Chapitre 7

« Les corps des participants décédés lors du tournoi des Trois Pointes seront considérés comme pertes collatérales. Aucun corps ne sera rendu aux familles ou aux proches. Aucune exception ne sera faite. La mémoire des défunts sera effacée. Les vivants sont les seuls à mériter honneur et souvenance. »
Code des Règlements des Trois Pointes, Article 1.



Si j'avais dû choisir entre vivre dans ton esprit ou en enfer, honnêtement, le choix aurait été vite fait, petit serpent.

Elle se tenait là. Face à la mort, qui lui souriait avec une sournoiserie presque insolente. Une lueur d'anxiété traversa ses yeux d'un gris tranchant.
Son cœur, lui, s'était emballé, battant avec une violence qu'elle n'avait jamais connue. Il résonnait dans sa poitrine comme un tambour de guerre, brutal et incontrôlable. Elle crut un instant que ses jambes allaient céder, que ses genoux allaient heurter la pierre froide sous elle.

Mais ce fut une illusion fugace. L'effroi la posséda, seulement pour être remplacé par quelque chose de plus acéré : la conscience. Celle du monde qui l'entourait, de ce qui l'attendait.

Aideen se tenait à l'orée d'un pont de pierre. Non, trois ponts. Trois passages étroits qui s'élançaient au-dessus d'un abîme gigantesque, comme les bras tendus d'un dieu capricieux. Le gouffre en contrebas n'était qu'un abîme d'ombres, profond et oppressant, comme si la nuit l'avait façonné pour tout engloutir.
La pluie glaciale s'écrasait contre sa peau, un rappel brutal qu'elle était bien éveillée. Ce n'était ni un mirage, ni un cauchemar. C'était réel. Et si elle voulait accéder au Tournoi des Trois Pointes, elle n'avait pas d'autre choix que de s'y aventurer.

La brume s'accrochait aux parois rocheuses comme un prédateur silencieux, étouffant la lumière et rendant chaque contour du paysage flou, comme si le décor lui-même conspirait pour sa perdre. Et pourtant, rien n'avait jamais semblé aussi tangible.

Un éclair jaillit alors, brutal et aveuglant, lacérant le ciel dans un rugissement féroce. Pendant une fraction de seconde, il dévoila tout : des candidats, avançant sur les ponts étroits, vacillant à chaque pas, les bras tendus pour garder l'équilibre. Sous eux, le dieu de la mort les attendait.
Plus près, à l'entrée du pont, une silhouette impérieuse se tenait immobile, comme si la tempête elle-même n'avait aucun pouvoir sur elle.

Son visage ancien, impassible et serein, attira le regard des participants lorsque sa voix, à la fois grave et percutante, s'éleva au-dessus du tumulte des éléments.

— Participants, vous êtes sur le point de commencer le test du Pont Suspendu. Vous disposez de quinze minutes pour atteindre l'autre côté. Une fois engagés sur la pierre, aucun retour en arrière ne sera toléré.

Ces mots s'abattirent sur elle comme une lame, tranchants et définitifs. Le ton ne laissait aucune place à la négociation. Aucun doute : tout ici était pensé pour tester leur limite, leur résistance, leur volonté.

Je ne vais pas mourir. Aideen se répéta cette phrase en boucle comme une formule, les mots résonnaient dans sa tête.

— Et si le temps additionnel venait à être dépassé ? demanda un homme à côté d'elle, la voix tremblante.

Elle tourna la tête vers lui, remarquant ses yeux pleins de peur. Mais avant que le gardien ne puisse répondre, un hurlement fendit l'air comme un coup de fouet. Une femme venait de basculer dans le vide, avalée par le gouffre. Ses cris se brisèrent en un écho fantomatique, jusqu'à ce que le silence glacial reprenne ses droits.
Elle aperçut alors une autre silhouette : une tignasse brune vacillait dangereusement sur le bord du pont.
C'était le garçon qui se tenait juste devant elle dans la file des admissions. Il battit des bras, luttant désespérément pour retrouver son équilibre. Aideen retint son souffle, immobile, jusqu'à ce qu'il se stabilise enfin et s'élance à nouveau dans la brume oppressante, disparaissant dans le voile de brouillard.

— La pierre sur laquelle vous vous appuierez finira par s'effondrer, reprit le gardien.

— Et si... on souhaite rebrousser chemin ? demanda un autre participant.

— Vous ne pouvez faire demi-tour. Celui qui tentera de revenir en arrière sera stoppé par la Garde Rouge et jeté dans le vide de la falaise.

Ah, je peux déjà imaginer le spectacle. Certains vont faire de sacrés plongeons... Quel dommage que je ne puisse pas assister à la scène, siffla la voix.

Une rafale de vent la frappa de manière brutale. Elle se félicita d'avoir tressé ses cheveux, mais ses vêtements amples allaient compliquer les choses.

— Chaque pas est crucial, chaque choix peut être mortel, déclara le gardien. Distinguez le vrai du faux, et ne vous laissez pas berner par les leurres.

Tout autour, des sphères flottantes étaient braquées sur eux, retransmettant chaque instant dans les tavernes bondées et sur les grandes places. Aideen se sentait écrasée sous le poids de tous ces regards.

— Le temps est votre ennemi. Votre lucidité, votre seul allié.

De l'agitation venu par sa droite perturba la tension qui s'était abattu sur eux. L'un des participants s'agitait, les poings serrés de frustration.

— Je refuse de faire ce test absurde ! Vos épreuves ne devaient pas ressembler à ça ! Nous sommes des êtres humains, pas des putains de cobayes ! C'est quoi ce bordel ?!

Son visage était un chaos d'émotions. La peur, la colère et une révolte désespérée s'entremêlaient sur ses traits. Aideen se mordit la joue pour étouffer les mots vulgaires qui brûlaient sa langue.
Elle comprenait la rage de l'homme, si bien que chaque fibre de son être y vibrait comme un écho.

Il va y avoir du changement. Ça commencera par les Trois Pointes. Les paroles d'Idril Chafelon résonnèrent dans son esprit, glacées comme l'air environnant.

— Aucune évocation n'est autorisée, dit le gardien, implacable. Vous ne pouvez ni abandonner, ni faire marche arrière.

— Alors quoi ? On se pisse dessus ? lâcha une voix railleuse.

Quelle fut la surprise d'Aideen de voir l'homme aux dents limées. Sa voix empestait l'orgueil.
Elle détourna les yeux, préférant observer les autres participants. Les regards s'échangeaient, discrets mais tourmentés, certains, partageant ce même sentiment de révolte. Personne n'était prêt à de tels changements. Pas même Aideen.

— Depuis quand ne peut-on pas annuler ? lança l'homme en colère, sa voix montant d'un cran. Mon frère a abandonné l'année dernière !

— Depuis que vous avez apposé votre signature à l'entrée, l'abandon du tournoi est interdit sous peine de mort. De plus, vos familles, liées par votre serment, subiront également des pénalités. Elles seront condamnées à errer en Terres Défraîchies, vivant comme des misérables. Toute tentative de fuite entraînera la condamnation de votre famille à une vie d'errance sur ces terres inhospitalières.

Les Terres Défraîchies...
Un nom qui résonnait comme une malédiction. Un lieu d'abandon, de souffrance et de pauvreté, où la terre refusait de nourrir ceux qui s'y risquaient.
La capitale, perchée dans sa splendeur insouciante, les appelait les "Oubliées", comme si leur existence n'était qu'une ombre effacée du monde.
Les rares interventions de la garde royale se limitaient à des gestes dérisoires : des donations de déchets, des restes de banquets, comme si la misère des Terres Défraîchies était une simple nuisance à étouffer. Si la sorcière avait pu concevoir un endroit plus dévasté que Crimsone, c'était bien cet endroit.

Quelle chance de ne pas avoir de famille, n'est-ce pas, petit serpent ? siffla l'entité dans son esprit, sa voix se gorgeant de moquerie. Tu n'as personne à perdre, à part toi-même.

Aideen resta de marbre, un frisson glacé la traversa alors qu'un nouveau courant d'air les frappait.
La sorcière perçut immédiatement le premier changement : il n'y avait plus de retour en arrière. Leur destin était scellé, leurs sorts irrévocablement livré à l'obscurité.

— Votre entrée est dans une minute, positionnez vous devant la ligne de départ.

Le rebelle bouillonnait de colère, ses convictions profondément ancrées dans le sol, prêt à défendre ce qu'il croyait. Ses mains tremblaient d'une fureur contenue, et ses yeux brillaient de défi.

— Êtes-vous certain d'abandonner ? demanda le gardien, d'une voix impassible.

— Vous vous foutez de nous ? Nos vies valent plus que ce jeu cruel ! J'ai un fils ! hurla-t-il. J'en ai assez, je me casse.

— Bien.

— Mais que... Lâchez-moi !

Des gardes aux visages austères encerclèrent l'homme, le tenant fermement, leurs gestes révélait une autoritaire sévère. Il se débattit, mais les bras de fer qui le maintenaient étaient inébranlables. Il se retrouva bientôt au bord du précipice, ses pieds ne touchant plus que l'air froid du vide. Le corps d'Aideen se tendit sous la colère, mais elle resta immobile, les yeux rivés sur la scène, observant ce qui allait se passer.

— Bandes d'enfoirés ! cracha-t-il, avant d'être poussé sans cérémonie dans l'abîme.

— Vous avez failli à votre devoir. Votre enfant serait rejeté par la société, souffrant les conséquences de votre lâcheté, gronda la voix glacée du gardien, une menace suspendue dans l'air.

Je suis désolée, pensa-t-elle.

Aideen baissa les yeux, un souffle coupé, une pincée de culpabilité traversant son esprit. Elle murmura une prière silencieuse à Abba.
Le silence pesa lourdement, avant d'être brisé par la pluie qui se fit plus dense, noyant le hurlement lointain de l'homme dans la noirceur de la chute.
Un rire moqueur, celui du prétentieux qui se tenait juste à côté d'eux, emplit l'atmosphère. Aideen le dévisagea, son regard aussi froid que la tempête qui grondait autour d'eux.

L'homme se tenait là, robuste et implacable, sa carrure de fer imposant un silence lourd autour de lui. Ses yeux, d'un noir intense, brillaient d'une lueur étrange, tranchants comme des dagues prêtes à frapper.

Un sourire carnassier se dessina sur ses lèvres, dévoilant des dents acérées, comme s'il savourait déjà ce qui venait de se passer. Ses traits, durs comme le roc, sa peau pâle marquée par des bagarres, et ses cheveux blonds coupés courts formaient une silhouette menaçante. Il n'était pas là pour inspirer le respect, mais pour incarner la peur.
Il n'avait pas besoin de parler ; sa présence seule disait qu'il se nourrissait de la crainte des autres.

— Il n'aura pas fait long feu celui-là.

Aideen étouffa un cri intérieur. Enflure...

La clameur du supérieur résonna dans l'air chargé de tension.

— En position, soldats !

Les ordres fusèrent, sec, précis. Les pierres crissèrent sous ses bottes quand elle se plaça au départ, son corps frémissant sous l'effet du vent qui la gifla.
À ses côtés, une femme sanglotait, secouée de spasmes, luttant pour garder le silence face à sa terreur. Elle dissimulait son visage dans ses mains tremblantes.

— J'ai peur... J'ai le vertige...

Aideen ferma les yeux un instant, et, bien qu'elle n'ait aucune intention de la consoler, elle ressentit un écho dans ses propres tripes. Calme, il faut rester calme.

Les yeux sombres de l'instituteur observaient Aideen et les deux autres conquérants. D'un geste de la main, il fit apparaître au-dessus de leurs têtes un chronomètre, dont les chiffres s'affichèrent en rouge sang. Son temps, été au conteur de zéro. Elle se figea. Un Illusionniste !
Un pouvoir puissant qui permettait d'afficher ce qu'il voyait dans son esprit. Un des seuls êtres magiques à avoir réussi à faire leur place à Petras. Avoir des Illusionnistes dans ses rangs offraient de nombreux avantages stratégiques et tactiques, surtout sur une terre où la magie était rare. Le roi en avait tiré profit.

La pluie tambourinait contre son visage, aussi froide et tranchante qu'une dague. Le vide  s'étendait à perte de vue, une mer opaque prête à engloutir toute forme de vie. La sorcière bloqua tous ses muscles, inspira et expira. S'obligeant à ne pas regarder en bas, ne surtout pas regarder le contre-bas.

Tout ira bien...

Elle se força à inspirer profondément, ses doigts se crispant un instant contre le tissu trempé de ses vêtements. Il n'y avait pas de temps pour hésiter.
Pas de place pour l'erreur. Tout se passa au ralenti, les gouttes qui tombèrent, ses battements de cœur, le rire sadique de l'homme derrière elle.

La cloche sonna, là-haut, tout là haut, dans les hauteurs, et tout s'accéléra. L'univers se resserra autour d'elle, puis se brisa soudainement, comme un souffle coupé.

Très bien, pensa-t-elle. Si c'est ce vous attendez... alors allons-y.

— Que la course commence !

Le minuteur émit des bips stridents, mais elle ne s'en soucia pas. Ce n'était qu'un bruit parmi tant d'autres dans sa tête. Elle se concentra sur son souffle, sur la pression de ses pieds contre la pierre, et sur l'irréversibilité de ce qui allait suivre. Pas de retour possible. Pas de place pour l'échec.

— Un petit coup de main, ma jolie ?

Cette voix. Elle la reconnut. L'homme aux dents de pointes de fer, s'élança, les mains tendues pour la pousser dans le précipice.

Il va te faire tomber, bouge toi ! cracha l'entité.

Elle quitta la plateforme, un équilibre parfait, son corps réagissant instinctivement. Une vibration étrange monta le long de sa jambe, comme si la pierre de la passerelle était vivante et répondait à sa présence. Ses premiers pas étaient lents, mesurés. Rien n'était laissé au hasard. Si le vent hurlait comme un prédateur, elle lui répondait avec la précision d'une lame prête à fendre l'air.

Ah, les toits... Tu te sens chez toi ici, non ? Pas de gardes à esquiver cette fois, juste des pierres froides sous tes pieds. Je parie que tu pourrais danser sur ces pierres les yeux fermés.

Elle marchait avec prudence, sans regarder le contre-bas. La sorcière tanguait mais garda son équilibre, mettant un pas devant l'autre. Chaque inspiration, chaque mouvement était sous contrôle, régi par la même froide logique qui avait forgé son âme.
Ce n'était pas le moment de paniquer. Ce n'était jamais le moment de paniquer.

— À cinq jours d'ici, il y a Irene qui doit sûrement travailler sur sa broderie violette, récita-t-elle, ses pas mesurés sur la passerelle. Elle doit sûrement sourire en pensant à ses petites fleurs, les doigts plongés dans les fils de soie. Elle s'arrêta un instant, une pensée fugace la traversa. Ou est-ce qu'elle est en train de me regarder sur les écrans ?

Une bourrasque la fit basculer sur la gauche. Elle s'accroupit au ras de la pierre, accrochée aux bords rugueux, ses doigts crispés sur chaque fissure, luttant pour ne pas tomber. Le vent hurla à ses oreilles, plus violent que jamais, emportant avec lui ses derniers brins de raison. Elle plissa le visage, tentant d'ignorer la douleur qui la tenaillait. Puis, un gémissement perça l'air, faible, suppliant.

— Je vous en prie, aidez-moi !

C'était la fille. Celle qui avait sangloté dès le début de l'épreuve.

Accroche-toi...

La jeune femme se cramponna aux pierres, suspendue dans le vide. Ses yeux, emplis de larmes, se fixèrent sur Aideen, comme un appel désespéré.
Elle fut secouée de gauche à droite, ballottée par le vent qui semblait se jouer d'elle. Et soudain, elle lâcha prise. Le vide l'engloutit. L'estomac d'Aideen se tordit, une nausée qui la fit avaler sa salive. Elle ferma les yeux un instant, se forçant à avancer. Elle n'avait pas d'autre choix. Elle ne pouvait que continuer.

À mi-chemin, un cri. Celui d'une autre. Elle n'eut pas à se retourner pour savoir ce qui venait de se passer. Un battement d'ailes sombres, et l'autre était partie, précipitée dans l'abîme. Elle n'éprouva ni regret ni hésitation. La survie n'était pas un choix, c'était un instinct. Elle ne devait pas penser au sort des autres.

Plus elle avançait dans la brume, plus des murmures se faisaient entendre, des voix discordantes et fantomatiques qui lui chuchotaient qu'elle n'arriverait pas de l'autre côté, et que le bonheur était à portée de main si elle sautait.
La sorcière obligea son esprit à continuer de fonctionner, malgré que la peur commençait à paralyser ses jambes.
Ne pas s'arrêter.
Ne surtout pas s'arrêter.

— Tu n'y arriveras jamais. Lâche prise. Ton salut réside dans ta chute, se moquèrent les voix.

Elle se concentra sur son souffle, sur chaque mouvement, chaque pas qui la rapprochait de l'autre côté.

Pense à quelque chose, petit serpent. Ces saloperies de voix veulent te faire chuter, conseilla l'entité. Apaise ton esprit, ailleurs, loin de leurs chuchotements. Si tu te concentres sur eux, tu finiras par te retrouver dans le vide.

Tête de Souris. Le souvenir de cet anniversaire où elle avait dérobé un fromage entier avec l'intention de le lui offrir remonta à la surface de son esprit. Elle se rappela que la situation avait, comme toujours, dérapé. Bien qu'il l'eût engueulée, arborant l'air furieux et le ton autoritaire d'un chef des armées, il n'avait pas hésité une seconde à dévorer presque tout le fromage, se régalant comme si de rien n'était.
Il l'avait punie pour son audace en la forçant à faire des pompes jusqu'à l'aube, mais, au fond, ce n'était jamais vraiment un problème pour lui. C'était simplement un prétexte pour qu'elle s'entraîne.

Un cri brisa ses pensées, attirant l'attention d'Aideen. Elle releva la tête juste à temps pour voir le brun glisser de la pierre. Il venait de dépasser son timing autorisé...

— Non ! cria Aideen, avant de plaquer sa main sur sa bouche.

Il disparut de sa vue, englouti par la brume épaisse.
La gorge soudainement sèche, l'air pris dans ses poumons, elle n'eut pas le temps de se laisser submerger. Elle devait continuer. Elle ne lui avait pas demandé son prénom, le regret l'assaillit...

Le compteur de son minuteur bipait.

Huit minutes.

Il ne lui restait plus que huit minutes avant que la pierre ne s'effondre sous elle. Sa tête tourna, son pouls s'emballa.
Elle se força à bloquer ses pensées, tout en luttant contre les voix qui résonnaient dans sa tête, où l'avidité et la férocité dansaient ensemble dans une parfaite synchronisation. Elle ne parvenait plus à se rappeler un seul souvenir agréable.
Tout était devenu terreur.

Elle s'efforça, un pas après l'autre. À chaque mouvement, des fragments de roche se détachaient, et, pendant une fraction de seconde, son corps vacilla, le monde semblant se figer autour d'elle. Son pied glissa, s'approchant du vide. Un cri bestial déchira sa gorge, tandis que la douleur de son épaule se fit soudainement vive.

Aideen se rattrapa en enfonçant ses ongles dans les fissures remplies de terreau infertile, les jambes flottantes. Elle tenta de se hisser sur le pont, alors que les gouttes d'eau éclaboussaient son visage quand elles heurtèrent la roche.

Hisse-toi ! lui cria l'ombre.

Aideen rassembla toutes ses forces, passant son coude par-dessus le bloc colossal pour se hisser, utilisant sa jambe pour se pousser en avant. À plat ventre, elle se traîna sur la pierre, juste au moment où une rafale manqua de l'engloutir.
Les murmures hautains éclatèrent en rires, mais elle se redressa, les yeux fixés sur le contrebas. Cependant, elle ne distinguait que la fumée blanche, qui effaçait toute profondeur dans la falaise.

Tout ira bien.

Le souffle coupé, elle s'obligea à surmonter sa peur et s'aventura un peu plus loin. Le minuteur bipait de plus en plus fort.

Onze minutes.

Elle aperçut un mouvement derrière elle. Puis la voix de l'homme aux dents acérées, son ton lourd de menace.

— J'arrive, ma jolie.

Merde.

Le cœur d'Aideen s'arrêta un instant. Elle bloqua son angoisse, se concentrant uniquement sur le chemin devant elle. Si le gouffre vertigineux voulait l'engloutir, ce psychopathe, voulait lui aussi la dévorer toute crue.

Elle courait presque, alors que les secondes défilaient. Le moindre faux pas pouvait être fatal, mais la sorcière refusait de se laisser paralyser par l'angoisse. Pas maintenant.
Pas par ce monstre.
Son regard se fixa sur un point invisible, un objectif qu'elle ne pouvait pas manquer, ignorant les murmures qui tentaient de l'écarter du chemin. Les sphères semblaient ne pas manquer une miette sur la scène.

— Pas si vite, tu risques de tomber.

Des illusions prirent forme devant elle. Les sections de pierres s'effondraient devant elle, laissant place aux abysses. Mais Aideen, se rappela des instructions de l'illusionniste : Distinguez le vrai du faux, et ne vous laissez pas berner par les leurres.

Elle rassembla son courage, et d'un pas assuré, s'élança sur ce qui ressemblait au vide, découvrant que les roches étaient toujours là. Solides et intacts.

Treize minutes.

L'homme derrière elle s'arrêta soudainement, comme frappé par un choc. Son regard changea instantanément, empli de rage. Il se figea, hésitant à franchir les illusions qui se dressaient devant lui.
La colère monta en lui si soudainement et si intensément que ses joues se teintèrent de rouge.
Un cri de haine échappa à ses lèvres, perçant l'air lourd autour d'eux.

— On rigole moins, connard ! lança-t-elle, avant de tourner les talons et de se précipiter vers la ligne d'arrivée.

À travers la brume, elle aperçut enfin l'autre côté. Enfin ! La Tour des Trois Pointes se dressait majestueusement dans la falaise.

Quatorze, et vingt secondes.

Putain !

Elle ne prêta même plus attention à ses cheveux collés à son front, ni à ses vêtements trempés qui pesaient sur elle. Tout son être était tendu vers les derniers mètres.

— Comment on se retrouve ?

L'adrénaline la poussa à courir, sur le pont, les bras tendus pour tenir en équilibre. La main de l'homme effleura sa nappe, mais Aideen n'eut pas le temps de se laisser distraire.

Dix secondes.

Dans un souffle de défi, elle se lança dans le vide, un ultime bond de liberté, avant de se rattraper au rebord du terre-plein, s'agrippant de toutes ses forces.

Elle avait réussi.

Le minuteur afficha deux secondes. Un soulagement profond s'empara d'elle, mais il fut rapidement assiégé par une vague de douleur lancinante dans son épaule. Ses muscles tremblaient sous l'effort, son corps fatigué mais son esprit était acéré. Les mèches trempées de sueur et de pluie, encadrant son visage, ne pouvaient dissimuler l'intensité du regard de l'homme derrière elle. Elle sentit la rage qu'il déversait, palpable et sauvage. Il montra ses dents dans un rictus menaçant, prêt à la dévorer, à la faire fléchir. Il lâcha un grognement.

— Alors, c'est ça ta manière de draguer, crétin ? demanda-t-elle un sourire cruel s'étirant sur ses lèvres.

L'eau ruisselait sur sa peau, éclaboussant son torse dénudé, dévoilant ses muscles saillants comme une cascade furieuse. Il semblait tout droit sorti d'un animal sauvage, prêt à mordre et à détruire. Mais Aideen ne s'en laissa pas impressionner. Elle le scruta de haut en bas, son regard empreint de dégoût et de mépris.

— Vraiment... un peu plus de charme, et peut-être que je tomberais sous ton charme, cracha-t-elle comme du venin.

Elle le défia du regard, ses yeux brillants de moquerie. L'air autour d'eux vibrait de l'énergie tendue entre les deux, mais elle n'allait pas se laisser intimidée par sa prétendue puissance. Elle fit un pas en avant, défiant sa rage, prête à l'affronter de nouveau si nécessaire.

— Nom ? Provenance ?

Aideen jeta un regard furtif au sentinelle, qui, sans un mot, stoppa la querelle d'un simple geste.
Elle rencontra son regard, un visage blasé, indifférent, comme si cette putain d'épreuve n'était rien d'autre qu'une formalité.

— Emery Myrthe, de Bel-minard, dit-elle en fourrant ses mains sous ses aisselles pour trouver un peu de chaleur. 

— Lucas Willer, de la région du Lothar. Retenez ce nom, vous allez souvent l'entendre. En fait, autant vous habituer tout de suite : c'est moi, votre futur champion.

Aideen connaissait cette région. Elle s'y était cachée un temps, avant d'être capturée par les gardes.
Les récits disaient vrai sur la brutalité des villageois montagneux.
Le garde nota rapidement les noms dans son carnet, sans lever les yeux sur eux.

— Vous avez réussi le test d'entrée. Dirigez-vous à l'entrée des portes. Des gardes vous emmèneront au hall.

Il indiqua la direction d'un coup de tête muet. Pendant que Lucas était empreint de violence ardue, il posa ses iris sur elle. Inspirant de frustration avant de partir à l'entrée, non sans lui heurter l'épaule, l'obligeant à lâcher une plainte.

— Je vais te tuer Myrthe.

— Tant que tu ne meurs pas de ta propre stupidité avant, je suis sûre qu'on aura l'occasion de se revoir, dit-elle en le regardant s'éloigner, comme un animal enragé.

Pauvre ignorant.

Alors qu'Aideen avançait vers les portes massives, prête à entrer dans l'enceinte de la Tour, une partie d'elle se figea, comme prise dans une étau invisible. Les voix orgueilleuses recommencèrent à murmurer autour d'elle, insistant sur la vérité crue : elle avait survécu au premier test, mais à quel prix ?

Elle se détourna brièvement, ses yeux cherchant instinctivement l'ombre d'une silhouette qui n'était plus là, l'espoir ténu de voir surgir la fille aux cheveux rouges. La vision de la chute de l'autre, la douleur de sa disparition, l'envie de vouloir le sauvée... tout cela se heurtait contre la dureté de sa réalité.

Ne te soucie pas de son sort.

Elle n'était plus cette jeune fille sans nom, sans choix. Elle avait une mission. Une vengeance à mener. La vie des autres ne pouvait pas l'ébranler. Pas si elle voulait gagner. Mais malgré cette résolution qui brûlait au fond d'elle, une flamme d'humanité refusait de s'éteindre complètement.

Tu n'as pas le luxe de t'attarder sur la douleur des autres, petit serpent.

Elle le savait : ce ne serait jamais tout ira bien pour ceux qu'elle avait laissés. Et ça, cela allait la hanter. Mais pour aujourd'hui, Aideen ne devait pas y penser. Non. L'heure n'était plus à la pitié ou aux regrets. Elle se redressa, chassant la faiblesse. La guerre ne se gagnait pas en regardant en arrière.

Une ombre passa sur son visage, tandis qu'une bourrasque absorba les mots du garde, le vol d'un oiseau tournant au-dessus d'elle avant de disparaître dans les nuages. Aideen fit une prière à Faïlys, la déesse de la chance, espérant qu'elle lui en donnerait assez pour réussir son plan. Ses pieds avancèrent, inexorables vers la Tour.

Tout ira bien.

Tu sais, je commence vraiment à croire que tu dis "tout ira bien" pour te convaincre toi-même, parce que franchement, je n'y crois pas une seconde, jasa la voix.

L'entité n'avait pas totalement tort...

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