Chapitre 9

« Une lame cachée vaut mieux qu'un coffre plein. Une promesse faite dans l'ombre a plus de valeur que mille serments à la lumière du jour. Ceux qui me poursuivent courent après une ombre ; ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que je suis déjà loin quand ils pensent m'avoir attrapé. »
L'ouvrage du Passeur, p.4



Comme si le ciel avait senti que cette journée serait sinistre, le soleil ne daigna pas se lever. Les lumières restèrent tapies dans l'ombre, enveloppant chaque rue d'une suffocation funèbre.

La neige tombait lentement, des flocons fins et incessants recouvrant chaque recoin de la capitale. Elle n'avait rien de paisible, bien au contraire.
Elle était froide, tranchante, et elle étouffait la ville sous son poids, tel un mauvais présage.

Par pitié ! songea Irene.

Perchée sur le sommet d'un toit de briques rouges, la féline observa la scène d'un œil perçant. En bas, la foule s'agglutinait autour de l'échafaud, un amas de manteaux rapiécés et de visages rougis par le froid. Chaque souffle de leur indignation s'élevait en volutes blanches, mêlées aux cris furieux qui martelaient l'air gelé. La neige continuait de tomber, silencieuse, mais son éclat ne pouvait apaiser l'obscurité de la scène.

La hache, immense et brutale, attendit appuyée contre le bloc de bois, aussi inévitable qu'un jugement divin. À côté, le bourreau, une montagne d'ombre enveloppée de noir, resta immobile.
Sous son capuchon, il paraissait aussi froid que la lame qu'il allait manier. Tout dans son immobilité parlait de la certitude de sa mission morbide.

Les visages des Kesberdiens, tordus par la crainte et la colère, formaient une mosaïque de rage brute.
Du haut de son perchoir, la métamorphe sentit ses pupilles se rétracter en une fente féline, cédant la place à une résolution froide, presque primitive. L'odeur de haine emplissait l'atmosphère, aiguisée par les hurlements de la foule massée devant l'estrade.

— Sorcière ! hurla un homme, son poing s'élevant dans un geste empli de vindicte.

— Tuez-la ! Qu'elle brûle en enfer !

Les voix se soulevèrent, et les mots tranchants montèrent d'un cran quand les sentinelles apparurent au bout d'une rue principale, traînant une femme ligotée entre eux. Les cris se mêlaient au craquement de la neige tassée sous les bottes des gardes.

La prisonnière peina à tenir sur ses jambes. Ses pieds nus glissaient sur le sol gelé, et ses cheveux en désordre pendaient devant son visage, masquant une expression vidée de toute lumière.
Irene, du haut de son perchoir, distingua sans peine les marques laissées par la torture : les sillons des coups de fouet, les plaies ouvertes, les ecchymoses qui parsemaient son corps squelettique.
Une traînée de sang écarlate marqua son passage sur la neige immaculée. Elle semblait déjà morte, son esprit brisé avant même que la hache ne tombe.
Irene frissonna malgré elle.

Les villageois, enragés, se pressèrent en un corridor étroit autour de son chemin. Des mains avides jaillirent pour lui lancer des pierres, des légumes pourris, de la boue qui éclata en éclaboussures sordides sur sa peau contusionnée.
La femme, tremblante et apeurée, tentait de murmurer des prières dans un souffle à peine audible.
Elle paraissait si jeune, tout juste vingt ans, peut-être moins, et il était évident qu'elle était morte de trouille.

— Maudite !

Les insultes emplirent l'espace comme des flèches venimeuses. Les gardes, eux, continuaient d'avancer, imperturbables, jusqu'à atteindre l'échafaud.
Sans effort, ils forcèrent la prisonnière à s'agenouiller, plaçant sa tête sur le bloc de bois.
Le regard de la jeune femme cherchait désespérément une échappatoire, quelqu'un ou quelque chose pour la sauver. Mais il n'y avait rien, rien d'autre que la neige et le souffle rauque de la foule.

Irene sentit son sang ne faire qu'un tour, baignée de sueur froide. Elle était impuissante...
Elle connaissait la fin.
Elle l'avait vue trop souvent.

La chatte noire détourna les yeux vers des volets fermés. Il était coutume de clôturer toutes les portes et les fenêtres quand une exécution avait lieu, de peur que l'âme de la sorcière ne hante la maison du crétin qui n'aurait pas suivi les précautions des sentinelles.

Un silence oppressant s'abattit sur la place. Même la foule, d'un seul élan, s'apaisa. Les flocons continuaient leur chute lente, indifférents au drame en cours.
Tranquilles.
Insouciants.
Et libres.

Puis, le tortionnaire s'avança enfin, sa hache massive en main. D'un geste mécanique, il la leva. La lame fendit l'air une première fois, puis une seconde.
Il fallut trois coups pour séparer la tête du corps, trois éclats sourds qui résonnèrent comme des cloches funestes. La tête roula sur le pavé enneigé, traçant un chemin sanglant sur le blanc immaculé.

La foule resta figée un instant, suspendue dans une tension palpable. Puis elle explosa.
Des applaudissements retentirent, mêlés aux acclamations. Certains villageois soulevaient leurs enfants pour qu'ils voient mieux, pour qu'ils apprennent, qu'ils acclament à leur tour.

Alors que le cœur d'Irene battait un rythme chaotique, chargé du poids de son impuissance, une voix sèche s'éleva derrière elle, brisant l'instant figé.

— C'est la quinzième exécution publique, cette année, plus du double des années précédentes.

Le Passeur fut là, adossé nonchalamment au mur d'un bâtiment, sa silhouette se détachait dans la lumière pâle de l'hiver. Irene sauta du toit, atterrissant souplement devant lui, ses pattes s'enfonçant dans la poudreuse.

Le Passeur joua distraitement avec une pièce d'argent, la faisant danser entre ses doigts gantés.
Ses cheveux bleus, mal teints, dévoilaient des mèches blanches à la racine, créant un contraste qui semblait presque délibéré. Mais Irene connaissait trop bien le personnage : il changeait d'identité aussi souvent que de chemise.

— Pourquoi ? demanda-t-elle. De quoi l'accusait-on ?

Il ne répondit pas tout de suite, gardant ses yeux sombres fixés sur l'échafaud, comme s'il calculait les prochains mouvements d'un échiquier invisible.

— Du meurtre de Lady Prune Raidmon.

Irene recula d'un pas. Ses griffes invisibles se rétractèrent sous le choc.

— La jeune fille qu'on a retrouvée dans une ruelle ?

Le Passeur hocha la tête, et tendit la main pour attraper un flocon. Il fondit au contact de son gant.

— Que veux-tu, minette ? C'est comme ça que ça marche ici, en pointant d'un air dédain la scène macabre.

Irene sentit la colère monter, lente et insidieuse, comme une flamme léchant un amas de bois sec.

Le Passeur porta son regard vers des esclaves qui s'affairaient à nettoyer la mare de sang qui souillait le sol pavé. Ils balançaient des seaux d'eau, leurs traits étaient empreints de toutes expressions de résignation, habitués à la cruauté de ce monde.

— Ils n'ont mené aucune enquête ! gronda Irene.

— Qu'importe. Ils voulaient une coupable, et vite. Une tête tombée calme les esprits. C'est aussi simple que ça.

Elle inspira profondément.

— Cette pauvre malheureuse n'est qu'autre qu'une domestique de la famille Raidmon.

Il jouait encore avec sa pièce, alors que les citadins partaient lentement, laissant la place du village vide, et la pauvre tête de...

— Léa Fanielle. Elle s'appelait Léa Fanielle.

— Je prierais pour elle et j'irai déposer des fleurs devant la porte de ses parents, répondit la chatte.

Le roi de Petras pouvait tout leur prendre, leur liberté, leur dignité, les réduire à néant, les briser, mais, sorcière ou non, ils n'en demeuraient pas moins des êtres humains. Léa Fanielle n'était plus qu'un grain de sable perdu dans l'immensité des hurlements de la place de la capitale. Elle serait une damnée, une nouvelle oubliée qui se rajouterait à la liste des milliers d'innocents.

La haine qui submergeait du Passeur et d'Irene était si tendue que leurs colères auraient pu exploser à tout moment.

— Tu y crois, toi ? demanda Irene, rompant le silence.

— Pas une seconde.

Il se pencha légèrement vers elle, le ton qu'il employa fit hérisser les poils du chat.

— Tu trouves pas ça trop parfait ? Une domestique. Une confession obtenue sous la torture, et une exécution orchestrée pour impressionner les foules. Tout cela pour le meurtre d'une Lady ? Tout ceci pue l'artifice.

Elle fronça les sourcils.

— Tu crois qu'il y a autre chose ?

Le Passeur inclina légèrement la tête, son ton devenu plus bas.

— Ce n'est pas qu'un simple meurtre. C'est un jeu. Un jeu où le roi lui-même déplace ses pions. Et cette Léa Fanielle ? Elle n'était qu'un pion sacrifié pour protéger un plus grand secret.

Sur la place, des enfants riaient. Leur jeu ? Faire rouler la tête livide de Léa Fanielle dans la neige comme une boule de cuir. Irene eut un haut le cœur, alors que l'homme avait les bras croisés et le regard crispé.

La métamorphose jura tout bas, à la vue d'une rangée de gardes qui passa près d'eux, la féline fut envahie d'une douleur insoutenable qui pesait lourd dans sa poitrine, sa gueule et sa tête.

— Ces clébards, cracha-t-elle en désignant les gardes. Ce sont leurs têtes qu'on devrait couper.

— Où les couilles.

Elle étouffait, en réprimant un siffle d'énervement et strident quand ils passèrent devant le Passeur.
Celui-ci inclina son chapeau en guise de salutations, mais les sentinelles ne lui jetèrent aucun regard continuant leur marche militaire et synchronisée.

— Le roi sait ce qu'il fait. Il veut qu'on regarde là-bas, dit-il en désignant l'échafaud du menton. Pendant qu'il manœuvre ici, désigna-t-il en pointant le palais, presque invisible derrière le voile de neige.

— Alors, que comptes-tu faire ?

— Ce que je fais toujours. Trouver les vérités que personne ne veut voir. Et toi, tu vas m'aider.

— Moi ? Pourquoi ?

Elle haussa un sourcil, étonnée. Ce n'était pas dans les habitudes du Passeur d'admettre une telle chose.
Il haussa les épaules, comme si la réponse était évidente.

— Parce que tu es agile, rapide, et... que je n'ai pas le luxe de me transformer en ce qu'il me chante.

Irene plissa les yeux, l'étudiant un instant. Les mots du Passeur résonnaient dans l'air glacé, mais il semblait déjà ailleurs, son regard fixé sur les traces de sang à peine nettoyées sur les pavés.

— Très bien, je rectifie ma question, que faisons-nous ?

— On fouille, minette. On va voir jusqu'où va ce jeu.

Il ne bougea pas tout de suite, il joua avec la pièce, la faisant rouler sur ses doigts avec une dextérité fascinante.

— Et ça commence maintenant.

D'un geste rapide, il lança la pièce en l'air. Irene la suivit des yeux, intriguée, avant qu'elle ne retombe avec un bruit sec dans la neige.

Elle ouvrit la bouche pour demander ce qu'il faisait, mais il ne lui en laissa pas le temps.

— Regarde, murmura-t-il.

Elle tourna discrètement la tête et vit l'un des esclaves fixer la pièce, hésitant. Ses mains tremblaient sous le poids de son sceau, ses yeux dévoraient l'argent comme un homme affamé regarde un morceau de pain.

— Il va la prendre, déclara le Passeur, presque distrait.

— Et alors ?

— Regarde mieux.

Le moment d'hésitation fut bref. L'esclave lâcha son seau, fit disparaître la pièce dans sa poche, puis se remit au travail comme si de rien n'était. Irene reporta son attention sur le Passeur, mais cette fois, son regard n'était pas aussi amusé qu'elle l'aurait cru.

— Dans moins de dix secondes, les gardes auront remarqué. Parce que, rien n'échappe à ces saloperies de chiures de merde.

Exactement comme il l'avait prédit, un garde aboya un ordre et s'approcha de l'homme. Il pointa sa hallebarde vers lui, l'accusant d'avoir volé quelque chose. D'autres esclaves s'arrêtèrent, effrayés, tandis que les gardes faisaient un cercle autour du malheureux.

— Pourquoi tu fais ça ? murmura Irene, les yeux plissés.

Le Passeur se détourna, ajustant calmement son chapeau.

— Parce que pendant qu'ils s'acharnent sur lui, toi et moi, on disparaît.

Elle comprit. Sa colère monta, brûlante et sourde.

— Ce n'est pas une question de savoir, minette. C'est une question de connaître les gens. Tout le monde a un prix.

Irene se figea un instant, ses griffes intérieurement prêtes à jaillir.

— Alors, tu viens ou pas ? lança-t-il par-dessus son épaules.

Sans attendre sa réponse, il fit volte-face et se fondit dans les ombres d'une ruelle, les mains dans les poches, comme s'il n'était qu'un spectateur innocent.

Irene, quant à elle, jeta un dernier regard à la place.
Le pauvre esclave suppliait déjà les gardes, mais ses mots mouraient dans le vacarme de leurs cris. Elle ferma les yeux un instant, puis s'élança après le Passeur.

— T'es vraiment sans cœur, souffla-elle.

— Et toi, tu es encore là, dit-il en riant doucement, sans se retourner.

Les villageois s'écartèrent pour les laisser passer, puis la foule se referma sur eux.

À des lieues de Kesber, dans la Tour des Trois Pointes, l'homme le plus craint du continent se tenait immobile, comme une ombre massive et silencieuse. Ender Stark était une légende, mais pas celle qu'on raconte aux enfants pour les inspirer ou les faire rêver. Les gens mouraient parce qu'il vivait.
Et si c'était le prix à payer pour son existence, alors qu'il en soit ainsi.

Cela faisait plusieurs jours qu'il avait fait son grand retour à Kesber. Une capitale frappée par un froid étrange, qui faisait chuter la température de plusieurs degrés. Ender sentit la morsure du froid traverser ses os. Sa combinaison militaire n'était pas suffisante pour le protéger. Pourtant, loin des champs de bataille ou des villages pillés, chaque retour à la capitale éveillait en lui une sensation étrange, une nostalgie qu'il n'arrivait pas à expliquer.

Bien qu'il n'eût jamais vécu au château, des bribes de souvenirs, comme des fragments épars, l'emprisonnaient comme une malédiction. Il revoyait une enfance passée auprès de sa mère, et surtout de son frère, Nikolaï, un sourire franc d'un garçon trop lumineux pour ce monde.
Ces souvenirs lui apportaient un sentiment familier, mais aussi une étrange mélancolie. C'était comme si ces images appartenaient à un autre homme, à un autre temps, et qu'elles le hantaient dans ses moments de solitude.

Il savait pourquoi il était là. Son père, le roi, ne l'écrivait jamais sans raison. Et Ender, soldat et tueur, répondait à ces ordres parce qu'il n'y avait pas d'autre choix. À chaque mission, il effaçait un peu plus ce qu'il avait été. Il n'était pas Ender le prince, ni Ender le frère aîné, ni même Ender l'homme.
Il était une arme.
Une lame dont le manche se trouvait entre les mains d'un roi qui ne le considérait guère mieux qu'une bête enchaînée. La catin du roi.

Et maintenant, il se tenait devant l'assistance, dans la Tour des Trois Pointes. Les visages autour de lui étaient flous, une mer de nobles, de chevaliers, d'assassins, de criminels.
Tous le scrutaient, curieux, sceptiques, terrifiés. Certains craignaient sa réputation, d'autres le vénéraient comme une légende vivante. Ender se sentait pourtant étranger à tout cela. Une vague de colère monta en lui.

Pourquoi diable devait-il s'occuper de ce maudit tournoi ? Ce n'était qu'une distraction. Un jeu pour divertir la noblesse pendant que le monde s'effondrait.

Les participants qui l'entouraient, ces jeunes nobles, ces prétentieux, n'étaient que des pions dans un échiquier que lui-même avait abandonné depuis longtemps. Pourtant, il était là, debout, contraint de participer à cette farce. Il n'était pas là pour l'honneur ou la gloire. Il était là parce qu'il n'y avait pas d'autre choix. Il le savait. Tout était une question de devoir. Mais cela ne rendait pas la situation plus supportable. Il aurait donné n'importe quoi pour être ailleurs.

Il fixa les visages qui l'observaient, leurs regards fuyants, presque terrifiés. La plupart d'entre eux n'osaient même pas le regarder en face, comme s'ils savaient instinctivement que leurs vies pouvaient s'éteindre à tout moment par son épée. Leur crainte était palpable, et cela le révoltait.

Ender n'était ni tout à fait humain, ni entièrement magicien. Un tisseur d'ombres, capable de sentir la magie chez ceux qui en possédaient, mais même avec ces pouvoirs qu'il considérait plus comme une malédiction, il ne se considérait pas comme supérieur aux humains.
En fin de compte, il était comme tout le monde. Un homme avec ses pouvoirs, et ses doutes. Rien de plus.

Puis il sentit la main de Drystan sur son épaule. Un rappel que le temps ne s'arrêtait pas pour lui.

— Tout le monde retient son souffle. Tu vas vraiment les faire attendre encore ? lui chuchota Drystan, son frère d'armes.

Ender ne daigna pas répondre. Il laissa son regard glisser sur eux, notant les détails comme un maître d'échecs évaluant un plateau. Les tremblements des mains, la façon dont certains évitaient son regard, la sueur sur leurs tempes malgré le froid mordant. Même ceux qui tentaient de se tenir droits trahissaient leur nervosité dans de petits gestes – un clignement trop rapide, une pomme d'Adam qui bougeait au rythme d'une gorge sèche.

Enfin, Ender avança de quelques pas. Le silence autour s'épaissit. Il sentit la peur flotter dans l'air, dense et palpable. Puis, il ouvrit la bouche, et le monde sembla se figer sous le poids de l'angoisse. Comme d'habitude.

Pendant ce temps, immobile et apeurée, Aideen était toujours frappée par la présence du prince damné. Ender Stark, visage d'une multitude de légendes, de contes et de chansons. Et maintenant, il se tenait dans la même pièce qu'elle.

Grunt !

À première vue, elle remarqua qu'il était lourdement armé sous son manteau de bonne facture. Son vêtement parfaitement ajusté mettait en évidence sa grande silhouette svelte et musclée.

Sa présence semblait absorber l'air de la pièce, à tel point que la sorcière eut du mal à respirer.
Ce sentiment de claustrophobie augmenta dans ses entrailles quand la voix grave et vibrante d'Ender posséda la pièce.

— Vous vous sentez importants maintenant que vous avez réussi cette pauvre épreuve ? s'écria Ender en passant en revue les rangées des novices.

Le regard perçant et méprisant, témoignait qu'ils les considéraient comme des insectes insignifiants.

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-il d'une voix basse, presque rauque.

Un murmure traversa la foule, mais personne ne répondit.

— Pour la gloire, pour la richesse, pour l'honneur, pour le privilège de servir un roi ?

Chaque mot tombait comme un couperet, plus pesant que le précédent. Les sphères en élévation tournèrent pour ne pas manquer une miette sur la prestation du prince.

— Laissez-moi clarifier les choses. Vous n'êtes rien. La plupart de vous vont mourir avant la fin du tournoi, et personne ne se souviendra de votre nom.

La formation resta silencieuse. Ender marqua une pause, ses yeux sombres parcourant lentement les rangs de soldats. Son regard ne s'attardait pas sur Aideen, au plus grand soulagement de celle-ci.

— Comme vous l'avez constaté, cette édition verra de nombreux changements. Arwan, Drystan et moi-même prendrons en charge les trois escouades. Vous serez sous nos ordres.

Aideen resta immobile, le poids des noms qui venaient d'être prononcés s'écrasant sur ses épaules comme une montagne.
Arwan Benfort.
Drystan Sunark.
Et lui, Ender Stark.

Des récits, des poèmes, des murmures glanés dans les auberges ou chuchotés au coin des feux de camp avaient forgé l'image de ces hommes. Ils étaient les armes vivantes du royaume, des figures presque mythiques dont la simple mention suffisait à imposer le silence ou à faire trembler les ennemis. Et aujourd'hui, elle se retrouvait sous leurs ordres.

Merde.

Arwan, Le Mur d'Acier, disaient certains. Une montagne d'hommes, tout en muscle et en brutalité maîtrisée, avec des yeux gris comme l'acier poli et une cicatrice qui barrait sa mâchoire, vestige d'un combat que personne n'osait évoquer devant lui. Arwan était la force brute, mais aussi un stratège implacable, capable de sacrifier tout ce qu'il fallait pour remporter une victoire.

Drystan, l'Invisible. Là où Arwan était l'incarnation de la force brute, Drystan était l'ombre. On parlait de lui comme l'espion maître ou les yeux de Petras, qu'il pouvait lire les secrets que personne ne pouvait voir.
Il devinait les mouvements secrets dans les plis des visages. Il était une épine parmi les roses, toujours à l'affût, toujours prêt à piquer dans l'obscurité pour faire saigner ses proies sans bruit.

Et puis il y avait Ender, le Prince des Ténèbres comme les bardes l'appelaient. Le plus insaisissable, le plus redouté. Ender était un équilibre entre la puissance d'Arwan et la subtilité de Drystan. Hautain et indéchiffrable, il était une tempête contenue dans un écrin de soie noire. Il ressemblait davantage à un dieu déchu qu'à un homme. Mais il était bien réel, et sa réputation le précédait : les armées ennemies se débandaient à l'annonce de sa présence. On disait qu'il n'avait pas d'âme, mais Aideen savait que seuls les hommes marqués par un fardeau insupportable pouvaient commander ainsi à la peur.

Aideen n'avait jamais pensé qu'elle croiserait leur chemin, encore moins qu'elle se retrouverait à leurs côtés. Elle savait que ces hommes, aussi impressionnants soient-ils, étaient faits pour la guerre, forgés par des batailles qui auraient brisé d'autres guerriers. Ils n'étaient pas des héros de contes, mais des armes vivantes, des lames dont le fil était aiguisé par les pertes et les sacrifices. À eux trois, ils avaient tué tant de créatures magiques, les Gorgones étant les premières dans leur barbarie...

Une vague de malaise parcourut l'assistance. Ender s'arrêta, ses yeux sombres semblant sonder l'âme de chaque personne dans la pièce. Elle les observa un instant, tandis qu'ils se tenaient dans la grande salle de pierre, imposants et imperturbables.
Arwan, le colosse, croisait ses bras massifs, ses yeux calculant déjà la manière de mettre au pas la cohorte devant lui.
Drystan, adossé nonchalamment à une colonne, semblait distrait, mais son regard perçant balayait la pièce, capturant chaque détail.

— Certains d'entre vous viennent de familles nobles, avec des titres et des noms. Sachez dès maintenant que je me fiche éperdument de votre statut, de votre lignée ou de vos origines. Vos titres ne vous accorderons aucune faveur ici. Ni à moi, ni au tournoi. Cette édition, vous êtes tous égaux.

Un silence lourd s'installa. Personne n'osait bouger, ou contre-attaquer sur Ender, dans un nouveau regard dédaigneux, il croisa les bras.

— Je suis contraint d'entraîner cette bande d'amateurs en véritable machine de guerre. Plusieurs crèveront d'ici la fin de la saison, et pour ceux qui réussiront par miracle, n'attendez pas des remerciements, des reconnaissances. Faites juste votre devoir. Servez votre roi, Taron Elmond III.

Même les cadets les plus endurcis, frémissaient d'effroi.

Aideen serrait les dents, l'adrénaline la rongeant. Une idée dérangeante traversa son esprit : présenter la tête de son fils comme un cadeau à ce roi impitoyable. C'était presque satisfaisant. Presque.

C'est pas une idée merdique finalement.

Elle détestait ce roi. Cette tour. Ce maudit rouge qui la hantait.

Mais par-dessus tout, c'était la haine qui rongeait ses entrailles, et ses démons semblaient s'en délecter à chaque instant qu'elle respirait.

La liste de ses dégoûts s'allongeait : Elle détestait Ender Stark.

— Les pièces isolées tombent les premières. Les alliances, aussi fragiles soient-elles, peuvent vous garder en vie... un temps.

Il cracha les mots comme on se débarrasse d'une boue infecte. Le silence qui suivit était dense, oppressant, étouffant comme la fumée d'un brasier éteint.

— N'allez pas croire que les amitiés vous sauveront. Elles vous trahiront au premier sang, elles vous poignarderont dans la nuit. Mais un pion seul est un pion mort. Alors choisissez bien vos alliés, car chaque main peut aussi refermer ses doigts sur votre gorge.

Grunt !

Un à un, ils inclinèrent la tête, le front bas, les épaules voûtées par une résignation qui suintait la honte. Personne n'osait lever les yeux, leurs regards glissant au sol comme de pauvres rats terrifiés. Cela la mettait hors d'elle, cette soumission silencieuse, cette lâcheté crasse qui empestait plus fort que la sueur des cadets.

Aideen redressa la tête, cherchant à ignorer Ender Stark et le poids de son ombre.
Mais il était là. Imposant. Immobile.
Une statue sculptée dans un fer noir et glacé, avec ses deux lieutenants à ses côtés, aussi meurtriers que lui. Trois silhouettes d'acier et de sang, aussi tranchantes et impitoyables que le roi lui-même, debout comme des spectres veillant un champ de morts.

— Soyez prêts, sa voix résonna, impitoyable. Ne faites pas honte à celui que vous servez. Le roi attend des résultats, et il n'a pas de temps à perdre avec ceux qui hésitent.

Ender ne bougea pas, et pourtant, il semblait prendre toute la place, comme si le monde lui-même se courbait autour de lui.

— Je n'ai pas bien entendu ?

— Nous servirons aux puérils de nos vies, Sa Majesté, Roi de Petras, Héritier des Âges, et Protecteur du Royaume et des Hommes.

La voix des cadets résonnait dans l'air humide, une clameur monocorde et creuse, martelée par le protocole jusqu'à en perdre toute âme.

Les mots s'enroulèrent autour de sa gorge comme un serpent prêt à mordre. Elle les sentit ramper en elle, visqueux et perfides, réveillant quelque chose de sombre et d'ancien qui sommeillait dans ses entrailles. Aideen, semblait craché une entité que même le plus froid des hivers n'aurait su figer.

Les gouttelettes d'eau perlaient encore de ses cheveux, traçant des sillons glacés le long de son échine. Chaque goutte tombée était comme une aiguillée de réalité, la ramenant au discours de cette ordure. Ender, immuable et distant, tournait déjà les talons.
L'ombre de sa silhouette s'étirait sur les dalles humides, aussi tranchantes et sévères qu'une lame de guerre. Son discours n'avait été qu'un glaive, forgé pour obéir et pour dominer, et il venait de le planter dans l'âme de chacun.

— Les choses sérieuses commencent. Soyez prêt à endosser votre rôle ou crevez comme des minables. Je n'ai ni temps ni pitié pour les faibles.

Il était prince, souverain et meurtrier.

Même après son départ, sans un regard derrière, il laissa le hall dans une atmosphère lourde de tension. Dans cette pièce glaciale, Aideen comprit une chose : les contes étaient beaux, mais ils étaient toujours incomplets. Ces hommes n'étaient pas seulement des armes. Ils étaient des mystères. Des tempêtes sous des visages impassibles. Et elle ferait tout pour rester loin d'eux.

Les minutes s'étirèrent comme un souffle retenu, tandis que les escouades prenaient forme, trois groupes taillés comme les pointes acérées d'un triangle parfait. Aucun cri de triomphe, aucune fête. Juste un silence glacé, alourdi par le souvenir du discours d'Ender, dont les mots vibraient encore dans leurs os, pareils à des chaînes invisibles.

— Eh bien, c'est ce qu'on appelle un discours motivant, murmura une voix derrière Aideen.

La sorcière tourna légèrement la tête, ses yeux se fixant sur la silhouette qui s'approchait. La femme aux cheveux rouge cuivre se tenait là, plus vivante qu'elle n'aurait dû l'être. Elle avait survécu, contre toute attente.
Elle s'avança lentement, le bruit métallique de ses pas résonnant sur le sol de pierre. La noirceur de son armure ne laissait aucun doute : elles étaient de la même escouade, liées par le fer et le jeu, condamnées à survivre au Trois Pointes.

— L'hospitalité ne figure visiblement pas parmi ses vertus, lâcha Aideen d'un ton tranchant.

— On peut en dire pareil pour toi, piqua-t-elle.

Aideen ne daigna pas relever la tête, préférant suivre l'escouade Ciel dans un silence presque surnaturel. Leurs pas résonnaient contre les murs du long couloir, un écho presque sacré, comme si chaque mouvement violait l'immobilité de ce lieu.
Le silence qui les enveloppait était d'une densité palpable, comme si l'air lui-même refusait de respirer.

Ils furent guidés vers leurs ailes, des sections de la vaste tour qui servaient de dortoir temporaires.
Les longs couloirs s'étiraient devant eux, labyrinthiques, et bientôt, des escaliers sans fin les engloutirent, tournant toujours vers le bas, toujours plus bas.
Aideen observait, notait. Ils étaient nombreux. Trop nombreux.
La plupart étaient des hommes. Anciens prisonniers ou soldats condamnés  - reconnaissables à leurs tatouages menaçants ou aux balafres qui lézardaient leur peau comme des cartes anciennes.
D'autres, plus jeunes, frêles, portaient le sceau des familles aristocratiques, volontaires en quête de gloire ou poussés par une ambition qui ne leur appartenait pas. Peu importait leur histoire.
Ici, ils partageaient un but commun : survivre aux Trois Pointes.

La sorcière avançait avec prudence, les muscles tendus, prête à réagir à la moindre menace.
Chaque présence pouvait être un potentiel adversaire. Aideen analysait chaque mouvement avec une attention particulière.

— Nocives !

La voix tonna comme un coup de marteau sur l'enclume, brisant l'immobilité des corps et des esprits. Le supérieur qui les guidait s'arrêta devant d'immenses portes de fer forgé et les dévisagea un à un.

— Votre dortoir est un lieu de repos et de discipline, déclara-t-il, sa voix grondant comme un orage qui menace d'éclater. Premièrement, vous devez être debout à l'aube. Le soleil ne doit jamais vous trouver en train de roupiller dans vos lits. Cela signifie que vous devez être prêts avant même les premiers rayons.

Il détacha les clés qui pendaient à sa ceinture.
Le cliquetis métallique semblait presque vivant dans l'obscurité.

— Deuxièmement, vos lits doivent être faits parfaitement. Je ne veux aucun objet par terre. La salle commune et la salle d'eau doivent briller comme des miroirs. Vous êtes des aspirants chevaliers, pas des porcs. Troisièmement : après le couvre-feu, je ne veux entendre aucun bavardage, ni voir qui que ce soit en dehors de ces murs. Si vous transgressez ces règles, vos chefs d'escouades seront informés.

Il ne mentionna pas les bagarres, ni même les assassinats nocturnes. Une omission qui fit naître un goût amer dans la bouche d'Aideen. Le silence, parfois, en disait bien plus long que des mots.

  — Maintenant, installez-vous.

Le dortoir des femmes était composé de lits de camp alignés en rangées parfaites, réduits à l'essentiel : un matelas maigre en paille, une couverture rêche, une table de chevet minuscule. Un espace dépouillé de toute chaleur, comme une cellule déguisée.

La plupart se dispersaient pour trouver une couchette, Aideen avança parmi les autres. Elle vit la femme aux cheveux rouge près des petites ouvertures étroites qui servait de fenêtres. Intriguée, elle se rapprocha laissant le paysage pittoresque se présenter à elle.
Au pied de la falaise, des calèches, attelées à des chevaux, s'affairaient en silence. Des véhicules funèbres ramassaient les corps des soldats qui avaient péri sur le pont suspendu...

Les corps des soldats s'empilaient, démembrés, déchiquetés, vidés de tout ce qui avait fait d'eux des êtres vivants. Ils étaient entassés les uns sur les autres comme du bétail.

Un frisson glacé remonta l'échine d'Aideen.
Une douleur fantôme embrasa son dos, ses souvenirs s'entremêlant aux cris silencieux de ceux qui gisaient en bas et les esclaves de Crimsone.
Elle sentait que si elle mordait sa langue un peu plus fort, elle la trancherait.
Aideen espérait qu'ils trouveraient la paix dans l'autre monde, à défaut de ne pas l'avoir trouvée ici.

— Emery Myrthe.

La soldate se retourna, ses yeux écarquillés croisant ceux d'Aideen, tandis que le cuivre de ses cheveux se reflétait sur la vitre.

— Kyra Kline.

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