Chapitre 109
- Lily ?
Mon rêve s'estompe. Il m'échappe et j'ai beau m'y accrocher de toutes mes forces, il devient cotonneux, puis complètement brumeux et je referme mes doigts mentaux sur de l'air. Arrrrgh! Je ne m'en souviens déjà plus mais si j'en crois la sensation qui persiste sur mes lèvres, ce devait être un beau rêve. Je garde les paupières hermétiquement closes au cas où il se déciderait à revenir.
Mais non. Les beaux rêves ne reviennent jamais. Seuls les cauchemars vous poursuivent hors du sommeil.
Attendez que je trouve celui qui m'a arrachée à mon songe sans aucun scrupule! Je me redresse en retenant un grognement de douleur. La manœuvre me donne l'impression que ma colonne vertébrale est en miette. Mieux, en bouillie. Matelas orthopédique mon œil, oui !
Je me fige en prenant appui sur mes mains. Ce ne sont pas mes draps que mes doigts rencontrent mais de l'herbe sèche et de la terre meuble. Hein ? J'ouvre brusquement les yeux de surprise avant de les refermer aussi sec en grimaçant quand la lumière crue du soleil me grille les rétines.
Je me tortille avec les restes de mon corps pour me mettre sur les genoux. Je suis courbaturée de partout. À la seconde où je comprends pourquoi, je m'oblige à ouvrir les paupières au risque de me cramer la cornée. Quand ma vue consent à s'adapter à la luminosité accrue, mon cerveau analyse les informations avec toute la lenteur dont il est capable.
C'est bien ce qu'il me semblait, je me suis endormie dans l'abri de l'étalon. Étalon qui me tourne sciemment le dos, la queue et les oreilles agitées de spasmes nerveux.
Un sourire attendri m'échappe. J'ai vraiment dormi ici ?
Oui banane, sans quoi tu n'aurais pas aussi mal aux fesses.
Bah, je me fiche pas mal de ces petites douleurs maintenant que j'ai trouvé un attrape-rêve efficace. S'il me faut dormir dans la terre et le foin pour mettre fin à ces cauchemars infectes qui m'empoisonnent l'existence dès que cela leur chante, alors soit.
Je suis tellement plongée dans mes pensées optimistes que je mets bien une minute entière à me rendre compte que Waneta et moi ne sommes plus seuls dans l'abri. Boyd est planté devant l'entrée, sa silhouette auréolée du soleil qui tente par tous les moyens de pénétrer derrière lui. Je distingue difficilement son expression avec le contre-jour mais il me semble qu'il a l'air complètement ahuri.
Les yeux écarquillés et la bouche entre-ouverte, il me fixe, complètement immobile, les bras ballants et un seau d'avoine au bout de l'un d'eux.
- Euh... Salut ? je lâche faute d'une réplique plus intelligente.
- Bonjour, répond le métis en dansant d'un pied sur l'autre. Euh... désolé, je ne pensais pas que l'endroit serait occupé. Enfin si mais par un cheval.
- Ouais, j'ai dû m'endormir, je réponds bêtement en me relevant pour soulager mes genoux endoloris.
- Ah.
Il a toujours l'air d'hésiter sur le seuil alors je m'écarte pour lui laisser de la place. Il saisit le message et pénètre dans l'abri exigu, déposant le seau de céréales dans l'herbe. On se tait pour observer l'étalon. Il a flairé l'odeur de nourriture si l'on en croit ses naseaux qui palpitent d'envie mais il ne s'approchera pas de la source tant que l'on aura pas débarrassé le plancher.
- Alors tu... tu as dormi ici ? demande Boyd à voix basse par égard pour notre compagnon.
- Non. Enfin oui, un peu. Pas toute la nuit.
Je dois passer pour une cinglée et je réfléchis déjà à une excuse à la fois crédible et moins embarrassante que « je ne suis pas capable de dormir toute seule comme une grande dans ma chambre » mais Boyd se contente de hocher la tête sans demander plus d'explications.
- Il est quelle heure ? je demande en regrettant de ne pas avoir pris mon portable avec moi.
J'aurais pu me programmer une alarme et m'éviter ce moment embarrassant.
- Sept heures. On s'apprête à petit-déjeuner. Je venais juste pour lui donner sa ration.
Il est vraiment adorable, je songe en le dévisageant alors qu'il se passe une main sur la nuque et fixe le sol comme si toutes les réponses du monde y étaient inscrites noir sur vert.
- On y va ? je propose plutôt que de demander pourquoi ils petit-déjeunent aussi tôt.
Je ne veux pas passer pour la flemmarde de service même si, pour être tout à fait honnête, je n'aurais pas craché sur quelques heures supplémentaires de sommeil. Boyd hoche la tête et s'efface pour me laisser sortir la première.
Comme hier soir, on quitte le pré côte à côte. Je remarque dans la foulée qu'il a attaché ses cheveux en chignon avec un cordon en cuir et qu'il porte des chaps, ces grandes guêtres en cuir qui remontent jusqu'en haut des cuisses pour protéger le pantalon. Qu'est-ce qu'il compte faire avec ça ?
Je m'apprête à l'interroger quand j'intercepte son regard choqué sur ma personne. Il se détourne dans la seconde et garde les yeux braqués sur ses chaussures.
J'ai manqué un épisode ou quoi ?
- Il y a un truc qui cloche ? Est-ce que ce sont mes cheveux ? Parce que je n'ai pas encore eu le temps de me peigner, alors...
Je me passe une main dans la tignasse pour essayer de défaire un maximum de nœuds mais je risque d'y être encore demain.
- Non tes cheveux sont très bien, répond Boyd presque à voix basse mais sans recroiser mon regard et je remarque que ses joues halées rosissent légèrement.
C'est peut-être un peu égoïste de ma part mais qu'est-ce que cela fait du bien de ne pas être celle qui s'empourpre pendant un moment. En tout cas, mon expérience – très étendue et plutôt désagréable de la chose – me rend compatissante et j'évite de trop regarder dans la direction de Boyd.
Ça ne m'empêche pas de noter qu'il a l'air vaguement embarrassé et un peu... amusé ? Euh... qu'est-ce qui l'amuse au juste ? Je n'ai pas le temps d'insister parce qu'il pousse la porte de la salle à manger des employés et s'écarte à nouveau pour me laisser le précéder avec une galanterie à laquelle je ne suis plus vraiment habituée.
Je le remercie d'un hochement de tête et pénètre dans la pièce bondée, son souffle sur ma nuque. La cacophonie des discussions m'enveloppe aussitôt et je cligne un instant des yeux. Wow. Cela fait beaucoup de monde. Ça ne m'empêche pas de balayer avec une certaine urgence la table du regard. Le cœur en vrac, je retiens un soupir de soulagement qui de toute façon se dissoudrait dans le brouhaha ambiant.
Il est là.
Il y a beau avoir une quinzaine d'hommes autour de la longue table, le boucan masculin et la présence des employés s'effacent brusquement en l'espace d'une seconde quand je croise les prunelles ardoises que j'espérais retrouver tout autant que je le redoutais.
Je ne plonge pas dedans, je chute. De très haut, très vite, douloureusement, comme aspirée par un vortex. Je me noie un moment dans les profondeurs obscures, puis me débats comme une forcenée pour émerger et retrouver l'air de la surface. Ou alors je suis tout simplement recrachée.
Oui, c'est surement ça parce que les yeux de Royce ne me voient plus du tout, ils sont concentrés sur un point derrière moi. Un point d'environ un mètre quatre-vingt, longue chevelure et traits exotiques. Je jette un coup d'œil à Boyd qui me flanque de près, attendant sûrement que je bouge pour aller s'installer à son tour.
Il n'empêche que j'ai dû trop tarder et mon immobilité a attiré l'attention de toute la tablée. Gé-nial. Exactement ce qu'il me fallait. Je rougis en croisant je ne sais combien de paires d'yeux curieux et me tasse légèrement sur moi-même comme si occuper moins de volume pourrait me rendre moins visible.
- Lily ? m'interpelle Dallas, me donnant par la même occasion le moyen d'échapper aux regards. On ne t'attendait pas aussi tôt, qu'est-ce que tu fais debout à cette heure-là ? demande-t-il avant de froncer les sourcils.
Je suis sûre de deviner le cheminement de ses pensées. Il est en train de réaliser que je ne suis pas entrée par la bonne porte ce qui signifie que j'étais déjà dehors et va bientôt me demander où j'éta...
- Tu étais où ?
Bingo ! Enfin, non ! Pas Bingo du tout, c'est la cata ! Si Dallas apprend où j'ai passé la nuit, je suis bonne pour rester cloitrée dans ma chambre pour le restant des vacances si ce n'est de mes jours. Je suis sûre qu'il aura l'appui de mon oncle pour cette mesure.
Zut de zut de zut.
Je réfléchis à toute vitesse mais comme à chaque fois que je panique, mon cerveau se met à pédaler dans la semoule et ma tête devient aussi vide qu'un ballon de baudruche, sans compter que Royce est là et que...
Non, ne pas penser à ça maintenant ! Surtout ne pas y penser...
- Je l'ai trouvée dans les écuries avec Brutus, répond Boyd derrière moi alors que je lâche un soupir de soulagement le plus discret possible.
Merci mon Dieu. Enfin, merci Boyd plutôt, Dieu n'a rien à voir là-dedans. Dallas hoche la tête, satisfait par cette réponse. Il ne parait pas douter une seule seconde de l'honnêteté de son collègue. Tant mieux.
Par contre, ça ne semble pas être le cas d'un certain mécanicien dont le regard me transperce violement le front avec presque autant d'efficacité qu'un marteau-piqueur. Évidement qu'il sait où j'étais. Il a déjà été témoin de mes petites escapades nocturnes dans le pré.
Escapades qu'il a accepté de taire à l'unique condition que je le prévienne avant et le prenne comme chaperon. Chose que je n'ai évidemment pas faite hier parce qu'on était au beau milieu de la nuit et qu'il m'a on ne peut plus clairement fait comprendre qu'il en avait fini avec moi.
Dès lors, je suppose que cela ne le concerne pas. Non, ça ne le concerne plus. Je soutiens son regard du mieux que je peux malgré le poids de la nature qui me pousse à détourner les yeux et esquiver cette confrontation.
J'essaye de ne pas remarquer qu'il porte une chemise noire ajustée qui souligne ses épaules puissantes et dont le col un peu froissé encadre joliment son cou puissant. Ni que ses cheveux sont encore légèrement humides d'une douche récente et que quelques mèches dégringolent devant ses épais sourcils. J'essaye de ne pas reconnaitre que mes doigts me brulent, non pas de dessiner lesdites mèches, mais de les effleurer.
Mais je me rends compte de tout ça et le lac gelé que sont devenues ses prunelles n'en devient que plus dur. Je m'écrase douloureusement dessus. Je n'ai jamais su patiner de toute façon.
- Lily ? Viens t'asseoir mon chou. Je t'ai préparé des toasts.
C'est Rose qui me sort de ma bulle infernale.
- Oh. Oui, bien sûr, merci Rose !
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis figée à contempler ce que je n'ai plus – que dis-je, ce que je n'ai jamais eu – mais assez en tout cas pour que cela devienne gênant pour moi.
Je me dépêche de rejoindre ma place attitrée près de Jace – l'une des dernières non occupées – soucieuse de ne pas davantage attirer l'attention sur ma petite personne. Je fais mine de ne pas remarquer que cette position me place presque en face de Royce et m'installe en silence. Malgré cela, les regards continuent de reposer sur moi. Bon sang ! Je commence à sérieusement m'inquiéter.
- Tu as une petite mine ma jolie, lâche Rose en se penchant vers moi pour poser le dos de sa main sur mon front comme si j'étais malade. Tu as mal dormi ? Tu as mangé au moins avant de te coucher ?
Je la laisse faire en imaginant la sale tête que je dois avoir après ma nuit cauchemaresque – sans mauvais jeu de mot. J'imagine que si je le voulais, je pourrais partir en vacances avec les valises que j'ai sous les yeux.
- Oui ça va, je la rassure à mi-voix pour ne pas attirer l'attention plus avant tout en priant pour qu'une chauve-souris survole la pièce ou qu'un astéroïde s'échoue dans la cour. Je me suis juste couchée un peu tard.
Rose hoche la tête sans se départir de son air de grand-mère inquiète et je l'entends râler gentiment sur les horaires complétement déréglés des jeunes d'aujourd'hui.
Je m'empare d'un des toasts grillés qu'elle a posés devant moi et les employés finissent par se détourner un à un mais les regards amusés et intrigués que la plupart continuent de poser sur moi ne m'échappent pas.
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? J'ai de la terre sur le visage ? J'ai oublié de mettre un pantalon ?
Je jette un coup d'œil rassuré à mon short en jean bien présent et me passe une main sur le visage sans rien détecter d'anormal.
Quoi alors ?
J'ai ma réponse quand Jace, qui semble décider que je n'ai pas eu ma dose d'attention pour la matinée, m'accueille bruyamment, ses yeux écarquillés fixés sur un point bien en dessous de mon visage.
- Lily ? Est-ce que... tu portes un T-shirt de mec... attends ! Oh putain !
Il éclate d'un rire tonitruant comme s'il n'avait pas déjà alerté toute la tablée.
Un T-shirt de mec ? Pardon ?
- Quoi ? Mais non, qu'est-ce que tu rac...
Je baisse les yeux et me fige tout net en découvrant le T-shirt deux fois trop grand que j'ai enfilé dans le noir et la panique en pleine nuit. Je reconnais avec horreur la police d'écriture débile qui recouvre quasiment tous les hauts de Nathan. Mince ! Je sais qu'il en avait clandestinement glissé quelques uns dans ma valise.
« Pour que tu puisses inspirer mon odeur quand mon absence deviendra trop douloureuse », avait-t-il balancé en se fichant ouvertement de moi.
Autour de moi, un silence total s'est fait et je n'entends même plus le bruit des couverts. Pfff, même Jésus ne devait pas avoir droit à autant d'attention. Je plisse les yeux et me concentre pour essayer de lire à l'envers la citation sûrement très spirituelle – notez l'ironie- qui recouvre ma poitrine.
« L'amour, c'est comme les cartes : si tu n'as pas de partenaire, il te faut une bonne main ».
Hein ? C'est quoi la chute ? Ce n'est même pas drôle.
L'amour c'est comme les cartes, si tu n'as pas de partenaire, il te faut...
Oh-Mon-Dieu.
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