il est interrompu par l'un des porteurs de caisses :

- C'est bon, tout est chargé, patron.

Clignant des paupières pour tenter de donner un sens à l'insidieux doute qui m'assaille soudain, j'ai le réflexe inconscient de tourner mon regard vers la piste de danse. J'en demeure coite. Il n'y a plus rien. Les caisses d'explosifs ont disparues. Ma bouche s'entrouvre d'incompréhension, mes yeux s'arrondissent. Non, j'ai sûrement mal compris, ce n'est probablement pas ce de quoi ça à l'air...

- Qu'est-ce qu'ils ont chargé ? je m'entends questionner d'une voix inquiète.

- De la marchandise que j'ai commandé, c'est pour le boulot.

Plus évasif que ça, ce serait de ne pas parler du tout. Cela a peut-être un rapport avec le fait que, pour ma tranquillité d'esprit, j'ai besoin de m'assurer que mon oncle ne vient pas d'acquérir je ne sais combien de kilos d'une matière explosive inconnue, mais, une fois n'est pas coutume, j'insiste :

- Quel genre de marchandise ?

- Lily, ça ne te regarde pas.

- Ça dépend. Si c'est des pièces électroniques ou bien des accessoires art déco, je veux bien ne pas poser de question. Mais si mon oncle transporte de la dynamite ou même des pétards géants, je pense que j'ai le droit de le savoir.

Chris écarquille les yeux, blêmit et reboutonne sa veste de costume. Puis ses sourcils blonds se froncent considérablement et ses traits se ferment. Son téléphone sonne dans la poche de son pantalon. Il l'en sort uniquement pour raccrocher sans même regarder le numéro.

- D'où est-ce que tu sors ça ?

Ne voulant pas dénoncer Hunter, je garde les lèvres hermétiquement closes. Je suis une tombe quand je veux !

- Écoute... oublie ça, tu veux ?

Le téléphone se remet à sonner. Chris fait une nouvelle fois basculer l'appel sur le répondeur.

- Non, je ne veux pas.

- Lily... on en parlera plus tard, d'accord ? propose Chris en consultant sa montre - tiens, cela faisait longtemps - J'ai un créneau de libre ce soir, tu veux qu'on dîne quelque part ?

- Euh...

- Elle peut pas ce soir. Elle a rencard, glisse Mia, l'air de rien.

Perchée sur son tabouret, elle m'adresse un clin d'œil qu'elle agrémente de son sourire fourbe. Au même moment, un bruit d'éclaboussure nous incite à nous retourner. Royce, qui était en train de se resservir, vient de renverser le un tiers de la bouteille sur la surface en bois laqué du bar. Loin de s'en inquiéter, il se reremplit son verre et le vide d'une traite, le dos raide.

- Un rencard ? toussote mon oncle en braquant son regard translucide sur moi. Avec qui ?

C'est vrai ça, avec qui ? je hausse un sourcil en pivotant vers Mia pour obtenir une explication.

- Avec Boyd, clarifie-t-elle.

Ah ça. Zut, j'avais déjà oublié. Je suis prête à mettre les points sur les i et m'écrier que cette sortie est tout sauf un rendez-vous amoureux ou quoi que ce soit du genre. J'ouvre la bouche, la referme, fais une nouvelle tentative et échoue à nouveau. Parce que qu'est-ce que je pourrais dire ? " Non, ce n'est pas un rencard, c'est juste moi qui me prends pour Sherlock Holmes en essayant de résoudre le meurtre déjà élucidé de ton frère tout en enquêtant sur tes anciennes fréquentations douteuse et secrètes". Entre la peste et le choléra...

Le scénario de la simple sortie amicale me parait moyennement crédible : pourquoi est-ce que je ferais une virée avec Boyd sans inclure Mia et Jace ? Je suis coincée et ma petite peste d'amie l'a très bien compris si j'en crois son plissement de lèvres victorieux. Je conserve le silence.

- Boyd, répète un Chris songeur en raccrochant une troisième fois sur son portable qui s'est transformé en petite bête enragée et bruyante. Vous allez dîner ?

- Euh... je ne sais pas. Oui. Peut-être, je m'empêtre avant de songer que l'heure à laquelle commence cette course de voiture est plus ou moins celle à laquelle ferment les restaurants. Mais on ira peut-être ailleurs après et on risque de rentrer tard alors ne nous attends pas, j'ajoute dans le doute.

En formulant ces semi-mensonges - mais mensonges tout de même- à haute voix, il me semble presque entendre mon intégrité s'échouer au sol dans un bruit de verre brisé.

- Tu fais une fixette sur mes employés ou quoi ? marmonne Chris sans se soucier de me plonger dans un profond embarras.

Plus par réflexe qu'autre chose, je jette un coup d'œil à Royce, juste pour savoir s'il a été témoin de cette réflexion gênante. Il me tourne toujours le dos, penché sur le bar auquel il est accoudé, son verre à la m...

Oh mon Dieu!

- Oh mon Dieu! Royce, tu saignes ! je m'écrie d'une voix haut perchée en désignant sa main.

Dans son poing crispé, son verre est en morceau et du sang dégouline entre ses doigts serrés. Le bruit de verre brisé n'avait en fin de compte rien à voir avec mon intégrité en miette. Alerté par mon ton, il me jette un rapide coup d'œil avant de suivre mon regard. Son visage ne trahit aucune réaction lorsqu'il découvre sa main ensanglantée. Impassible, il l'ouvre, laissant s'éparpiller sur le bar les restes tachés de liquide pourpre de son verre.

- Ah. Carrément, souffle Mia en haussant les sourcils avant de sortir de sa poche un paquet de kleanex odorants et de lui tendre un mouchoir.

Royce l'ignore et s'essuie simplement les mains sur son jean, maculant le tissu d'hémoglobine et d'alcool. Je grimace en imaginant les particules de verre qu'il est en train de faire pénétrer dans ses tissus en faisant cela.

- Royce..., je tente d'une voix tremblante et accélérée par l'inquiétude, tu devrais peut-être faire voir ça à un médecin, si tu as des bouts de verre dans la main, ça risque de s'infecter et s'ils sont profonds, ça pourrait même endommager un vaisseau ou un nerf ou même...

Je m'arrête net en croisant son regard ahuri. Puis il hausse les sourcils avec un rictus froid l'air de dire "je vais survivre". Il ne va rien faire. Il ne va probablement rien mettre sur ses plaies ouvertes, je devine avec un pincement d'angoisse en le voyant tourner les talons.

- Royce, le rappelle mon oncle avant qu'il n'ait fait deux pas.

Son employé s'immobilise à quelques mètres et nous fait grâce d'un coup d'œil jeté par-dessus son épaule, dans l'attente de la suite.

- Je veux pas de mécanicien estropié alors règle-moi ce problème.

Le regard silencieux du fauve dérive vers moi un court instant, puis, balayant la remarque de mon oncle d'un haussement d'épaule dédaigneux, il s'éloigne, ouvre une porte plus ou moins dissimulée à l'opposé de la salle et disparaît dans les profondeurs de la boîte. Je laisse mes yeux lui courir après, les pensées dans un désordre qui ferait rougir de jalousie la chambre de Nathan, à supposer que les chambres soit capables de rougir, évidement.

Un homme chauve et trapu vient de pénétrer dans le club et Mia s'éjecte de son tabouret avec un "pas trop tôt" râleur pour aller à sa rencontre. Ben, je présume en regardant mon amie se planter sur son chemin et pour s'adresser à lui, les poings scotchés à ses hanches dans cette position que seules les filles très sûres d'elles peuvent adopter pour réprimander un homme. Est-ce qu'elle vient juste de taper du pied ? Elle l'a fait. Je pensais que cela se faisait seulement à la télévision.

- Boyd me semble être un garçon correct, commente Chris de but-en-blanc après s'être raclé la gorge alors que mes pensées sont encore focalisées sur la main blessée de Royce.

Je me passe une main sur la nuque, embarrassée par la conversation aussi inutile qu'embarrassante dont je vois poindre le nez. Chris et moi sommes à présent debout l'un en face de l'autre, près d'un bar grouillant de stripteaseuses bruyantes et... enfin, des stripteaseuses, quoi ! Suis-je la seule à saisir l'étrangeté de cette situation ?

- Hum... oui, je suppose. Enfin, je veux dire oui, c'est un gentil garçon.

- Je ne savais pas qu'il te plaisait...

Parce que ce n'est pas le cas.

- Euh... est-ce qu'on pourrait ne pas en parler ? je propose avec une légère grimace en ramenant mes cheveux en arrière en une queue de cheval imaginaire parce que je stresse et que mes mains ont la bougeotte quand j'angoisse.

- Vous allez faire quoi après le restaurant ?

- Hein ?

- Tu as dit que vous rentrerez tard. Où est-ce que vous allez terminer la soirée ? demande Chris, l'air de rien, en faisant défiler ses messages sur son portable.

- Oh. Oui, euh... à une fête. Je crois. Ce n'est pas encore décidé.

Argh! Voilà pourquoi je déteste mentir, les mensonges se reproduisent, ils font des petits bébés et un jour ou l'autre, les bébés finissent par apprendre à parler. Si je pouvais l'éviter...

Tu le peux. Pose-lui simplement la question, comme une personne normale.

Mouais. Facile à dire.

- Chris ? je l'appelle d'une petite voix, espérant attirer son attention tout en priant pour qu'il avorte la conversation dès à présent avec son fameux "j'ai une affaire urgente à régler".

Hélas, s'il ne détache toujours pas les yeux de son instrument de travail, il lève un sourcil pour me faire comprendre qu'il m'écoute. Du moins un peu, une petite partie de son cerveau me prête une distraite attention.

- Si je te pose quelques questions, est-ce que tu y répondras ?

Sa curiosité visiblement piquée, mon oncle me coule un bref regard interrogateur. Son regard a un petit quelque chose d'angoissant et si je sais que le mien est identique, je prie très fort pour ne pas avoir hérité du "petit quelque chose".

- Pose toujours, lâche-t-il avant de retourner à son écran miniature.

D'accord. Je me lance.

- Est-ce que tu peux me parler d'Isaiah Wise ?

Je pense qu'il n'aurait pas eu une réaction foncièrement différente si je lui avais envoyé une bombe à eau à la figure, chose que, évidement, je ne me risquerais même pas à faire dans la sécurité d'un songe.

Il se redresse lentement pour planter son regard bleu Antarctique dans le mien et tire légèrement sur le col de sa chemise. Ses traits se sont brutalement détendus - d'où vient cette manie chez les hommes de cette île de se couper de leurs émotions à volonté pour se transformer en cyborgs ? - mais dans ses yeux, le soleil semble s'être brusquement couché, laissant place à une nuit sans étoiles et pleine d'ombres terrifiantes.

- Qui t'a parlé de lui ? s'enquière mon oncle impassible en enfonçant les mains dans les poches de son pantalon de costume sur-mesure.

- Est-ce que c'est l'homme du cadre photo ? j'élude.

Sans trop m'en expliquer la raison, je ne veux pas évoquer le nom de Terrence devant lui.

- Oui.

- C'était ton ami ?

- On peut dire ça.

- Parce que vous étiez tous les deux pilotes de formule 1 ?

- En grande partie.

- En grande partie ?

- En grande partie.

- Est-ce que tu le fréquentes toujours ?

- Non.

- Est-ce que tu sais où il est, aujourd'hui ?

- Non.

Je ne renchéris pas. Tout cela ne mène à rien. Ses réponses sont bien trop vagues, son visage beaucoup trop lisse pour qu'il ne me paraisse totalement honnête. Si je voulais dissiper mes doutes en l'interrogeant, j'ai obtenu l'effet inverse. Il n'a pas eu l'air d'apprécier le thème de la conversation, d'ailleurs, quand son portable se met à sonner une quatrième fois, il prend l'appel sans hésiter cette fois.

J'écoute sa conversation téléphonique d'une oreille attentive et expérimentée. Oui parce que je ne l'ai peut-être pas mentionné mais je suis médaille d'or en espionnage. Et j'ai une excellente ouïe. Plus jeune, quand je couchais chez Nathan le week-end, c'était toujours moi qui étais de corvée d'escalier. Je m'explique : à l'époque, ses parents avaient de gros problèmes et se disputaient à longueur de temps.

Mais dans le monde de paillettes et d'apparences d'où l'on vient tous les deux, ce sport - les disputes conjugales - se pratique généralement à voix basse et tard le soir, surtout quand on a un enfant au collège et que l'on souhaite éviter qu'il n'apprenne que sa mère souffre de troubles de la personnalité.

Enfin bref, mon meilleur ami n'aimait pas être mis à l'écart et, comme j'étais de loin la meilleure espionne de nous deux, c'est moi qui marchais pieds nus et sur la pointe des orteils jusqu'à l'immense escalier central du manoir. Je m'asseyais dans les marches, prête à déguerpir à la moindre alerte, et j'écoutais les parents de Nate se déchirer. Puis je rebroussais chemin et, mes doigts fermement emmêlés aux siens, je lui rapportais tout dans les moindres détails après avoir éteint la lumière pour le laisser pleurer en toute intimité.

- Quoi ? s'étrangle Chris contre son portable avant de s'emporter. Mes consignes étaient très claires pourtant !... Non, certainement pas !... Très bien, arrêtez tout jusqu'à nouvel ordre... oui, j'arrive ! Non, ne faites rien tant que je ne suis pas là !

Quand il raccroche rageusement, il a retrouvé son attitude glaciale et déterminée d'homme d'affaire. Voilà, nous y sommes : dans quelques secondes, il va me sortir le "je dois y aller, j'ai une affaire à régler". C'est sûr, dans cinq, quatre, trois, deux...

- Il faut que je file, m'avertit-il sur un ton empressé, j'ai un truc urgent à gérer.

Bingo.

Il est déjà en train de s'éloigner quand il se retourne sans vraiment s'arrêter et lève un doigt autoritaire dans ma direction.

- Lily, vous rentrez à la maison, je ne plaisante pas. Tu n'as rien à faire ici ! J'en toucherai deux mots à Jace ce soir.

Puis, sans me laisser le temps de répliquer ou de défendre mon rouquin d'ami - si tant est que j'en aie envie ce qui, soyons francs, n'est pas franchement le cas pour le moment - il s'engouffre par la sortie et se volatilise dans la nature. Décidément, cela devient une - mauvaise - habitude chez les hommes qui croisent mon existence.

Avec un soupir à décoiffer un chauve, j'exécute quelques pas incertains. Ici, je n'ai pas le moindre repère, je suis le petit poucet mais je n'ai pas songé à semer des morceaux de pains. Je me sens aussi à ma place dans cet endroit qu'une table à langer dans un garage à voiture, c'est dire. M'y retrouver seule ne fait qu'exacerber cette réalité. Aussi, quand mon téléphone portable vibre, annonçant l'arrivée d'un nouveau message de "l'homme de mes rêves", je saute dessus avec l'empressement d'une noyée, oubliant momentanément mon grief passager contre Jace. Il aura bien le temps de s'excuser plus tard.

L'homme de mes rêves : On est sur le parking.

C'est lapidaire, j'en conclue que Jace ne s'est pas encore remis de notre conversation agitée et que je peux faire une croix sur les excuses pour le moment. Peu importe, en cet instant, il représente ma planche de salut.

Moi : J'arrive !

Je promène en vitesse mon regard dans la salle à la recherche de Mia mais ne la vois nulle part. Elle est peut-être dans les réserves ou dans le bureau de son employeur à récupérer son salaire tout en lui passant un savon pour son impardonnable retard. Quoi qu'il en soit, je ne passerai pas une minute de plus dans cet endroit. Je lui envoie rapidement un message pour lui signifier que je l'attends dans la voiture et quitte le club sans un regard en arrière.

Je me retrouve dans l'étroite ruelle sur laquelle donne la sortie du Lust et, je n'aurais jamais cru penser une chose pareille, mais j'accueille avec soulagement l'air souillé et pollué du Nord, je comparerais presque les odeurs de poubelles et de déchets en phase avancée de décomposition au parfum de la liberté. Presque, j'ai dit.

Regardant à droite et à gauche avant de traverser bien que l'endroit soit plus désert que ma vie amoureuse, j'essaye de me souvenir de quel côté est le parking. Oui, parce qu'en plus de toutes les tares que je traîne dans mes nombreuses valises, j'ai un exécrable sens de l'orientation. Bon d'accord, un sens de l'orientation inexistant.

M'immobilisant sur le trottoir défoncé, je sors mon portable pour demander à Jace de venir me chercher à l'entrée du club. Je n'en ai pas l'occasion. Je me suis à peine emparée de l'appareil qu'un énorme bras couvert de cuir et sorti de nulle part s'enroule autour de ma gorge.

Qu'est-ce que...

L'air me manque quand la pression augmente contre ma trachée et mon premier réflexe est de tirer sur le membre étranger pour le détacher de moi. Sans succès. Des points noirs affolés apparaissent dans mon champ de vison. J'ouvre aussitôt la bouche pour hurler. Peine perdue. J'aperçois une main gantée qui referme sèchement ma mâchoire avant de recouvrir complètement mes lèvres.

Mon côté rationnel s'éteint dans un ultime grésillement hésitant quand je me sens soulevée et entraînée dans un recoin sombre de la ruelle. Parce que rien dans cette situation n'est rationnel, rien n'a de sens. Mon cœur explose, mes sens se perdent, mon sang gicle à flot dans mes veines, propulsé par ma terreur. Je suffoque, je tremble.

Et là, alors que mon cerveau envisage le pire scénario et que je me demande si ma vie risque réellement de prendre fin par égorgement ou strangulation dans une ruelle putride et malfamée à quelques mètres d'un club de striptease, mon unique pensée est la suivante :

"J'aurais mieux fait de me taire et de rester dans cette cabine d'essayage étouffante à bouder et à regarder Mia essayer ces bouts de tissus affriolants ".

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