Chapitre 107

Bon. Ça aurait pu plus mal se passer. J'imagine que je devrais être soulagée. En tout cas, je suis épuisée. Et malheureuse comme les pierres même si j'ai toujours trouvé cette expression stupide parce que les pierres n'ont pas la moindre idée de ce que c'est que de se faire jeter par le garçon qui contrôle vos battements cardiaques. Elles sont juste de stupides pierres. Et moi je suis une stupide fille. Tellement stupide que je n'arrive pas à effacer le souvenir de ses lèvres et leur gout de chewing-gum à la menthe et de bière.

J'ai envie de me frapper rien que pour ça. Un peu plus et je me la joue Dobby l'elfe de maison. C'est bien lui qui s'assomme avec une lampe de chevet en criant « méchant Dobby !! », non ?

Stupide et folle avec ça.

- Je vais nous faire réchauffer un truc. Tu as faim ? demande Dallas, éparpillant mes pensées toutes plus maussades les unes que les autres.

Pas spécialement, mon estomac me fait désagréablement penser à ces tourniquets pour enfants que l'on trouve dans les parcs. Avec les enfants dedans. Tout plein d'enfants qui crient et gesticulent.

- Non, merci, je me contente de répondre plutôt que de lui faire part de ma métaphore bancale. Je pense que je vais plutôt aller me...

- Moi j'ai faim en tout cas. J'ai pas encore dîné à cause de cette petite blonde. Je sais pas si tu sais de qui je parle. Elle en fait qu'à sa tête, la gamine, et je crois qu'elle s'est donnée pour mission de me filer des cheveux blancs avant l'heure. Elle te dit quelque chose ?

Je soupire mais ne parviens pas à réprimer un léger sourire, un peu triste et un peu forcé mais un sourire tout de même.

- Ok, t'as gagné. Je t'accompagne.

- J'espère bien, bougonne le texan.

Je lui emboîte le pas jusqu'aux cuisines et m'installe sur un tabouret près de l'îlot central méticuleusement nettoyé en le regardant glisser un des plats de Rose dans le micro-onde.

- Dallas, je souffle alors qu'il patiente en me tournant le dos, les deux mains appuyées sur le plan de travail.

- Mmh ?

Il ne s'est pas retourné.

- Merci, je souffle très bas parce que je ne suis pas certaine de sa réaction.

Après tout, je lui ai quasiment demandé de trahir mon oncle pour me couvrir. Je ne sais pas s'il est très judicieux de le lui rappeler mais il serait toutefois ingrat de ne lui témoigner aucune gratitude.

Ses épaules se soulèvent dans sa chemise à carreaux quand il expire longuement et il concède enfin à me faire face, le regard grave.

- Je déteste mentir à ton oncle, Lily. Je ne le fais jamais.

- Je sais, je...

- Non, tu ne sais pas. Tu ne comprends pas Lily. C'est pas juste le fait d'avoir menti au patron. Je joue ta sécurité, là, gamine. Ta sécurité ! Merde.

Le dernier mot s'échappe de ses lèvres dans un soupir angoissé alors qu'il pose les deux coudes sur le plan de travail et plonge son visage dans ses mains. Sa détresse fend mon cœur déjà bien assez estropié et à la honte et la peine viennent s'ajouter une culpabilité cuisante.

Je réprime l'instinct qui me pousse à assurer à mon ange gardien que ma sécurité n'est nullement mise ne péril parce que ça ne sert à rien. Autant crier dans l'oreille d'un sourd, comme tous les autres, Dallas est persuadé que Royce me met en danger. Et pour ce que j'en sais, ils ont peut-être raison.

Plutôt que de me perdre dans un débat stérile avec lui, je me lève, l'embrasse sur la joue et pose la mienne sur son épaule.

- Je suis désolée.

Dallas se redresse, m'adresse un coup d'œil et lâche un énième soupir avec lequel s'échappent – je le crois – une partie de son angoisse.

- Dis-moi que tu m'as demandé de me taire parce que tu avais peur de te faire disputer par Chris, que tu ne voulais pas qu'il sache parce que ça t'aurait mise mal-à-l'aise. Dis-moi que ça n'a rien à voir avec lui, Lily.

Sa main s'est crispée autour du dossier en acier du tabouret le plus proche de lui. Vaincue, je me laisse retomber sur mon siège. Je garde les lèvres closes parce que je ne veux pas lui mentir et il se pince le nez, l'air dépité.

- J'en étais sûr.

Sur ce, il se retourne pour ouvrir la porte du micro-onde qui vient d'émettre son bip sonore. Durant les minutes qui suivent, il se contente de manger en silence, piquant distraitement sa fourchette dans son assiette de paella, l'air perdu dans ses pensées, et je m'interroge sur le genre de vie que pouvaient bien mener ces moules avant de se retrouver dans ce plat de riz. Rien de très palpitant j'imagine.

En parlant de plat. Mon palefrenier semble soudain décider à mettre les pieds en plein dedans, je devine en le voyant reposer ses couverts bien droit et s'essuyer les mains sur une serviette presque solennellement avant de porter son attention sur moi.

Je pressens également que la conversation qui va suivre sera tout sauf agréable mais Dallas a l'air aussi mal-à-l'aise que moi et cette pensée me rassure légèrement. Il fait exactement la même tête que moi quand j'ai dû présenter un exposé sur les différents moyens de contraception en biologie au collège. Heureusement, Nathan s'était chargé de la partie la plus pénible. Mais mon meilleur ami n'est pas là en ce moment.

Tu vas devoir te débrouiller toute seule, Lily.

- Lily... commence Dallas et son hésitation me donne d'emblée une envie furieuse de plonger sous la table.

Je me retiens tout de même et essaye, une fois n'est pas coutume, de me comporter comme la fille de dix-huit ans que je suis censée être. Un vrai défi, je vous l'accorde.

- Est-ce que je vais avoir droit à une explication ? Tu vas me dire ce qui t'as pris de laisser Walters...

Il ne termine pas sa phrase, comme s'il ne pouvait pas se résoudre à prononcer les mots, mais pose quand même un point d'interrogation on ne peut plus clair à la fin.

« Laisser Walters... ». Ha ! La bonne blague. S'il savait que j'ai quasiment supplié.

Je garde les yeux vissés sur la surface en bois laqué de l'îlot et les lèvres closes. Se comporter comme une adulte est vraiment plus difficile qu'on ne l'imagine. Si j'en étais vraiment une, je joindrais calmement mes doigts sur la table comme certains politiciens le font pour donner l'illusion qu'ils ont la situation bien en main et je regarderais mon texan préféré droit dans les yeux en lâchant une phrase du style : « Je l'ai laissé faire parce qu'il me plait et que je suis majeure et vaccinée. Dès lors, j'estime ne pas avoir à me justifier ».

Las. J'ai beau avoir une bouche aux capacités d'autonomie plutôt surprenantes, je peux quand même jurer que jamais cette dernière n'aurait le cran de balancer un truc pareil. Est-ce que l'on peut appeler ça « avoir du répondant » si nos répliques les plus pertinentes et acérées ne sont prononcées que dans nos têtes ? Hélas, je ne crois pas. Faute de courage, je me tais.

Dallas soupire. Je baisse un peu plus les yeux. Sur mes genoux, cette fois. Bientôt ce sera les pieds, puis le sol.

- Est-ce qu'il t'a... Lily, est-ce qu'il t'a obligée à...

Je braque sur lui des yeux de merlan frit.

Pardon ?

- Quoi ?

- Si c'est le cas, tu dois me le di...

Je recule brusquement, me fichant complètement de faire grincer mon tabouret sur le carrelage. Je n'arrive tout simplement pas à croire à ce qu'il est en train de sous-entendre.

- Mais non ! Non ! Pas du tout ! Dallas, je te jure que ce n'est pas du tout ça !

Il plisse les yeux comme pour essayer de déterminer si je lui mens ce qui n'est absolument pas le cas. Après une minute qui s'étire et s'étire comme un chewing-gum collant, il semble accepter cette nouvelle donne mais ses sourcils déjà inclinés l'un vers l'autre de manière inquiétante se froncent un peu plus. Je ne pense pas que ma réponse l'ait soulagé si j'en crois l'appréhension qui assombrit son regard.

- Mais pourquoi alors ? s'entête-t-il comme si aucune réponse ne lui paraissait réaliste, comme s'il était inconcevable que j'ai embrassé Royce de mon plein gré. Je me doute des motivations de Walters, poursuit-t-il avec un sourire sombre, mais je ne comprends pas pourquoi toi, tu aurais...

De nouveau, le silence. Ce silence qui veut tout dire. Sauf dans mon cerveau où une alarme résonne bruyamment comme pour me signaler « alerte, information intéressante ! Alerte information intéressante ! ». Je relève le menton en me mettant en mode investigation.

Franchement Lily, tu ne pourrais pas tout simplement lâcher l'affaire ?

Je me fatigue des fois.

- Et quelles sont les motivations de Royce ? je demande avant d'avoir pu m'en empêcher et en oubliant de tourner ma langue sept fois dans ma bouche.

- C'est moi qui pose les questions, jeune fille.

- Est-ce que j'aurais le droit à des bonbons, au moins ? je marmonne en levant les yeux au ciel pour essayer de détendre l'atmosphère.

Ça marche, les commissures de lèvres de Dallas s'étirent légèrement alors que des pattes d'oies familières apparaissent aux coins de ses yeux lorsqu'il saisit ma référence à « une question, un bonbon », le jeu stupide qu'il avait inventé pour me faire parler quand j'étais petite. La plupart du temps, il s'en servait pour me pousser à avouer nos bêtises parce que Nathan, lui, était incorruptible. Une vraie tombe.

J'aurais bien besoin de lui en ce moment. Quoi que... Pas sûr que j'ai envie d'un autre témoin de ma « débauche ». Je ne saurais expliquer pourquoi mais l'idée que Nathan ait vent de... j'hésite entre « mes frasques » ou « ma nouvelle occupation préférée »... En tout cas cette idée me met on ne peut plus mal-à-l'aise.

À ma grande surprise, Dallas me prend au mot et se lève pour aller piocher dans la réserve de confiserie dont j'ai eu un aperçu un peu plus tôt. Il revient se rasseoir quelques secondes plus tard, balançant sur l'îlot un paquet de Dragibus. Oh, le traître ! Il sait très bien que je ne peux pas résister à ceux-là !

En parlant de confiseries...

- Est-ce que tu sais qui a rempli les placards de bonbons ? je m'enquiers alors qu'il ouvre le sachet et que l'odeur industrielle mais sucrée et alléchante au possible envahit l'air.

Comment ça, j'essaye de détourner le sujet ? Mais pas du tout.

- Hum... non. Sûrement Rose, marmonne-t-il et c'est à son tour de fixer la surface de la table.

J'en étais sûre ! Je lui adresse un sourire éclatant, un bel exploit quand on pense à mon humeur il y a encore une demi-heure.

- Merci Dallas ! Je t'adore, tu sais ?

Il plisse les yeux.

- Je viens de te dire que c'est Rose qui...

- Je sais. Mais t'es nul comme menteur, je m'amuse en piochant un dragibus noir – les meilleurs.

- Oui et bien tu sais à quoi je suis bon ? À te tirer les vers du nez, lâche-t-il avant de me donner une tape sur la main que je m'apprêtais à porter à ma bouche. Un bonbon, une question.

Je soupire alors que mon malaise revient au trot mais patiente en silence. Dallas s'éclaircit la gorge, et se frotte le front d'embarras avant de se lancer.

- Est-ce que tu fais ça pour emmerd...embêter Chris ? Ou... je sais pas... affirmer ton indépendance ? C'est ça ? Un genre de crise d'adolescence en retard ?

Je le dévisage, estomaquée, et seul son air perdu me dissuade de lui montrer ce qu'est une vrai crise d'adolescente indignée.

- Tu n'y es pas du tout, je lâche un peu sèchement avant de reprendre d'une voix plus douce, consciente que je suis en train de briser ses espoirs. Si j'avais voulu énerver mon oncle, tu penses que je t'aurais prié de te taire ?

Il se gratte l'arrière du crâne en réfléchissant et je mange un bonbon.

- Est-ce que ça dure depuis longtemps ? enchaîne-t-il sans avoir besoin de préciser le fond de sa pensée.

Tout dépend. Dans ma tête ? Oui, depuis un moment. En vrai ? Seulement quelques jours.

- Non, je réponds en me resservant même si je n'ai pas faim du tout.

Je tends le paquet à Dallas qui enfourne machinalement un bonbon sans y penser.

Ha !

- Quelles étaient les motivations de Royce, selon toi ? je demande d'une voix posée très loin de représenter l'agitation qui fait bouillir mes organes.

Je suis sûre que la réponse ne va pas me plaire mais je préfère la connaitre. « Savoir c'est pourvoir », je ne sais plus qui a dit ça – un peintre je crois – mais quelqu'un l'a fait.

- Je t'ai dit, c'est moi qui pose les questions, râle Dallas comme je m'y attendais.

- Oui, mais c'était avant que tu prennes un bonbon.

Il fronce les sourcils et me fusille du regard pour de faux. J'insiste.

- Alors, pourquoi tu penses que Royce... s'intéresse à moi ?

Je me sens aussitôt stupide et voudrait retirer ces derniers mots.

« S'intéresse » ? Sérieusement Lily ? Tu n'as pas un peu plus égocentrique et un peu moins réaliste ?

- Pas pour de bonnes raisons en tout cas, répond Dallas sur un ton catégorique avant de lancer le coup de grâce. Et certainement pas pour les raisons que tu as envie d'entendre.

Et voilà, la pitié est de retour et mon cœur se remet à me faire mal.

Stupide engin dysfonctionnel.

Qu'est-ce que Dallas sait de ce que j'ai envie d'entendre ? Pas grand-chose, j'espère. C'est tellement humiliant. Pour penser à autre chose, je lance une autre question qui me trotte dans la tête depuis « l'affrontement de la plage ».

- Qu'est-ce que c'était cette histoire de liste ? j'interroge Dallas en me rappelant l'expression de Royce quand il l'a mentionnée.

Mon palefrenier tique en m'entendant et prend ce que je reconnais comme un air coupable en se grattant nerveusement le front.

- Rien. Oublie ça. Je sais même pas pourquoi j'en ai parlé.

Je me redresse sur mon tabouret. Règle numéro un : ne jamais dire « oublie ça » à quelqu'un si on veut vraiment qu'il oublie.

- Qu'est-ce que...

- Non. Laisse tomber, je suis sérieux. Ça ne nous regarde pas. Et si Chris apprend que... De toute façon, tu as déjà posé ta question, tranche-t-il.

- Oui et ta réponse était nulle.

- Question de point de vue, hausse-t-il les épaules.

Je me lève d'un bond et écarte mon siège du chemin. Pourquoi est-ce que personne ne me dit jamais rien ? Pourquoi faut-t-il que je sois toujours la dernière au courant des choses importantes ?

- Très bien, mais la discussion s'arrête ici, je déclare en utilisant les maigres réserves de répondant que m'accordent ce sentiment d'injustice qui me ronge la poitrine.

Dallas se remet également debout et je l'aide en silence à débarrasser les quelques couverts qui traînent encore sur l'îlot. Quand je lui fais de nouveau face, je remarque son regard contrarié braqué sur moi.

Mes yeux dans les siens, j'attends qu'il parle.

- Gamine, soupire-t-il sans que ce surnom ne me dérange de sa bouche, je sais pas quoi te dire. Te voir comme ça... avec lui, c'était...

Son air accablé et ses propos font remonter la même vague de honte qui m'a presque noyée tout à l'heure sur la plage en même temps qu'une bile acide et mes yeux se mettent à piquer.

Quand on y pense, avec Royce, on ne faisait pas grand-chose. C'est vrai, on ne faisait que s'embrasser.

Oui, allongés dans le sable, toi sous lui, tes mains sur sa peau et son odeur partout sur toi.

On ne faisait pas grand-chose mais c'est quand même trop. Trop gênant. Trop loin de mes habitudes. Trop.

Et j'ai beau avoir adoré chaque instants de cette étreinte, j'ai beau savoir que je la revivrais sûrement dans mes songes que je le veuille ou non, le contre-coup est sévère. Je ne sais pas ce qui m'a pris de penser que je pouvais être cette fille-là.

- Je suis désolée Dallas, je réponds avant de renifler, exaspérée par ma voix pleine de larmes.

Il entrouvre la bouche plusieurs fois en scrutant mon expression, l'air horrifié. Posant une main ferme sur mon épaule afin de me positionner face à lui, il s'incline vers moi pour m'obliger à le regarder dans les yeux.

- Lily, écoute-moi bien. Je ne suis pas en train de dire que tu ne peux pas... t'amuser, lâche-t-il en déglutissant péniblement l'air très mal à l'aise. Ou sortir avec des garçons. Je sais qu'à ton âge, on aime bien faire... des expériences...

Finalement, je pense que je vais vraiment me cacher sous la table.

- Dallas !

Oh. Mon. Dieu. Ça n'est pas en train d'arriver. Ça n'est pas en train d'arriver. Ça n'est pas...

- Quoi ?

- Tais-toi, je souffle en fermant les paupières pour ne plus croiser son regard.

Des expériences ? C'est bien ce qu'il a dit ? Je suis mortifiée et ce n'est pas par hasard qu'on entend « mort » dans ce mot parce que je m'apprête réellement à décéder... de honte !

- Lily, ne rend pas ça plus pénible, je te rappelle que je t'ai tenue dans mes bras avant que tu saches prononcer le mot « cheval » donc si tu crois que ça m'enchante d'avoir cette conversation...

- Alors laisse tomber.

- ... Mais je ne veux pas non plus que tu penses que je te juge parce que tu fais des trucs de ton âge. Évidemment, je préférerais ne pas voir ça et même ne jamais en entendre parler, marmonne-t-il dans sa barbe, mais tu es une grande fille et tu peux faire ce que tu veux... Enfin, non pas tout ce que tu veux, hein ? Y a quand même certaines limites, même si ce serait plutôt à ton oncle de voir ça avec toi. Bref, tu peux faire presque tout ce que tu veux avec qui tu veux.

Je rouvre les yeux, attendant la chute qui ne tarde pas à venir.

- Qui tu veux. Sauf Walters.

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