Rubinette et Crapaudine


Vous croyez que, dans le jardin, les plantes, les fruits et les légumes, restent bien sagement à leur place, la nuit? Qu'ils attendent sans broncher le petit jour, la rosée, le soleil, pour pousser, grossir, mûrir? Eh bien, vous vous trompez, comme nous tous, d'ailleurs. Laissez-moi vous raconter l'histoire de Rubinette et Crapaudine, les deux amies du jardin de ma tante Hélène!

Je ne l'ai pas inventée, cette histoire, je l'ai vécue, moi, Quentin, un petit aventurier de la ville. Je suis allé en vacances, cet été, chez ma tante Hélène. C'est ma tante préférée, parce que je dois vous dire que je suis un aventurier gourmand, et Hélène, c'est la reine de la cuisine. Elle cultive son jardin potager toute seule, et elle a des poules - vous savez qu'elles pondent des œufs, les poules! Et celles de ma tante pondent les œufs les meilleurs du monde! A la coque, avec du pain frais et du beurre, c'est... C'est méga-génialement bon! - bref! Elle a aussi des lapins et une adorable biquette du nom de Géraldine. J'aime Géraldine, et Géraldine m'aime! Alors quand je vais chez ma tante Hélène, moi, je préfère dormir dans le jardin. Au bout du potager, avant les clapiers et les enclos, il y a un joli coin d'herbe, bordé de groseilliers et de framboisiers. Vous aimez les framboises? Moi, je les plante au bout de mes doigts, et...

- "Euh! Quentin! Tu ne voulais pas raconter..."

- "Oups! Si si, tante Hélène, pardon!"

Oui, je suis super bavard! Donc, voilà, j'ai dormi sous la TENTE, dans le jardin de ma TANTE! (J'aime bien rigoler aussi!)
N'empêche, la nuit, moi Quentin l'aventurier, je les ai vus, les fruits et les légumes, et ils sont tout sauf sages. Ils vivent! Oui, croyez moi, ils vivent! Voilà donc l'histoire de Rubinette et Crapaudine.

Le pommier de tante Hélène produit des Rubinettes, ce sont des amours de petites pommes rouges, acidulées juste ce qu'il faut, sucrées juste ce qu'il faut. Petites, elles tiennent bien dans la main des enfants, croquantes et juteuses... Mmmmm! Et pas seulement, elles sont aussi joyeuses, très joueuses et bien coquines.

Rubinette, je l'ai repérée tout de suite. Alors que ses sœurs faisaient une ronde, elle s'est faufilée, seule, entre les herbes, et elle a roulé jusqu'au rang des betteraves. Et là, elle s'est approchée de Crapaudine, la plus jolie de toutes. Longue et fine - oui, hein, attention, n'allez pas confondre la betterave ronde et la Crapaudine, la longue, au goût plus subtil, plus raffiné. Crue, c'est un délice!  Sous sa peau noire, elle cache une chair rouge foncé du plus bel effet. Quelle élégance!

Il semblerait d'ailleurs qu'elle ait quelque succès, car voici que s'approche timidement Echalion, l'oignon. Tout en longueur également, sa peau fine est d'un rouge brun chaud qui lui donne un air indien! Il est craquant! Et je peux bien voir, même depuis mon poste d'observation que Crapaudine n'est pas indifférente à sa beauté sauvage! Ils sont là, tous les trois, Rubinette, un peu gênée, un peu jalouse, Crapaudine, émue et amusée, Echalion, amoureux transi! L'herbe verte et la brune terre autour, voilà bien une nature qui est loin d'être morte!

Je sais, vous me prenez pour un fou! Vous ne me croyez pas! Mais le plus extraordinaire reste à venir. Car ils ne sont pas seuls. Malheureusement! Ce serait une belle idylle, toute simple sinon! Moi aussi, j'ai douté, au début, mais il a bien fallu que je me rende à l'évidence. Car ils venaient, de plus en plus nombreux!

Je ne sais pas ce qui leur a pris, mais les autres légumes, gros oignons jaunes en tête, se sont approchés, belliqueux, mauvais. Ils ont formé un cercle autour des trois amis, puis ont acculé Echalion dans un coin, l'ont séparé des autres, et là, j'ai entendu comme un chuchotement, qui s'est mis à enfler, jusqu'à devenir assourdissant : « Echalion! Echalion! Tu n'es qu'un faux oignon! Echalion! Echalion! Tu n'es qu'un faux oignon! »

Ils scandaient ces mots, menaçant et acculant le pauvre Echalion qui ne pouvait que reculer et trembler! Quelle lâcheté! Tous contre un! Et derrière ce cercle malfaisant, les deux amies, isolées, ne pouvaient que pleurer, à leur manière. Rubinette, pâle désormais, se roulait dans l'herbe, tandis que Crapaudine arrachait les belles tiges qui ornaient sa tête!

La situation était affreuse!

Quel spectacle!

Les poireaux, immenses, portés par leurs racines chevelues, agitaient leurs feuilles vertes en sifflant, ce qui leur donnait un air particulièrement menaçant.

Les carottes sautaient sur place dans une danse sauvage.

Les pommes de terre, crasseuses, roulaient  en tout sens, prêtes à tout écraser.

Même les radis, riquiquis, secouaient leurs fanes.

Mais le pire de tous, c'était le potiron, énorme! Il faisait trembler la terre quand il se déplaçait par bonds musclés! Heureusement qu'il était seul à pousser dans le jardin! A deux ou trois, ils se seraient rendus maîtres de tous. Il avait des dents pointues, des trous à la place des yeux, et il était éclairé de l'intérieur, comme si sa colère contre Echalion déclenchait en lui un orage intérieur!

J'étais pétrifié!

Ce beau jardin que tante Hélène soignait avec tendresse, qu'elle sarclait, désherbait, arrosait au besoin, et dont elle prélevait juste à temps les fruits et légumes à maturité pour en faire de merveilleux petits plats, devenait la nuit un monde hostile, plein de révolte et de haine!

Pourquoi s'attaquaient-ils ainsi à ce pauvre Echalion? De quoi était-il donc coupable? Certes il ressemblait un peu plus à une échalote qu'à un oignon, mais était-ce sa faute à lui? Avait-il pour autant moins de saveur? Valait-il moins qu'un autre?

Perdu dans ces pensées, je n'avais pas vu que Rubinette s'était éloignée. Décidée, elle roulait en direction du cognassier. Arrivée au pied de l'arbre, elle appela "Monstrueux de Vanja! Monstrueux de Vanja! Viens, c'est moi, Rubinette, j'ai besoin de toi!"

Elle attendit en silence, puis reprit une fois encore son appel. Elle savait que Monstrueux de Vanja était un peu dur de la feuille, comme on dit en langage potager! Enfin, au troisième appel, un grognement se fit entendre. Puis apparut une grosse tête joviale : le plus énorme coing que j'aie vu de ma vie! Il devait bien peser un kilo à lui tout seul. Il grogna :
- « Que veux-tu, Rubinette, ma douce? Tu t'es décidée à m'épouser?"
- "Monstrueux! Sois sérieux une minute, tu veux?!"
- "Je suis très sérieux, tu sais combien je t'...."
- "J'ai besoin d'aide. Les légumes sont devenus fous! Ils s'en prennent à Echalion! Viens vite!"
- "Je te suis, ma belle! Montre-moi le chemin!"

L'arrivée de Monstrueux de Vanja ne passa pas inaperçue! Il se plaça sur la brouette retournée, surplombant ainsi les légumes en folie.

Et attendit.

Sans un mot. Sans un geste.

Et au fur et à mesure qu'ils l'apercevaient, les légumes se calmaient, se taisaient et s'immobilisaient.

Les plus belliqueux, sentant que quelque chose se tournait pas rond, regardèrent autour d'eux, surpris, puis, comprenant ce qu'il se passait, s'immobilisèrent à leur tour.

Lorsque le silence fut total, Monstrueux prit la parole :"Vous êtes décidément bien stupides! N'avez-vous donc rien de mieux à faire que de tourmenter Echalion? Vous tous, qui avez la chance de vivre dans un jardin si bien soigné, à l'air libre, au soleil et à l'eau pure, dans une si bonne terre! Vous vous comportez sans aucune dignité, comme des herbes folles et incultes! Vous devriez avoir honte! Rentrez et réfléchissez!" Puis, il ajouta :"Maintenant!"

Alors, les légumes, tête basse, s'en retournèrent dans leurs plates-bandes, et le lendemain, Hélène les arracha et les porta au marché où ils furent tous vendus, tous séparément.

À la table du dîner, en entrée, Hélène nous servit une crapaudine râpée à l'échalion qui est un mariage de qualité et ravit nos palais. Et en dessert, nous dégustâmes une compote pomme-coing, qui associait des rubinettes et le plus énorme coing de l'espèce appelée monstrueux de Vanja, dont je n'oublierai jamais ni l'histoire ni la saveur!

Hey! Psst! Pour l'histoire, vous n'êtes pas obligés de me croire, mais pour le goût, ça, je peux vous jurer que chez ma tante Hélène, on se régale, foi d'aventurier!

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