Chapitre 118

La douce odeur de crêpes qui émane de la cuisine quand je pénètre dans la salle de repos des employés ne parvient pas à me dérider, encore moins à me faire oublier ce que je viens d'entendre. Je sais que d'une certaine façon, en disant cela, Royce m'a simplement débarrassée d'une corvée qui me répugnait. Je n'aurais jamais pu répéter moi-même à Chris les paroles de l'albinos, la seule idée de prononcer ces mots me donne la nausée. Mais les entendre de sa bouche à lui... c'était dur. Et puis, il aurait pu se cantonner à rapporter la métaphore telle quelle, personne n'avait besoin d'une traduction aussi précise.

- Tu fais une sale gueule. Je savais que j'aurais pas dû te laisser seule avec eux, lance Mia en me voyant refermer la porte derrière moi.

Les stores sont partiellement fermés pour empêcher la chaleur cuisante de fin d'après-midi de pénétrer à l'intérieur de la pièce, la plongeant dans une semi-obscurité mouchetée des dernières lueurs mordorées que ce jour est prêt à nous offrir.

Assise seule à la grande table des employés encore jonchée des restes tout récents d'une collation, les coudes appuyés contre la surface en bois laqué, mon amie fait distraitement défiler du pouce la page Instagram d'un chanteur du moment. Elle repose toutefois rapidement son portable pour se focaliser sur moi et son regard fouille mon visage de fond en comble. Pour le coup, je préfèrerais qu'elle reporte son attention sur le blondinet qui lui adresse des sourires éclatants depuis son écran et qu'elle se concentre sur ses « exercices d'appréciation visuelle», comme elle appelle ça.

- Ça va, je réponds un peu faiblement avec le train de retard habituel qui me caractérise.

J'ignore son regard sceptique et vais me laisser tomber sur l'un des sofas vert pomme qui agrémentent le coin de la pièce. J'appuie l'arrière de mon crane contre le dossier et ferme les yeux, me coupant du monde juste pour un instant.

Pour empêcher mon cerveau masochiste de trop carburer comme il a tendance à le faire en ce moment, je me concentre sur l'odeur sucrée de la pâte à crêpe en train de cuire qui embaume l'air de la pièce et un bref sentiment de bien-être m'enveloppe. Je n'ai pas tellement faim, ce serait plutôt le contraire : mon pauvre estomac ne me semble pas prêt à ingérer quoi que ce soit pour le moment, mais ce parfum culinaire me rappelle mes après-midi avec Maria dans les cuisines du Manoir à Londres. J'ai très peu de souvenirs agréables dans cette maison mais ces heures passées à découper de jolies formes dans de la pâte sablée – d'accord, soyons honnête, à massacrer la pâte sablée – en écoutant ma gouvernante espagnole me décrire son pays dans son anglais un peu maladroit, en font partie. Maria me manque. Nos moments de complicité me manquent. Dans sa cuisine, j'étais comme dans une bulle, en sécurité. Il n'y mettait jamais les pieds.

Le contenu de mon estomac remue dangereusement comme à chaque fois que Gareth s'invite dans mon esprit - il faudrait que je pense à creuser plus profondément la fosse aux horreurs que j'ai dans le crane – et je songe qu'affronter la réalité est toujours préférable à penser à mon beau père. De très loin.

Avec un discret soupir censé – je dis bien censé – expulser toutes mes réticences, je plisse les paupières dans l'attente de l'avalanche de questions qui ne va pas tarder à me tomber dessus. Je n'y couperais pas, je le sais. Mia est du genre curieuse et elle voudra savoir ce qu'il s'est passé avant son arrivé. Elle voudra savoir ce qu'il s'est passé hier soir. Les amies font ce genre de choses, il me semble. Elles se racontent leurs histoires de garçons – d'homme, en l'occurrence - , elles se consolent en griffonnant des moustaches et des monosourcils sur la photo de celui qui a brisé le cœur de leur copine, elles insultent toute la gente masculine en vidant des pots de Ben&Jerry.

Mais ce n'est pas moi. Je ne fonctionne pas ainsi – même si je ne dirais pas non au pot de glace, surtout s'il est aux beurre de peanut ou aux noix de pécan. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas le genre de personnes à m'apitoyer pendant des heures sur mon triste sort, du moins je ne le crois pas. Quand je me blesse, je fais de mon mieux pour ignorer la douleur et je passe à autre chose. Après les avoir vécus, je m'arrange pour oublier les moments pénibles, je les enferme à double tours dans une boîte au fin fond de mon crane et je n'y touche plus.

Bien sûr, il y a toujours quelques ratés et – comme une vieille plaie - la boîte a tendance à se rouvrir de temps en temps, dans mon sommeil par exemple. Mais cela vaut toujours mieux que de ressasser en permanence ses mauvais souvenirs. Et puis, quoi qu'il se passe, le monde ne s'arrête pas de tourner, les étoiles continuent de briller la nuit. C'est ce que mon père disait souvent : « quoi qu'il arrive, les étoiles continuent de briller la nuit ». Je ne suis pas certaine de savoir ce qu'il entendait par là. Peut-être qu'il voulait m'expliquer que même lorsque que l'on se croit au plus bas et que rien en va, nos problèmes restent insignifiants à l'échelle de l'univers ?

Royce sera bientôt rangé dans la boîte.

Cette idée m'est tellement insoutenable qu'elle m'arrache presque un sanglot. Sans y penser, je porte instinctivement une main tremblante à mon cœur comme pour tenter de le soulager de ce fardeau. Mais rien ne réconforte les cœurs, je crois. Ils sont impulsifs, dotés de leur volonté propre et vous le font payer quand vous leur refusez une chose à laquelle ils tiennent. C'est simplement parce que la plaie est encore fraiche, elle guérira comme toutes les autres, j'essaye tant bien que mal de me rassurer. En attendant, je plisse les paupières encore plus fort pour contenir mon chagrin.

C'est juste un homme comme il y en a des milliards dans le monde, Lily, et la plupart des hommes ne valent pas la peine qu'on se torture l'esprit pour eux.

Royce en valait la peine. Du moins, c'est ce que je croyais.

Tu le connais depuis moins d'un mois. Passe à autre chose.

Je suis tellement prise par mon autothérapie que je mets un moment avant de me rendre compte que Mia n'a toujours pas parlé, ce qui est pour le moins étrange. Je rouvre prudemment un œil et tombe immédiatement sur ses grandes prunelles brunes qui me fixent avec ce qui me semble être une pointe de tristesse. Et voilà ! Elle a pitié de moi. Pile ce que je voulais éviter. Mon amie est à présent assise à califourchon sur son tabouret de bar, les bras croisés sur le dossier métallique pour me faire face, et me dévisage de son regard intelligent.

Maintenant que je ne suis plus dans ma bulle, le silence - uniquement rompu par des bruits de cuisine en provenance de la pièce attenante – ne tarde pas à m'embêter. Je n'y peux rien, j'y suis allergique.

Elle va forcément parler.

Un crocodile, deux crocodiles, trois crocodiles... dix-sept crocodiles...

- Tu ne dis rien ? je craque en ouvrant le deuxième œil.

- Qu'est-ce que tu voudrais que je dise ? demande calmement ma diablesse d'amie en buvant une gorgée de bière dans une canette déjà ouverte qui trainait sur la table.

Je grimace discrètement en essayant de deviner après qui elle vient de boire mais la question n'a pas l'air de lui effleurer l'esprit alors je garde mes manies pour moi.

- Je ne sais pas, je réponds en me détendant et en lui adressant un léger sourire reconnaissant. Je pensais que tu m'atomiserais de questions, pas que tu patienterais en silence.

- C'est juste une technique.

Aïe.

- Une technique ?

- Ouais, j'ai lu ça dans un article de psycho. Si tu te tais assez longtemps, l'autre personne se sent en confiance et commence à parler. C'est pour ça que les psys ferment leur gueule pendant les séance. En plus, je sais que tu supportes mal le silence, ajoute-t-elle avec un rictus retors.

Ah. Je me disais aussi. C'était trop beau. Je me rencogne plus profondément dans le canapé et fais la moue.

- Depuis quand tu lis des articles de psycho, toi ? je marmonne en attachant mes cheveux emmêlés en un chignon lâche.

- Pourquoi ça te surprend ? Nous, les pauvres, on a le droit de nous cultiver aussi. Qu'est-ce qui te dit que je prépare pas une licence en psychologie ?

Je me redresse aussitôt, les joues rouges de confusion, et les yeux écarquillés.

- Mia ! Non ! Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire ! Bien sûr que tu es cultivée ! Désolée, c'était très maladroit de ma part et je...

La fin de ma phrase est noyée par les éclats de rire un peu rauques de la colombienne. Pendant un instant, je ne distingue plus son expression parce qu'elle a collé le front au dossier de son tabouret mais ses épaules continent de tressauter. Je hausse les sourcils en attendant qu'elle se reprenne, ce qu'elle finit par faire ou bout d'une longue minute.

- Putain, t'es pas croyable ! Je suis pas vexée, je te charriais, Lily !

Il me semble que Jace m'a déjà fait une plaisanterie de ce genre. Il faut croire que ces deux là sont fait pour s'entendre.

- Ah. Je ne savais pas que tu faisais des études de psychologie, je souffle sans parvenir totalement à effacer la pointe de culpabilité qui s'accroche encore à ma voix.

- J'en fais pas, infirme-t-elle, des restes d'hilarité dans le regard. J'ai lu l'article dans Cosmopolitan en attendant mon rendez-vous chez le dentiste. Ils avaient pas de magazines people, tu te rends compte ?

- Les vilains, je lance en affectant une mine horrifiée.

- J'ai raté quelque chose de drôle ? J'ai entendu quelqu'un rigoler à autre chose que mes blagues, lance un Jace guilleret en émergeant des cuisines de son pas conquérant.

Et je ne tarde pas à remarquer ce qu'il vient de conquérir. Une montagne de crêpes au nutella trône majestueusement sur l'assiette qu'il tient à la main.

- Quelqu'un a déjà ri à une de tes blagues ? s'étonne Mia en en volant deux dans la foulée. T'es sûr que c'était pas plutôt ta tronche qui était drôle?

- Personne t'a sonnée, Barbie noire. Joli top en passant, exactement comme je les aime : minimum tissu, maximum peau. C'est pour moi que tu te fais belle ?

Je suis leur joute verbale du regard comme on assiste à un match de ping-pong serré niveau score. Égalité, balle de match.

- Tu l'as vu celui-là ? demande Mia en levant bien droit son majeur. Tu peux te le mettre bien profond dans le cul.

- Désolé, je sais pas trop avec quel type de mecs t'as l'habitude de sortir mais moi c'est pas trop mon délire.

Oh seigneur !

- Vas te faire foutre.

- Je saisis pas très bien, c'est une proposition ?

- T'aimerais bien, hein ?

Je soupire et ferme à nouveau les yeux en me préparant mentalement à assister à une de leur énième parade nuptiale. Pendant une absurde seconde, je visualise un paon roux en train de faire la roue devant une femelle aux plumes brunes et je réprime un sourire. D'accord, je deviens un peu timbrée sur les bords, sûrement le contrecoup de ma discussion toute récente et traumatisante avec mon oncle et son mécanicien.

Je me demande si ce serait impoli de ma part de sortir mes écouteurs maintenant. Je suppose que oui. Ma plus ou moins discrète expiration semble rappeler ma présence aux deux tourtereaux et je les entends presque échanger un regard silencieux.

- Elle est toujours vivante ? s'inquiète le rouquin dans un chuchotement parfaitement audible.

- Ouais, on dirait, répond Mia sur le même ton. Mais c'était juste, Chris avait l'air en pétard et j'ai entendu que ça chauffait dehors. Il se prend pour qui en fait ? s'insurge mon amie, mettant momentanément au placard son absurde affection pour mon oncle. C'est pas son père et elle est majeure ! Majeure, bordel !

- Eh, vous deux ! Je suis toujours là, j'apostrophe pour de faux mes deux compagnons en ouvrant les yeux et en croisant les bras sur ma poitrine pour imiter un air offusqué – ben quoi ? Ça marchait sur ma prof de maths.

- T'exagères, poursuit Jace comme si je n'étais jamais intervenu en essuyant la trace de nutella qui décorait son menton avant de glisser ses doigts dans sa bouche, il essaye juste de s'occuper d'elle et de la protéger... à sa façon.

Mais de quoi diable est-ce que j'aurais besoin d'être protégée ? Ça n'a aucun sens ! Royce ? Il a beau être un pro pour se montrer désagréable - voire carrément blessant - et un excellent poison pour mon cœur, je peux assurer sans l'ombre d'un doute qu'il n'est pas une menace. Du moins pas pour moi. Alors à part me fouler le poignet en faisant du cheval ou trébucher dans la fontaine, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait m'arriver dans cette maison. Et j'en ai plus qu'assez d'être traitée comme une poupée en porcelaine qu'il faudrait garder bien à l'abri dans une vitrine et à qui on ne dit jamais rien parce que comme je viens de le préciser... c'est une poupée.

Je me passe un bras en travers des yeux pour me couper physiquement de leur discussion mais cela ne m'empêche pas d'entendre la réponse de Mia.

- Et ben sa façon craint un max, si tu veux mon avis.

Il me semble entendre des bruits de mastication et je devine que le jeune palefrenier vient de mordre à nouveau dans une crêpe.

- Tu parles sans savoir, s'agace-t-il la bouche encore pleine.

- Balance ce que tu sais ou ferme là, râle Mia.

- Chris... c'est vrai qu'il sait pas trop y faire avec les gosses mais...

- Sympa, je marmonne dans la barbe que je n'ai heureusement pas en devinant que je suis incluse dans les « gosses » dont il est question mais encore une fois, mon ami ne me prête pas attention, trop concentré sur son explication.

- Ce mec, il a vécu des tas de trucs, il en a vu beaucoup plus que nous tous. Tu savais qu'il s'était enrôlé dans les marines à dix-huit ans ? Ensuite, il a perdu son frère et sa belle-sœur l'a privé de la seule famille qu'il lui restait. Sans compter qu'il a pas mal d'ennemis par ici. Donc, tu vois, il passe peut-être pour l'oncle hyper autoritaire et surprotecteur mais il a ses raisons de s'inquiéter et de surveiller sa nièce.

Je retire mon bras de mon visage sans y penser, plus intéressée que je ne voudrais l'admettre par le petit discours de Jace. Chris est tellement secret et je sais que mon ami est un vrai fouineur et qu'il en connait un rayon sur tout le monde dans cette propriété alors, si c'est l'occasion de grappiller quelques informations...

- Waouh ! Et moi qui pensait avoir le béguin pour lui, on dirait que j'ai trouvé un rival de taille. Dis-moi, il te paye aussi pour jouer les avocats ou t'es juste un beau lèche-cul? raille Mia en haussant les sourcils.

Mais elle a beau employer un ton moqueur, il me parait évident qu'elle est aussi intéressée que moi par les confidences du rouquin. Elle a croisé les bras sur le dossier de son tabouret et posé le menton dessus, son regard pétillant d'intérêt braqué sur Jace. Ce dernier, toujours planté au milieu de la pièce, son assiette de crêpes à la main, ne répond pas à ses provocations et se borne à hausser les épaules.

- Ce type connait cette île comme sa poche, c'est presque la sienne, conclue-t-il. Il essaye juste de protéger Lily de toute la pourriture qui vit dessus. Tu sais de quoi je parle, t'es née ici.

Je tressaille au mot pourriture en me demandant s'il parle de Royce, du Nord ou de la criminalité en générale qui gangrène cette île depuis des années. Mais de quoiqu'il s'agisse, je ne pense pas être réellement concernée. Je passe le plus clair de mon temps dans cette propriété aux allures de forteresse et je n'ai aucun lien de près ou de loin avec les barons de la drogue et gangs de rue qui prospèrent à Key Haven donc, encore une fois, à part être la victime de quelques graffitis vulgaires, grossièrement peints par des gamins désœuvrés... je ne vois pas très bien ce qui pourrait m'arriver de grave.

- Ouais, marmonne Mia après quelques secondes. Je sais.

En cet instant, le regard sombre qu'échangent mes deux nouveaux camarades me donne l'impression d'être seule au monde. Je fais toutefois de mon mieux pour ne pas m'attarder sur cette sensation extrêmement désagréable de solitude qui commence à me devenir plutôt familière.

- N'empêche, je le trouve louche. Sexy à souhait ouais, mais carrément louche.

- Tu le trouves sexy ? s'étrangle Jace.

- Mia, tu ne vas pas recommencer, je la supplie en basculant la tête en arrière. Chris est un homme d'affaire, les hommes d'affaire ont toujours l'air louches, comme tu dis.

Qui est-ce que tu essayes de convaincre au juste ?

- Moi, je dis ça pour toi, t'en fais ce que tu veux, lâche la colombienne en examinant méticuleusement ses ongles repeints en mauve foncé. En passant le portail tout à l'heure, j'ai vu une dizaine de voitures de collection sur votre parking et elles étaient pas là hier. Et quand je dis voitures de collection c'est... voitures de collection!

- Tu le trouverais moins sexy si tu voyais le nombre de meufs différentes qu'il ramène à la maison et je te parle pas de rencards. Bon en ce moment il le fait plus trop parce qu'y a Lily, mais... Oh merde ! Désolé Lily.

Je pince les lèvre en fixant le sol. Merci mais je me serais bien passée de ces informations. Même si je suis à moitié rassurée de voir que mon oncle n'est pas aussi seul que je l'imaginais. Et même si c'est extrêmement gênant, je me sens vraiment mal qu'il se... hum... prive de certains passe-temps à cause de moi.

- Je sais, lance Mia en haussant les épaules guère impressionnée. Je l'ai déjà vu faire au Lust, ajoute-t-elle sans aucun égard pour mon imagination qui se passerait bien de ce renseignement. Mais on s'en fout là. Est-ce que quelqu'un sait plutôt d'où sortent toutes ces caisses ?

Jace qui semble être repassé en mode défense hausse les épaules et adopte un ton neutre d'employé model.

- Il se les ai faites livrer ce matin.

Ce matin ? C'est étrange, j'ai quitté le pré très tôt et je n'ai pas vu l'ombre d'un de ces énormes camions qui transportent des voitures.

- Je me suis levée presque à l'aube et je n'ai vu aucune livraison, je fais remarquer.

Jace se passe une main sur la nuque et lève les yeux au plafond.

- Bah c'est qu'elles ont dû être livrées avant alors, suggère-t-il en haussant les épaules. Et sinon, vous avez prévu des tenues pour la semaine prochaine ?

Des tenues ? J'hésite à le questionner plus sur le sujet ou à me concentrer sur un fait aussi évident qu'intriguant : Jace essaye sciemment de détourner le sujet de mon oncle. Je n'ai pas besoin de réfléchir à ce dilemme trop longtemps pare que Mia prend la décision à ma place.

- Elles ont été livrées avant l'aube ? Tu veux dire de nuit, quoi.

- Possible, concède Jace. Lily, est-ce que ta petite ballade romantique avec Boyd tient toujours ?

Je sens mes yeux s'arrondir de surprise. Une petite ballade romantique ? De quoi est-ce qu'il par... Mince ! Avec la soirée de la comète, l'attitude de Royce et l'histoire avec Dallas, j'avais complètement oublié cette histoire de promenade à cheval. Je suis surprise que Boyd en ait parlé à Jace. C'est censé être juste une activité pour que les chevaux se dégourdissent les pattes et que Brutus arrête de me bouder.

- Ça n'a rien de romantique, je me défends en espérant ne pas avoir fait de bourde en essayant d'adoucir mon refus la veille.

- Et d'où elles sortent ces voitures? poursuit l'inspecteur Mia sans se laisser distraire.

- D'un des nombreux garages de Chris, probablement.

- Ok. Et pour quelles espèces de raisons on repeint des voitures neuves ?

Zut ! C'est la question que je me suis posée. Nouveau haussement d'épaules un peu raide de la part du rouquin.

- Parce que les couleurs nous plaisent pas, propose-t-il en posant un point final parfaitement clair à la conversation.

Sur ce, il se laisse tomber de tout son poids sur le divan comme si je n'étais pas déjà assise dessus. Sa tête atterrit sur mes genoux et je m'empresse de le repousser.

- Qu'est-ce que tu fais ? Descends de là, Jace !

Inutile de préciser qu'il ne bouge pas d'un millimètre et se contente de me faire grâce d'un de ses sourires à la Quinn.

- Oh ! Lily ? Désolé, je t'avais pas vu poupée, plaisante-t-il en s'allongeant plus confortablement, les chevilles croisées sur l'accoudoir à l'autre extrémité du sofa.

- Tu viens vraiment de m'appeler poupée ? Tu... je ne plaisante pas, Jace. Sérieusement, bouge de là !

- Sinon quoi ? s'amuse le rigolo.

Bon sang ce qu'il peut se montrer agaçant quand il veut. Je somme mentalement les dieux de venir en aide à sa mère qui doit composer avec quatre autres versions de ce garçon. Puis je jette un coup d'œil à Mia pour lui faire signe de me venir en aide mais elle est comme par hasard de nouveau captivée par son téléphone portable.

- Sinon, je te fais mordre la poussière.

- Sérieusement ? T'as vraiment dit « mordre la poussière » ? s'amuse le rouquin. Je pensais que ça se disait que dans les livres.

- Jace, je te jure que tu m'énerves. C'est ta dernière chance, je le préviens en le poussant légèrement au niveau de l'épaule, l'approchant dangereusement du bord pour appuyer mes propos.

- Tu le feras pas. Je pourrais me casser une côte en tombant. Et en plus tu vas foutre en l'air les crêpes de Rose.

Effectivement lesdites crêpes au nutella toujours sagement empilées dans leur assiette sont à présent posées en équilibre sur le ventre du palefrenier qui ne se gène pas pour s'en servir une nouvelle. Avec un soupir de frustration, je renonce à mon plan et me rencogne un peu brutalement contre le dossier du sofa.

- Tu peux en prendre une si tu veux, propose Jace en désignant les pâtisseries du menton. Oh, et ça te dérangerait de me passer les doigts dans les cheveux, j'aime bien quand on me fait ça.

Je le fusille du regard sans répondre mais finis par laisser couler et me saisir d'une crêpe au chocolat. Quand je pense qu'il y a encore quelques semaines, je ne me serais même pas assise à coté de lui à moins de garder une bonne trentaine de centimètres entre nous... Qu'est-ce qui a bien pu arriver à l'ancienne Lily ?

Elle s'est perdue en chemin.

- Tu prends des risques Quinn, le prévient Mia depuis son perchoir sans lever le nez de son écran. T'as peut-être pas remarqué mais Lily est du genre « propriété privée » pour les gars de cette baraque, précise-t-elle avec une légère grimace devant le regard surpris de Jace. Donc si Chris, Dallas, Boyd ou Walters te trouvent dans cette position...

Franchement, je ne pense pas que Royce en ait quelque chose à faire de nos histoires de gamins, ni de moi d'ailleurs. Et puis, qu'est-ce que Boyd vient faire dans cette histoire, encore ?

- En parlant de Walters, coupe le rouquin avec un immense sourire sans s'inquiéter le moins du monde des avertissements de la colombienne.

Je baisse les yeux sur lui et pince les lèvres en voyant pétiller son regard translucide. Pourquoi est-ce que j'ai le sentiment qu'il va se mêler de ce qui ne le regarde pas dans trois... deux...

- Je pensais que tu lui aurais fait passer un interrogatoire en règle, lâche-t-il en me désignant avec sa crêpe entamée. C'est pas ce que vous faites entre filles ? Vous raconter vos histoires de mecs, tout ça, tout ça. Et il me semble que la Mistinguette a des trucs intéressants à te rac... Aïe ! Putain Lily !

Oups. Il se pourrait que je lui ai accidentellement et malencontreusement mis un petit coup de genoux à l'arrière du crâne.

- J'ai pas besoin d'interrogatoire, je sais déjà tout, se targue la petite brune en souriant pour elle-même.

- Pardon ?

C'est moi qui ai parlé alors que les Lily de mon cerveau hésitent entre surprise et scepticisme. Qu'est-ce qu'elle sait au juste ? Quoi, est-ce qu'elle aussi avait une espionne postée à nos côtés pendant la comète ? Bon, d'accord, je suis de mauvaise foi. Jace ne m'a pas réellement «espionnée». Même si la coïncidence a de quoi me faire pâlir. Franchement quelles étaient les chances pour que son amie se retrouve... Enfin, bref. J'ai dû écraser un trèfle à quatre feuilles, petite, je ne vois pas d'autres explications.

- Qu'est-ce que tu sais au juste? je m'inquiète en dévisageant mon amie. Qui t'a...

- Personne m'a rien dit, relax. J'en ai pas besoin, je peux deviner toute seule.

Je croise les bras et redresse le menton exactement comme ma mère quand elle attend une explication, le regard de déesse en colère en moins.

- Tu veux vraiment que je te déballe mes théories ? Là, devant lui ?

Non, pas tellement. Je ne réponds rien mais « lui » s'en charge à ma place après avoir croisé les bras sous sa nuque – autrement dit, sur mes genoux qu'il a clandestinement investis – pour être plus à l'aise.

- Vas, y balance ce que t'as. De toute façon, je connais déjà la partie la plus fun.

Mia hausse les épaules et se laisse glisser de son tabouret pour se rapprocher de nous. Je la dévisage en silence, un pincement d'appréhension au creux de la poitrine, alors qu'elle écarte les pieds de Jace pour s'assoir sur l'accoudoir de notre sofa.

- Très bien, commence-t-elle en levant les mains pour poser deux doigts à ses tempes et plisser les yeux. Laisse-moi d'abord consulter mes pouvoirs de divinations...

Jace ricane pendant que je lève les yeux aux ciel... enfin au plafond.

- Je vois... , poursuit mon amie d'une voix hantée et un peu chevrotante, une jeune fille blonde sur une plage... et un homme aussi. L'homme est vraiment sexy mais dangereux et très con. La fille est un peu folle.

Ok, elle se paye ma tête.

- Mia, je râle.

- Lily, la divination demande de la concentration, se marre mon amie avant de délaisser sa voix de diseuse de bonne aventure devant mon expression on ne peut moins amusée. Ok. Je sais que t'es allée à la comète avec Royce, logique j'étais là quand il t'a « invitée ». Après ça, je peux deviner la suite. Il a dû faire le con toute la soirée parce que mon frère lui a demandé de prendre ses distances et qu'il est trop lâche pour te plaquer lui-même. Toi j'imagine que tu t'es un peu énervée mais que t'es restée quand même parce que tu peux pas résister à ses yeux gris. Lui comme c'est un gros con – oups, je l'ai déjà dit ? – je suis sûre qu'il a zappé pendant un moment ses projets de « rupture » nette et précise et qu'il t'a embrassée. En plus tu portais sûrement la petite robe que je t'ai choisie donc y avait peu de chance qu'il résiste et y a même moyen qu'il y ait eu séance de pelotage. Mais il a pas du aller trop loin non plus parce que ... ben parce que c'est toi.

D'accord je... je ne m'attendais pas à ça. Jace non plus visiblement parce qu'il dévisage Mia avec un air béat d'admiration qu'il est pourtant rare de percevoir sur son visage.

- Je m'incline devant vous, ô déesse de la divination, lâche-t-il sur un ton exagérément révérent.

- Tu veux que je continue ? propose Mia.

Je suis vraiment mal. Visiblement Mia est au courant. Tout comme Jace. Et Dallas. Et même Chris d'après mes dernières nouvelles. Je suis vraiment très mal. À part cligner des yeux, je ne suis pas en mesure de fournir à mon amie la moindre réaction. Cligner des yeux, ça n'a rien d'un « oui », n'est-ce pas ? Mais pour la colombienne, il faut croire que si parce qu'elle reprend.

- À un moment de la soirée – je ne peux pas exactement dire quand, ma boule de cristal n'est pas assez précise là-dessus- Steven McCall t'a emmerdée et Walters... ben, je suppose qu'il a fait son Walters. Je le sais parce que Brandon Clark, le meilleur pote de Steven, a tweeté ce matin que son ami s'est fait agresser à l'arme blanche hier soir par, je cite, « le criminel le plus dangereux de l'île » après avoir insulté sa « copine ».

- Ces enculés, commente Jace avec véhémence. Chris leur a vendu deux caisses y a même pas un mois.

- Ensuite, je sais que votre vieux palefrenier, comment il s'appelle déjà ? Ah ouais, Dallas ! Donc je sais que Dallas vous a chopés parce que j'ai entendu Walters le raconter à Diego hier soir, poursuit une Mia imperturbable. Walters en a profité pour se tirer illico. Toi t'es rentrée déprimer dans ta chambre. Et vu la tronche que vous tiriez tous les deux quand on est arrivés tout à l'heure, je devine que têtue comme tu es, t'as du revenir à la charge et que Walters t'as envoyée chier comme le gros connard qu'il est. Est-ce que j'ai tout bon ?

La gorge en feu et le cœur gros comme un astre, je détourne les yeux. Oui, Mia a tout bon. Et revivre ces moments désagréables de sa bouche... ça n'a absolument rien d'une partie de plaisir.

On tourne la page, Lily. Tu te souviens ?

Inspire. Expire. Voilà, comme ça. Ce soir, les étoiles continueront de briller et rien, encore moins mes insignifiantes peines de cœur, ne pourra changer cela.

Quand je reporte les yeux sur mes deux camarades, Mia est en train de triturer ses boucles avec une moue désolée et Jace me dévisage de ses prunelles translucides. Je ne suis pas seule, j'essaye de me convaincre. Il faut voir le bon coté des choses, je me suis faite deux nouveaux amis et ça, cela vaut de l'or, surtout quand on me connait. Alors je n'ai plus qu'à me concentrer sur ça et oublier le reste. Oublier Royce. Je peux y arriver.

- Est-ce que... est-ce que vous auriez déjà entendu parler d'une liste ?

Tout compte fait, peut-être que non. Mia ne change pas d'expression et hausse un sourcil.

- Faut être un peu plus précise, Lily. Quel genre de liste ?

- Je ne sais pas. C'est Dallas qui l'a évoquée hier soir quand... quand il nous a trouvés sur la plage. Royce n'a pas eu l'air d'apprécier. Ça vous dit quelque chose ?

Je retiens ma respiration. Mia secoue la tête, envoyant valser ses courtes bouclettes brunes.

- Nope, lâche-t-elle, le visage impassible.

- C'est sûrement une liste de meufs, lance Jace sur le ton de la conversation alors que je sens mes tripes se désintégrer en entendant la réponse que je redoutais par-dessus tout.

- Tu... quoi ? je souffle en baissant les yeux sur lui alors que Mia le fusille du regard.

- Bah, si ça concerne Walters et qu'il était soulé que Dallas en parle devant toi, je vois pas ce que ça peut être d'autre. C'est bien leur genre, mettre des noms de filles qu'ils veulent se taper sur une liste et lancer les paris pour le défi, tu vois ? C'est un classique...

- Putain mais t'es con, c'est pas possible ? l'incendie Mia à ma gauche. Ferme ta gueule !

- Bah quoi ?

Mais je ne les écoute que d'une demi-oreille, trop concentrée sur ma respiration que j'essaye de maintenir à un rythme acceptable faute d'avoir un quelconque contrôle sur mon estomac qui danse une salsa endiablée. Autant vous dire que ça n'a rien de positif. Je serre les dents et respire par le nez pour contenir une vague nausée mais cela ne m'empêche pas de poursuivre, les yeux rivés au mur opposé.

- Est-ce que tu crois que... Je suis sur cette liste ?

Chacun de ces mots m'écorche la gorge comme des lames de rasoirs en sortant, puis je peux presque les voir flotter au-dessus de moi, sombres nuages emplis d'une pluie glaciale. Un silence de plomb accueille ma question, puis :

- Est-ce que t'as couché avec lui ? demande Jace, la tête toujours sur mes genoux.

Sans prévenir, le sang quitte mon visage à la vitesse grand v. Est-ce donc ce que pensent les autres ? Mon oncle ? Dallas ? Je secoue faiblement la tête.

- Alors ça n'a aucune importance, conclue le rouquin sur un ton sérieux. Même si t'es dessus, dis-toi qu'ils rayeront jamais ton nom.

Je sais qu'il espère me consoler mais ça ne fonctionne pas du tout. J'ai l'impression d'avoir du verre pilé fiché dans la poitrine et encore une fois, je porte distraitement la main à mon cœur comme pour l'empêcher de s'échapper de sa banquise.

Bien sûr que ça a de l'importance. Si je ne suis que quatre lettres sur une fichue feuille de papier déjà remplie de noms, alors cela voudrait dire que tout était faux. Que je me suis tout imaginé. Depuis le début. Et cela ferait de moi la pire des idiotes.

- Oui, je souffle en sentant deux regards peser sur moi. Ça n'a aucune importance.

Ma morosité s'épanouit comme une fleur au printemps : elle pousse, elle pousse alors que mon moral se dégrade. Et pour la première fois depuis que j'ai retrouvé Key Haven, l'île de mes souvenirs, mon lieu de naissance... je voudrais rentrer à Londres.


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