Chapitre 125

Le soleil pleut à verse, brûlant doucement ma peau en traversant le plexiglas poussiéreux de la vitre contre laquelle j'ai posé mon front. Assise en tailleur sur la banquette arrière du Pickup de Jace, les jambes relevées pour éviter de piétiner la marée de bouquins, emballages et vêtements en tout genres qui jonchent le sol du véhicule, je rumine en silence depuis dix bonnes minutes.

Une odeur de chaleur et de macchiato caramel sature l'atmosphère de l'habitacle. Jace conduit, un bras pendant hors de la voiture par sa vitre ouverte, Boyd feuillette un prospectus sur un prochain rodéo à Key Haven et Mia s'évente avec un manuel de gestion de l'entreprise en discutant avec les deux autres. Pour me dispenser de participer aux conversations, je fais mine de m'absorber dans la contemplation de la côtière ensoleillée qui défile alors qu'on avale les bornes à vive allure.

Après ce que je viens d'entendre chez ce glacier, je n'ai que moyennement envie de débattre sur le dernier Tarantino ou la fameuse rivalité Red Sox-Yankees. Cet homme... Terrence... il connaissait mon père, il savait peut-être sur lui des choses que j'ignorais, que l'on ignorait tous. Des choses qui ont peut-être de l'importance ou alors... qui en ont eu à un moment donné, je ne sais pas. Je ne sais rien. Est-ce que je devrais en parler à Chris ?

Non, ce serait l'alerter pour pas grand-chose et je n'ai pas envie de rouvrir de vieilles blessures en voie de cicatrisation juste pour apaiser mon trouble. Ce n'est sûrement rien, de toute façon. Ou alors c'est quelque chose et je commettrais une grave erreur en gardant ce que j'ai entendu pour moi. C'est comme... de la rétention d'information. C'est comme ça que ça s'appelle, il me semble, quand on dispose de données susceptibles de faire avancer une enquête, mais que l'on ne prend pas la peine de les faire remonter. Je crois même que c'est un délit puni par la loi !

Il n'y a plus d'enquête, Lily. Elle a été résolue il y a des années.

Oui.

Je m'accroche à cette vérité comme un nouveau-né à son biberon parce que l'autre alternative est bien trop effrayante pour que je la considère sérieusement. Et ce nom... Isaiah Wise. Je suis certaine de l'avoir déjà entendu quelque part mais impossible de me rappeler où. Pourtant je l'ai sur le bout de la langue, il me brûle les papilles ! Si c'est bien le monsieur du cliché, celui qui a fait bondir mon oncle, cela voudrait dire que... Rah! Je n'en sais rien.

Je ne pourrais pas expliquer pourquoi mais cet homme m'intrigue. C'est peut-être à cause de son regard perçant qui vous déshabille l'âme, même à travers le verre d'un cadre photo ou alors c'est la réaction de Chris qui titille ma curiosité, mais j'ai besoin d'en savoir plus. Le cerveau dans le même état que les vagues tourmentées qui viennent se briser sans relâche contre la jetée pour se disloquer en une pluie d'écume, je soupire doucement contre ma vitre.

- Lily, arrête de te torturer avec ça, ce mec est taré. C'est juste un vieux fou qui a voulu semer la merde, oublie, me conseille pour la centième fois Mia depuis le siège passager en devinant mon état d'esprit.

Un bras passé derrière l'appui-tête de Jace, elle se contorsionne pour me faire face et me transperce de son regard préoccupé. Depuis que l'on a quitté le centre commercial, elle et Jace n'ont pas arrêté d'enfoncer ce pauvre homme. D'après eux, je me monte la tête pour pas grand-chose. Si je n'avais pas une entière confiance en mes amis, je dirais qu'ils me cachent quelque chose. C'est vrai, sinon qu'est-ce que signifieraient ces regards contrariés qu'ils échangent quand ils pensent que je ne les vois pas ?

- Arrête, il n'est pas fou. Tu...

- Prends l'autoroute, me coupe-t-elle un instant en indiquant le chemin au rouquin particulièrement silencieux. Je dois aller chercher ma paye au Lust et rendre sa carte de crédit à mon frère.

Jace hoche la tête sans un mot après avoir jeté un coup d'œil éclair à sa montre. Je m'accorde une seconde pour m'inquiéter à l'idée de retourner dans cette boite de nuit un peu glauque dans laquelle j'ai manqué de me faire agresser au milieu des toilettes pour dames, mais il y a plus urgent pour le moment.

- Il n'est pas fou, je reprends, peu encline à laisser le sujet dévier aussi facilement.

- Lily, sérieusement. On aurait dit le vieux cinglé dans Retour vers le futur. T'as vu ces films ? Le premier est vachement bien.

- Tu vois bien qu'il me connaissait, je m'entête en soufflant d'agacement. Il savait même comment je m'appelle !

- Tout le monde sait comment tu t'appelles sur cette île. Même moi, je le savais avant même de t'avoir rencontrée. T'es une Williams.

- Je suis sûre qu'il ne délirait pas.

- Lily...

- Il se souvient que je venais dans sa boutique et...

- Et il pense que ton père est toujours vivant.

Un silence pesant accueil sa remarque. Pénible mais vrai. Je me racle la gorge, déglutis avec difficulté - pas facile de faire passer la salive quand une boule de la taille d'une balle de baseball vous obstrue la trachée - et détourne le regard vers la promenade qui longe la côte Est de l'île. Jace s'est arrêté à un feu et j'en profite pour détailler la petite foule qui se presse sur la corniche. On doit avoisiner les seize heures et certains touristes rentrent de la plage.

Autour de nous, des gens en maillots de bain et couverts de sables déambulent joyeusement, traversant la route pieds nus et hélant des taxis, chaises pliantes et parasols sous le bras. Avec un sourire mélancolique, je m'arrête sur un jeune père qui poursuit un petit garnement en brassards et short de bain bob l'éponge. Nathan en portait aussi des comme ça, je me souviens que c'était mon sujet de moquerie préféré.

L'homme me rappelle mon père. Pas physiquement, plutôt dans son attitude bienveillante et attendrie. Papa était comme ça. Il était bon, et juste. Aimant. Protecteur. Attentionné. Il était toutes ces choses à la fois. Je sais que les gens ont tendance à encenser et canoniser les personnes décédées mais je ne suis pas de ce genre-là. Je n'efface pas une ardoise de défauts sous prétexte que son titulaire a disparu. Des défauts, mon père n'en avait pas, voilà tout. Ou alors je ne les ai jamais connus, je n'en ai pas eu le temps.

Il ne méritait pas de finir comme ça. Évidemment, personne ne mérite ce genre de fin mais mon père encore moins que les autres, je réalise pour la millième fois en serrant les dents. S'il existe réellement un Dieu quelconque ou une entité supérieure chargée de veiller sur l'humanité, alors je me demande comment il ou elle a pu laisser arriver une chose pareille. Cette chose doit avoir un côté mesquin ou être particulièrement inattentive.

- Je suis désolée, s'excuse finalement Mia en prenant conscience de la dureté de ses paroles au moment où Jace repasse la première. Je sais que c'est dur mais ce type n'est pas une source fiable. Et t'as assez de problèmes comme ça. Tu veux un cookie ? propose-t-elle ensuite en ramassant une boîte de biscuits à moitié ensevelie sous son siège.

- Mais s'il y avait une petite chance pour qu'il ait vu juste ? Tu y penses ? Et si mon père... je veux dire, peut-être qu'il... si ça se trouve on s'est trompés. L'enquête a été résolue tellement vite, la police a peut-être raté quelque chose ! Ils se sont peut-être trompés sur les raisons..., je m'emballe en même temps que mon cœur.

- Ça ne le ramènera pas, tranche le conducteur en croisant mon regard dans le rétroviseur - dans le sien, je ne décèle plus la moindre trace de sa légèreté habituelle. Même s'il n'a pas été assassiné pour les motifs qu'on pense, il sera toujours mort alors qu'est-ce que ça change ?

Je me redresse trop brutalement et me cogne le sommet du crâne contre le plafond du pickup. Boyd vient de donner un coup de pied dans le dossier du siège conducteur pour faire taire Jace et même Mia lui adresse un regard d'avertissement. Les yeux brûlants d'indignation, j'enfonce profondément les ongles de mes mains dans mes paumes en dévisageant le rouquin dont les prunelles exceptionnellement sérieuses oscillent entre la route et moi.

- Qu'est-ce que ça change ? je répète, incrédule. Plein de choses ! Si ça se trouve, on n'a jamais eu le bon coupable.

- Arrête, tu te fais du mal pour rien. Le meurtrier de ton père a été identifié par les caméras de surveillance de la station service, c'est du béton armé comme preuve ça.

Je ne lui demande pas comment il peut disposer d'autant de renseignements. Les détails de l'affaire ont été classés comme confidentiels il y a des années pour épargner à notre famille l'attention de ces vautours qui se disent journalistes, mais Jace est Jace et il en sait toujours plus que ce qu'il veut bien dire. Il en sait toujours plus qu'il ne le devrait.

- Je sais très bien qui a tué mon père, je réplique vivement.

Comment pourrais-je l'oublier ? Nolan Foster. Deux mots : un prénom, un nom. Un inconnu. Un homme que l'on aurait pu ne jamais croiser. Son visage, que j'ai observé pendant des heures sur cette photo décrépie qu'ils avaient placardée à la une du journal local en me demandant ce qui avait pu pousser cet homme à prendre une telle décision... à prendre la vie de la personne que j'aime le plus au monde... ce visage me hante. Il peuple mes cauchemars. Ses traits resteront gravés dans ma mémoire à jamais comme une vilaine cicatrice dont on n'arrive pas à se débarrasser.

Malgré cela, le doute que ce vieil homme a insufflé dans mon esprit persiste.

- Mais peut-être qu'il exécutait juste les ordres de quelqu'un, je propose. Quelqu'un qui trouvait que mon père en savait trop. Terrence a dit que mon père travaillait sur des dossiers dangereux. Pourquoi ça te dérange que je cherche la vérité ?

- Et toi, pourquoi tu cherches à remuer la merde ? lâche Jace avec ce ton neutre et lisse qu'il emploie généralement quand on pose trop de questions sur son patron - mon oncle.

- Pardon ? je m'étrangle.

Il détourne les yeux du miroir central pour les reporter sur le trafic. Les traits fermés, il ne pipe mot. Qu'est-ce qui lui prend ? À côté de lui, Mia est parfaitement silencieuse. J'essaye de ne pas penser au "qui ne dit mot consent" mais l'absence de coopération de mes amis me fait le même effet qu'une écharde dans le cœur. Ça pique, ça démange.

Je fournis tellement d'efforts pour me retenir de verser la moindre larme que j'ai la délicieuse sensation d'avoir un fil de barbelé déroulé dans la gorge. Je suis à un cheveu de perdre ce combat. Je sens déjà une légère humidité recouvrir mes globes oculaire et bat des paupières à la manière d'un papillon effrayé pour l'en chasser quand une main chaude et douce s'enroule timidement autour de la mienne.

Boyd.

Je ne repousse pas ses doigts qu'il a enroulés autour des miens et renforce l'étreinte avec un léger soupir. Normalement, ce serait à Nathan de tenir ce rôle. Il est mon roc, l'ancre qui m'empêche de dériver dans un océan de chagrin et de cauchemars. Mais Boyd est là, lui.

- T'es allé trop loin là, mec, apostrophe-t-il Jace, la voix dégoulinante de désapprobation, sans me lâcher.

- La ferme, crache le rouquin sur un ton que je ne lui ai jamais entendu. Tu sais pas de quoi tu parles. J'essaye juste de la protéger. Elle a aucune idée du merdier dans lequel elle est en train de mettre les pieds.

Mais lui oui. Évidemment. Encore une fois, je suis la dernière au courant, celle à qui on ne dit rien. C'était exactement la même histoire avec... Royce. J'ai l'impression d'être une enfant de huit ans à qui les "grands" demandent de quitter la pièce pour les laisser discuter entre "adultes". Génial. Super. Sans un mot, j'extirpe mon portable de la poche de mon short et, de ma main libre, active ma 4g. J'ouvre Google chrome du pouce et il ne me faut qu'une minute pour trouver ce que je cherche.

- Ils organisent une course de nuit sur le circuit de l'île ce soir, je lance à la cantonade en détaillant les informations sur le site internet que je viens d'ouvrir. Elle se termine à vingt-et-une heures. Si on y va, on pourra peut-être intercepter cet homme après... Bobby. Terence a l'air de croire qu'il a les réponses à nos questions.

Mes questions, en l'occurrence.

Silence. Puis Jace démarre l'autoradio comme si je n'avais pas ouvert la bouche. Un morceau RnB se déverse aussitôt à travers les baffles du véhicule. Déterminée, je détache ma ceinture et me penche pour m'insérer entre les deux sièges avant.

- Est-ce que l'un de vous deux serait d'accord pour m'y emmener ? je tente en haussant la voix pour couvrir les plaintes du chanteur.

Un ange passe. Il ralentit, traîne, s'attarde.

- Lily... je suis pas sûre que ce soit une bonne idée, s'oppose finalement Mia sans me regarder.

- Est-ce que oui ou non tu vas m'y accompagner ?

- Je... non. Désolée. J'ai déjà dit à Diego que je passerais la soirée avec lui, lance-t-elle.

Elle ne s'est pas retournée mais je peux voir dans son miroir de courtoisie qu'elle a fermé les yeux, plissé le front et qu'elle se pince l'arête du nez comme lorsque l'on sent poindre une vilaine migraine.

- Jace ? je tente avec espoir.

Mais il secoue la tête, les jointures blanchies à force de crisper les mains sur le volant. Avec une moue défaite, je me rencogne contre mon dossier. J'ai presque laissé tomber mon projet de pêche à l'info quand Boyd propose :

- Je t'y emmènerais. Enfin, je veux dire... si tu veux. Je peux t'y emmener.

Jace se retourne pour lui adresser un regard très peu avenant, mais Boyd reste concentré sur moi, guettant ma réaction. J'hésite un peu, surprise, et réfléchis à ce que risquerait d'impliquer ce genre de sortie avec lui. Il s'attend peut-être à... autre chose ? Ou alors, je me fais du souci pour rien et il me propose juste un service en tant qu'ami. Oui, c'est probablement ça. De toute façon, un circuit de formule 1, ça n'a rien d'ambigu. Des bruits stridents de voitures de course, des spectateurs excités et en sueur, des odeurs écœurantes de hot-dogs, je vois très bien le décor. Impossible de confondre cette sortie avec un rencard. Im-po-ssible.

- Oh. Euh... je ne savais pas que tu avais une voiture, j'hésite tout de même.

- J'en ai pas. Mais j'ai une moto.

Une moto...

Mon cœur se crispe, tétanisé, avant de frapper plusieurs coups hésitants contre la porte que j'ai refermée. Gêné par mon silence, Boyd s'empresse de préciser :

- C'est plus une mobylette en fait... mais si t'aimes pas ça ou que t'en as jamais fait, on peut prendre un taxi ou...

- Non, ça me va, je le coupe avec un petit sourire de gratitude en chassant le malaise ridicule qui m'envahit à l'idée de monter sur une autre moto que celle de Royce.

Boyd hoche la tête et me récompense d'une adorable mine réjouie et incrédule. Je ne vais pas mentir, susciter ce genre de réaction est assez gratifiant. Et touchant. J'espère quand même que l'on est sur la même longueur d'onde, tous les deux.

Le reste du trajet se poursuit dans un silence plus religieux que le Christ en personne, si l'on omet les hits à la demande qui s'enchaînent les uns après les autres. Le nez de nouveau collé à la vitre brûlante, je regarde les bâtiments défraîchis succéder aux grandes baies vitrées et somptueux hôtels étoilés.

Si la zone Sud de Key Haven est une véritable trappe à touristes, le Nord ferait détaler les plus aventureux d'entre eux. À mesure que l'on s'enfonce dans les profondeurs sombres de l'île, les voitures de sports sont remplacées par de vieux tacots égratignés de partout, les caniches bouclés par des chiens errants boiteux dont les regards égarés me serrent le cœur, les trottoirs s'encrassent et deviennent irréguliers, les façades se défraîchissent, la végétation meurt. Les bruits de vagues, de mouettes et de vacanciers cèdent la place à un silence inquiétant. À la brise marine et son parfum salé se substitue un vent chaud auquel se mêlent des relents de déchetterie et de rouille. Même l'air semble se flétrir.

On serpente encore quelques minutes dans des ruelles sombres malgré le soleil flamboyant qui décore le ciel un peu plus haut - à croire que l'astre refuse de s'abaisser à éclairer ce sordide endroit de sa chaleur. Puis Jace se gare dans un petit parking. Je reconnais l'endroit bien qu'il soit quasi désert contrairement à la dernière fois. Il relève le frein à main et pivote vers Mia, la mine assombrie. Un pincement au cœur, je me demande un instant si c'est mon insistance qui l'a mis dans cet état-là. J'ai tellement peu l'habitude de le voir se départir de son sourire que je ne peux pas m'empêcher de culpabiliser d'avoir gâché l'ambiance. En même temps, j'ai beau chercher, je ne vos pas en quoi toute cette histoire le concerne ou l'affecte.

- T'en as pour combien de temps ? interroge-t-il Mia.

Elle hausse les épaules.

- Sais pas. Ça dépend si Ben est là où non, c'est lui qui s'occupe des payes. Et faut que j'appelle mon frère pour lui demander de passer. Je dirais un quart d'heure.

- Ok, Boyd et moi, on a une course à faire. Ça pose pas de problème si Lily attend avec toi ?

- Non, le club est fermé au public à cet heure-là. Y a que les employés.

Qu'est-ce que je disais ? Une gamine de huit ans un peu encombrante. C'est tout à fait ça, et là, "papa" et "maman" se répartissent ma garde. Sympathique. Je me dispense toutefois de remarque, décidant que j'ai été assez embêtante comme ça pendant le trajet. Ça n'enlève rien au fait que l'idée de pénétrer à nouveau dans cette boîte m'est aussi douce qu'un tapis en peau de hérisson. Une expérience dans cet endroit m'a largement suffi. Alors quand Mia descend du Pickup, je ne bouge pas d'un cheveu et reste enfoncée dans mon siège telle la trouillarde que je suis. Elle le remarque et ouvre ma portière à ma place.

- Viens Lily, ce sera pas comme la dernière fois, promis. Le Lust est désert en après-midi, m'assure-t-elle d'une voix rassurante.

Soupirant, je hoche tout de même la tête et la rejoins sur le trottoir émietté. Trente secondes après, le moteur du véhicule toussote quand Jace le remet au pas et je le regarde s'éloigner pour tourner à l'intersection suivante et disparaître. Mia me prend par la main et m'entraîne à sa suite en direction de la rue transversale et je reconnais immédiatement le grand bâtiment d'un noir de jais avant même d'aviser les grandes lettres sanglantes dont les néons demeurent éteints pour le moment. On me dirait que le Diable y a élu domicile que je ne serais pas le moins du monde surprise.

Cette fois-ci, personne ne fait la queue et aucun cerbère baraqué aux allures de catcheur ne surveille l'entrée. Toutefois, un grand van blindé aux vitres teintées est garé pile devant l'ouverture et quelques hommes s'activent autour.

- Merde, jure Mia en freinant des quatre fers, les yeux braqués sur le fourgon noir. Putain, c'est pas le jour.

Mon amie s'est immobilisée à l'abri des regards près d'une benne à ordure dont les relents me soulèvent le cœur. Devant nous, les messieurs sont en train de décharger l'énorme coffre du véhicule, faisant la chaine pour transporter de volumineuses caisses fermées dans les entrailles du bâtiment. Mia analyse la situation, une ride entre les sourcils et pendant la minute qui suit, j'ai le temps de jouer à "devine ce qu'il y a dans la poubelle ?". J'ai identifié des odeurs de bananes en décomposition, de vieux burgers, de bière et de quelque chose qui ressemble vaguement à du beurre rance, quand je prends la décision de respirer par la bouche.

- Bon ? Qu'est-ce que c'est ? je chuchote en désignant les caisses en bois qui circulent de bras musclés en bras musclés.

- Mhm. De la marchandise, lâche mon amie, évasive.

Inquiète, je la regarde passer les doigts dans ses courtes boucles. Elle jette un rapide coup-œil derrière nous comme pour vérifier que Jace est bel et bien parti - c'est le cas - et soupire de frustration.

- Des marchandises ? je répète. Comme... les provisions dont le club a besoin ? L'alcool, la nourriture, tout ça ?

- Pas vraiment. En fait le Lust sert parfois de point de chute la journée, pour certains... business.

- Business ? Mais de quel genre est-ce que tu par...

Son haussement de sourcil entendu me coupe dans mon élan et un frisson involontaire me chatouille désagréablement l'échine. Oui, évidement. On est dans le Nord, à quoi est-ce que je m'attendais ? Ces caisses ne sont pas remplies de fraises tagada, je devine en laissant mon cerveau développer ses capacités d'imaginations. Les hypothèses qui me traversent sur le potentiel contenu de ces caisses scellées me laissent une sensation glacée au creux du ventre. Cela peut être n'importe quoi. Des stupéfiants, des armes à feu, des organes humains...

Oui et des têtes découpées tant qu'on y est, se marre ma conscience, narquoise.

Pourquoi pas ? Comment s'appelait ce film déjà, celui avec Brad Pitt dans lequel la tête d'une femme est retrouvée à l'intérieur d'une boîte... Ah oui, Seven !

- C'est un endroit discret et les flics ont zéro contrôle sur cette zone, explique Mia en faisant distraitement tourner son portable entre son pouce et son index. Y en a à qui ça profite.

- Qu'est-ce qu'on fait ?

Mia hésite, me détaille d'un bref coup d'œil contrarié.

- Putain, si Royce apprend que je t'ai traînée ici pendant qu'ils déchargent la came, je suis morte.

Je plisse le nez mais me retiens de préciser que Royce n'en a probablement rien à faire. Je dois bien être le dernier de ses problèmes. En fait non, je ne suis même pas sur la liste.

- De toute façon, tu récupères juste ton salaire et on s'en va, non ? On n'est pas obligées de discuter avec ces hommes.

Mia semble peser le pour et le contre pendant quelques instants et je distingue le moment ou elle capitule dans ses yeux sombre.

- Je vais peut-être prévenir mon frère...

- Ça t'es déjà arrivé de cacher quelque chose à Diego ? je l'interroge par simple curiosité avec un minuscule sourire.

Elle me répond sans quitter l'entrée de son regard concentré.

- Hum ? Mouais... quand c'est une question de vie ou de mort.

- Une question de vie ou de mort, rien que ça ? Quoi par exemple ?

- Je couchais avec Hunter au lycée. Ça, je lui ai jamais dit.

Oh!

- Oh.

- Ouais. Je veux pas avoir d'homicide sur la conscience, conclue-t-elle distraitement avant de revenir au sujet principal. Ok, on trace et on cause à personne, compris ?

- Oui chef ! je m'amuse malgré le soupçon d'angoisse qui alourdit mon estomac.

Sur ce, on traverse la route étroite pour rejoindre la petite entrée. Un grand homme chargé pose sur nous un regard vaguement curieux mais s'écarte pour nous céder le passage sans nous adresser la parole. Je suis Mia dans l'étroit couloir sombre et étouffant qui conduit à la vaste salle centrale du club avec l'étrange impression de progresser dans les boyaux d'un énorme serpent endormi. Des éclats de voix masculines me parviennent juste avant que l'on ne débouche dans l'immense espace de la boîte.

Cette dernière n'a strictement rien à voir avec l'endroit explosif et un tantinet effrayant dans lequel j'ai passé une - mauvaise - soirée il y a une dizaine de jours. Plus de baffles hurlantes, de musiques pulsatives, de foule déchainée et en sueur, de gens ivres et assoiffés de contacts. Un silence relatif a remplacé le DJ des enfers et, pour mon plus grand soulagement, les longues tiges de métal qui grimpent jusqu'au plafond sont toutes délaissées. Merci mon Dieu. Les spots clignotants sont presque tous éteints, seuls quelques néons rouges et grésillant éclairent le club, conférant à l'endroit une ambiance tamisée et légèrement inquiétante.

Mon regard est d'abord attiré par le bar près duquel discutent quelques... danseuses exotiques... enfin les employées du Lust, quoi. La plus habillée d'entre elles porte une sorte d'ensemble de dentelle plus troué qu'un gruyère qui me rappelle le genre de tenues qu'achètent certaines femmes pour leur lune de miel. Sauf que cette tenue-là n'est pas réservée à l'intimité d'un couple ou à un mari aimant, elle régalera les yeux de tous les hommes concupiscents et peu vertueux qui passeront par ici, je réalise avec un pincement de compassion pour ces filles.

Mal-à-l'aise, je me détourne et promène plutôt mon regard sur le reste de l'immense salle. Elle est presque déserte si l'on ne compte pas les quelques hommes qui s'affairent par-ci par-là à déposer leur cargaison et les nombreuses caisses qui encombrent la piste de dance. Sans la foule, la superficie du bâtiment est encore plus impressionnante. Le dancefloor ressemble à un vaste lac gelé. Un lac de sang gelé. Tout parait sanglant dans ce lieu, de la moquette pourpre aux murs carmins, en passant par les tables écarlates. Même le cuir vermillon qui recouvre les larges canapés circulaires rappelle l'hémoglobine, je note en promenant un regard vague sur les boxes. Seul l'un d'entre eux est occupé par trois ho...

Oh Non! Non, non, non, non, non.

Je ne l'ai peut-être pas dit mais non! Certainement pas!

Le cœur en vrac, je recule instinctivement de quelques pas, heurtant Mia qui s'était arrêtée dernière moi pour consulter ses messages.

- Lily ? m'interroge Mia en rangeant son portable avant de suivre mon regard vers le triplet masculin en pleine discussion à quelques mètres. Ah.

Ah quoi ? Ah rien du tout.

On replie les troupes, je répète, on replie les troupes.

Au moment où j'exécute un nouveau mouvement de recul, le rire guttural de Hunter se répand dans l'air et, vu son imposante présence, je me demande comment j'ai pu mettre aussi longtemps à le remarquer. Étendu sur le canapé de manière à occuper le plus de volume possible et dans une position qui m'évoque une fresque de Dionysos étudiée au lycée, il parle d'un air animé, son expression enjouée habituelle dessinée sur ses traits. En face de lui, Diego semble l'écouter distraitement. Une chope de bière pression dans une main, il pianote de l'autre sur le dossier de l'assise. Mon estomac fait une pénible embardée alors que j'avise avec réticence la troisième personne. Assis près des deux autres, cet albinos de malheur est concentré sur son portable.

Tous trois paraissent bien trop absorbés par leurs occupations pour nous remarquer.

Si tu veux filer, c'est maintenant ou jamais, cocotte, m'avertit la Lily prudente sous mon crâne.

Fébrile, je parcours à toute allure le reste de la salle des yeux. Je ne sais pas où est le quatrième mousquetaire mais probablement pas très loin. Je ne vais pas attendre d'en avoir la confirmation pour tirer ma révérence. Si je me suis donné tout ce mal pour l'éviter pendant une semaine - la plus longue de ma vie - ce n'est pas pour me retrouver face à Royce dans ce sordide endroit. Ni nulle part.

Je bats déjà discrètement en retraite sur la pointe usée de mes converses, implorant mentalement les Dieux Bouddhistes - ceux-là me semblent être les plus conciliants - de me permettre d'atteindre la sortie sans me faire repérer mais Mia me retient par le poignet avant que je n'ai pu esquisser deux pas ou achever ma prière.

- C'est bon Lily, tu vois bien qu'il est pas là, tente-t-elle de me rassurer en désignant les trois hommes avant de saisir mon poignet pour m'entraîner à sa suite.

Évidemment, elle n'a pas besoin de préciser à qui fait référence ce - pas si - mystérieux "il" et je ne prends pas la peine de jouer les gourdes en faisant mine de ne pas comprendre. Toutefois, je résiste comme je peux en tentant de récupérer ma main comme un cheval capricieux tire sur la longe, mais Mia a une sacrée force contrairement à ce que laisse deviner son petit gabarit. Elle l'emporte haut la main. Baissant la tête, je traîne des pieds derrière elle comme une enfant punie jusqu'au canapé occupé. Je m'immobilise derrière elle, crispée au dernier degré et m'absorbe aussitôt dans la contemplation des souliers des trois messieurs.

- Salut les enfants, s'introduit la colombienne en claquant des doigts avec la subtilité qui la caractérise pour attirer l'attention.

Levant légèrement le nez, je la regarde tirer sur le nœud du bandana de son frère pour le nouer tranquillement autour de sa propre tête bouclée. Diego lui adresse un coup d'œil surpris mais ne fait aucune réflexion et se borne à ramener sa masse capillaire vers l'arrière pour dégager son regard. Ce dernier contient mal son affection alors qu'il détaille sa cadette mais devient bien moins lisible dès qu'il le déporte sur moi.

Son front se plisse de contrariété, ses yeux me scannent avec une intensité indéchiffrable que je m'empresse de fuir. Michael se crispe un dixième de seconde en me découvrant ici, affiche brièvement son mécontentement avant de se détourner avec une criante indifférence en crachant un nuage de fumée tabagique. En revanche, le visage d'Hunter se fend d'un sourire grand comme l'Australie à l'instant où il me voit.

Une brise tiède se répand au creux de ma poitrine face à son chaleureux accueil mais elle se dissout rapidement dans ma paranoïa. Les mêmes questions s'entrechoquent sans interruption dans ma boite crânienne et je n'ai aucun moyen de démêler le vrai du faux. Est-ce qu'Hunter a vu ces photos ? Est-ce qu'il se moque de moi ? Est-ce qu'il me prend pour... une fille facile ?

Je sais ce que disent les garçons quand ils sont entre eux, je sais de quelle manière ils parlent de nous. Être considérée comme le fantôme du lycée avait ses petits avantages, enfin si je peux parler de ça en ces termes. Comme personne ne me calculait réellement, j'ai souvent été le témoin involontaire de discussions privées. Une fois, en terminale, je m'attardais près des casiers pour récupérer mon livre de Chimie parce que c'était tout juste si Miss Anderson ne considérait pas l'oubli de matériel comme un crime fédéral et qu'elle... enfin bref, j'avais surpris une conversation entre Seamus Portland - le numéro 1 dans ma liste des crétins de l'école - et deux autres garçons de la promo.

Je me souviens très bien les avoir entendu se vanter d'avoir mis une première année dans leurs lits respectifs et échanger les détails sordides comme s'il s'agissait d'un vulgaire concours. À cette époque, la gent masculine presque au complet me faisait le même effet que les huîtres : en un mot, "eurk". Et, même si je ne la connaissais que de nom, j'avais éprouvé un soupçon de peine pour cette pauvre Rubie Davies qui voyait sa vie intime vulgairement déballée entre deux casiers par quelques-uns des plus imbéciles spécimens de notre charmant internat. Est-ce que c'est ce qui m'arrive ? Me suis-je à mon tour faite piéger par une bande de mauvais garçons irrespectueux et sans scrupules ? Si c'est le cas, ce serait monstrueusement embarrassant.

Plutôt que de rendre son sourire éclatant au grand blond, je me contente d'un vague hochement de tête accompagné d'un minuscule " Salut" qui s'adresse plus à la moquette pourpre qu'aux trois hommes. Levant tout de même brièvement les yeux, j'aperçois le sourire de Hunter se faner alors qu'il fronce les sourcils et se gratte la tempe. Toute cette histoire est... je veux dire, c'est vraiment dommage. J'aimais bien Hunter.

- Qu'est-ce que vous faites là ? demande Diego.

- Tiens, je te rends ta carte. Sorry, je l'ai vraiment faite chauffer, précise la colombienne en rendant ladite carte de crédit à son frère.

Diego hausse un sourcil mais laisse couler :

- Pas de problème.

- Je venais juste chercher ma paye, t'as pas vu Ben ? Il a dit que je pouvais passer aujourd'hui.

- Il est sorti y a un quart d'heure, il cherchait Cam, je crois. Est-ce qu'on peut dire que c'était ton dernier salaire ici ?

- Nope. C'est trop bien rémunéré pour que je fasse une croix sur ce job.

- Mia, t'as plus besoin de bosser dans cet endroit, je peux m'occu...

- Recommence pas avec ça, râle Mia en arrachant sa cigarette à l'albinos pour aspirer une bouffée de fumée cancérigène.

- Mia, je serais plus tranquille si tu...

- Rah, j'ai trop la dalle. Y a pas un truc à bouffer par ici ?

Diego pince les lèvres. Il vient de se faire "miatiser".

- Eh, écoute-moi. Je suis seri...

- Trixie ! s'époumone mon amie, sourde aux protestations de son ainé, en interpellant une des danseuses accoudées au bar d'un geste de la main.

- Ouais ? répond l'intéressée, une jeune femme vêtue d'un ensemble de sous-vêtements en résille, sur le même ton

- Il reste des frites ?

- Nan. Mais on a des cornichons.

Mia lève le pouce et s'éloigne en direction du bar sans prêter attention aux appels de phare angoissés que je lui envoie avec mes yeux pour l'empêcher de me laisser seule. Tout compte fait, je suis parfaite dans le rôle de l'enfant de huit ans : sans le soupçon de dignité qui me retient, je me serais accrochée au T-shirt de mon amie et l'aurais suivie comme une gamine introvertie. Je peux toujours le faire après tout, j'envisage sérieusement en me retrouvant d'un seul coup le point de mire de trois paires d'yeux masculines.

Est-ce qu'il est là ? Pas très loin ?

Je gigote quelques instants sur place, intimidée par le regard scrutateur que le latino promène sur moi. Sous ses yeux attentifs, je suis presque sûre de ressentir la même chose que cette pauvre grenouille que Nathan avait disséqué sur notre paillasse en terminale, alors qu'on était partenaires de bio. Bon, peut-être pas exactement la même chose puisque l'amphibien lui, était mort, mais ça n'en est pas loin.

Pose ta question, qu'on en finisse, me souffle ma conscience en levant les yeux au ciel et je me demande si tout le monde a un esprit aussi condescendant ou si je suis la seule à me farcir cette plaie. Passant les bras autour de mon buste, je compte les crocodiles le temps de me décider. En attendant, je passe au crible les moindres recoins du club. Je ne le vois nulle part. Bon ! Ce n'est quand même pas sorcier, je leur demande et ensuite, je me sentirais soulagée. Ou pas. Je prends une inspiration, compte jusqu'à trois, me dégonfle et recommence sans cesser de promener mon regard dans les quatre coins de la salle.

Diego finit par mettre fin à mon supplice.

- Tu cherches quelqu'un ?

- Oh. Euh... non. Du tout. Personne. Pourquoi est-ce que je... enfin, oui. Est-ce que Royce est là ?

Voilà. C'est sorti. Le nom m'a brulé la langue, mais bon, avec un bon jus de fruit et une cure de silence, ça devrait passer.

- Ouais, il est en train de se faire sucer dans la réserve, me répond la voix détestable de l'encore plus détestable albinos.

Je ne me suis jamais demandé quel effet cela ferait d'avaler un galet, de le sentir dégringoler le long de son œsophage, en érafler les parois et s'écraser dans notre panse. Mais si je m'étais un jour posé la question... eh bien j'ai ma réponse. Je me sens blanchir, mes mains se refroidissent et mon cœur s'arrête de battre, paralysé par un poison répugnant, par une douleur infâme. Quand l'organe repart, j'ai encore plus mal. Je n'ai rien mangé depuis hier soir mais cela ne m'empêche pas d'avoir la nausée. Entremêlant mes doigts dans mon dos pour en dissimuler les tremblements, je baisse les yeux et m'absorbe dans la contemplation de mon moral qui gît quelque part à mes pieds.

Ça ne m'empêche pas d'entendre Michael ricaner.

- Arrête de raconter de la merde toi, le rabroue alors Hunter. Lily, détends-toi. Personne est en train de sucer personne, tu peux arrêter de faire cette tête.

Je me redresse un peu trop vite et croise le regard sincère du grand blond. Sincère, est-ce qu'il l'est ? Qu'est-ce que ça peut bien faire de toute façon ? Royce a parfaitement le droit de faire ce qu'il veut avec qui il veut. Je m'en fiche, non ? J'avais décidé de m'en ficher. De toute évidence mes tripes ne sont pas du même avis.

- Il est sorti s'acheter des clopes, précise Hunter avec un petit sourire amusé en devinant mon trouble.

Je me mords la lèvre en rougissant, gênée de constater que tout le monde ici semble m'avoir percée à jour. Mes sentiments pour leur compagnon ne sont visiblement plus un secret pour ces trois hommes, ni pour personne d'ailleurs. Ça ne m'empêche pas de hausser les épaules pour sauver la face, style : "je m'en fiche". Michael ricane contre sa cigarette, Hunter m'adresse un clin d'œil complice et Diego... Diego continue de me détailler en silence. Perturbant. Presque autant que les frissonnements familiers qui me parcourent la nuque depuis une seconde.

Quand je me retourne, il est là, son imposante silhouette se démarque près de l'entrée à une petite dizaine de mètres. Le visage fermé et les muscles de ses bras contractés sous le poids de la caisse qu'il porte, il pénètre dans la salle de sa démarche assurée et presque militaire comme s'il était le maître des lieux. Il fait souvent ça : s'approprier l'espace, transformer les endroits les plus vastes en cabines d'ascenseur, me voler mon oxygène. Pétrifiée, le souffle court et les poumons en rade comme après un 500 mètres, je le regarde déposer sa cargaison auprès des autres et répondre au salut d'un des porteurs par un hochement de tête un peu sec.

Dans sa chemise noire boutonnée n'importe comment, à moitié rentrée, à moitié sortie du pantalon, un cure-dents entre les lèvres et la tignasse ébouriffée comme s'il descendait tout juste d'une montgolfière, il est beau. Encore plus que l'océan Atlantique quand les derniers reflets du jour se brisent à sa surface ou qu'un ciel déchaîné un jour d'orage. Encore plus beau que le soleil de midi, d'ailleurs le regarder fait le même effet que de fixer les rayons bien en face. Ça brûle. Ça fait mal. Mais on le fait quand même.

Là, alors que je le regarde se passer une main dans les cheveux et mirer le vide de son regard froid et impénétrable, je le déteste. Ou, en tout cas, je fais tout ce que je peux pour y parvenir. Je donnerais n'importe quoi pour le détester plutôt que de ressentir ce que je ressens en ce moment. Je suis vraiment idiote. Je suis encore pire que ces filles qui pardonne tout et n'importe quoi au personnage masculin dans les comédies romantiques parce que là, c'est la réalité.

Jouant avec la tige de bois entre ses lèvres, Royce vient de sortir son téléphone portable de la poche arrière de son jean et ses doigts s'agitent mécaniquement dessus. La gorge mieux nouée que mes lacets, je le regarde avancer vers nous d'un pas traînant. Je ferais bien de m'en aller. Tout de suite. Faire semblant d'ignorer son existence au domaine quand on est entourés d'une douzaine d'employés et que je peux me cacher dans les écuries est une chose mais le snober ici alors qu'il est en quelque sorte sur son propre territoire est une autre paire de manches.

Il s'avance, il s'avance encore et moi j'ai le cœur qui tape. Il n'est plus qu'à deux mètres de nous quand il s'arrête. Les traits tirés par une évidente et habituelle mauvaise humeur, son regard sombre braqué sur l'écran de son portable, il ne me remarque pas. Enfin, jusqu'à ce qu'Hunter ouvre la bouche :

- Tu vois ? Il a pas du tout la tête de quelqu'un qui vient de se faire tailler une pipe.

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