Chapitre 5
« Tout meurtre commis dans un cadre privé, pour des raisons personnelles, familiales ou économiques, sans autorisation des autorités, est un crime capital. Le meurtrier sera capturé et exécuté dans un délai de trois jours après l'infraction. »
Code des Lois de Petras, Décret IIII, clause 1.
Le bar délabré était bruyant, puant, et, pour être tout à fait honnête, inintéressant. Seule la promesse d'une rencontre avec cet homme retenait Aideen dans ce lieu grouillant de crapules.
Assise au fond de la taverne, la sorcière savourait une gorgée de bière, offerte sans un mot par le serveur à la tête chauve et tatouée quelques minutes plus tôt. Avec son capuchon et ses vêtements sombres, elle se fondait suffisamment dans le décor pour ne pas attirer l'attention. Elle restait toutefois sur ses gardes, à l'affût du moindre signe de danger. Tout autour, des individus louches murmuraient dans les coins d'ombre, des regards étranges glissant d'un coin à l'autre de la salle. Ici, l'attaque pouvait venir à tout moment. Une seule négligence, et un couteau risquait de lui frôler la gorge.
Petit serpent, une taverne miteuse encore ? Tu ne pouvais pas choisir un endroit plus accueillant ? Peut-être un cachot ou un charnier ? le ricanement rauque lui chatouilla l'esprit. Si un de ces bandits essaie de t'attaquer, promets-moi qu'on les fera danser avant de les dévorer.
L'animation du lieu fut troublée par deux ivrognes qui se battaient près du comptoir usé. Les clients, hilares, les encourageaient de leurs voix éraillées. Mais cette agitation laissait indifférentes deux silhouettes, à moitié dissimulées dans l'obscurité. Quand le calme retomba, ni l'un ni l'autre n'osa parler. La tension, le mystère, et une sourde révolte habitaient chaque fibre d'Aideen. C'est le dos droit, la tête haute, qu'elle attendait, impassible, face à cet homme bien plus grand et large qu'elle.
Le tavernier, d'un geste brusque, chassa les poivrots hors de l'établissement, laissant entrer un mince rai de lumière. Celui-ci éclaira un instant la peau d'ébène de ce guerrier d'antan. Des rangées de tresses sculptées, parfaitement alignées et solidement ancrées, encadraient son visage avec une précision martiale, accentuant la gravité et l'autorité de ce tas de muscles. L'homme, au regard sombre et profond, observa la sorcière en silence, songeant brièvement qu'Aideen ressemblait à un animal au repos. Il en frissonna.
C'est la main tenue sur le pommeau de son épée en bec de corneille que Tête de souris de son vrai nom Idril Chafelon - général en chef des armées du roi de Petras - se tenait droit comme un piquet, en la dévisageant sans un sourire.
Aideen laissa échapper un soupir, pensant que tous ses défunts devaient se retourner dans leurs tombes s'ils la voyaient. Elle s'accouda à la table, croisa les chevilles d'un geste impatient.
Tête de Souris ne bougea pas d'un poil. Pas même un clignement de cils, avant de sortir de son manteau une enveloppe légèrement froissée. Au dos, un cachet de cire rouge portait le symbole du tournoi : un triangle inversé, dont chaque pointe représentait les devoirs sacrés des soldats.
La première symbolisait la bravoure, la seconde incarnait la loyauté et la troisième désignait l'honneur. Un symbole simple, mais puissant.
Bravoure, loyauté, honneur... Si tu veux mon avis, c'est plutôt : massacre, obéissance, et trahison. Mais bon, chacun ses valeurs, n'est-ce pas ? demanda la voix, en caressant les portes de son esprit.
— La convocation officielle du tournoi, chuchota-t-il les dents serrées.
L'arrogance qu'elle dégageait fit suffoquer le général. Les yeux de la jeune femme pétillèrent de rage. Son visage n'était que l'incarnation de la vengeance.
À première vue, les yeux d'Aideen semblaient d'un bleu sombre, presque ardoise, capturant la lumière avec une aura de mystère. Mais en y regardant de plus près, ils révélaient une teinte unique, un dégradé de gris argenté mêlé de nuances bleu-vert, traversé de fines veines lumineuses. Selon l'éclairage, son regard devenait perçant, comme un ciel voilé, dégageant une intensité glaciale et éthérée, presque hypnotique.
Alors qu'elle s'apprêtait à saisir l'enveloppe, Tête de Souris posa sa large main dessus, l'arrêtant net. Ce geste, brusque et calculé, n'était rien d'autre qu'un avertissement, et Aideen le comprit aussitôt. Soudain, le chef des armées fut pris au piège dans la profondeur océanique de son regard.
— Ne commence pas, menaça la sorcière.
— Tu te condamnes toi-même. Ce n'est pas une plaisanterie, réfléchis bien !
Un rictus arrogant se dessina sur le visage d'Aideen. Elle le fixa avec intensité, affichant une assurance indéniable.
— Je suis sérieux ! C'est l'événement le plus attendu de l'année. Tout le monde va le regarder, et toi tu seras exposé au milieu de toute cette merde.
Elle le savait. Elle enroula une mèche rousse autour de son doigt, la faisant tourner lentement, ses yeux fixés sur le mouvement.
— Cet endroit n'est pas juste qu'un jeu... C'est un système de complots. Si le public ne te soutient pas, tu disparaîtras.
Elle en avait pleinement conscience, cela aussi. Son rire, à la fois chaud et tranchant, empreint d'amusement et d'impatience, résonna violemment dans les oreilles du soldat.
— Tu sais combien il y a eu de morts l'année dernière ?
— Dans mes souvenirs, les Trois Pointes s'étaient déroulées lors de la période la plus chaude. Il n'est pas surprenant qu'ils soient tous morts. Chaque année, vous dépassez un peu plus les limites de la monstruosité.
— Qu'une poignée Aid. Qu'une poignée arrive à la fin... Parfois, il ne reste personne. C'est une tuerie de masse.
— Quelle chance d'avoir été entraîné par le meilleur soldat, avoua Aideen.
Ton esprit et ton corps doivent être forgés, conditionnés. Si tu continues à te reposer sur ta main droite, je la brise. Entraîne ta gauche, ou tu regretteras de ne pas l'avoir fait. Tête de Souris disait cela lors des entraînements, pendant de longues soirées et des levers matinaux avec lui. Des heures interminables passées dans des coins isolés, sous les ponts, derrière les murs délabrés, dans des greniers oubliés ou au fond des caves sombres. Là où personne ne pouvait les voir, là où les murmures du monde extérieur ne les atteignaient pas.
Le général était un être arrogant, mais Aideen ne connaissait personne de son talent, qui était dépourvu d'orgueil. Rien de plus naturel, venant d'un combattant aussi doué que lui.
— Malgré nos entraînements, j'ai peur. Ils vont te tailler en pièces, avoua Idril. Les candidats qui participent aux Trois Pointes sont de véritables guerriers. Laisse-moi te sauver...
— Tu ne m'apprends rien, merci.
— Non, c'est exact. Mais tu ne sembles pas connaître la hauteur des risques.
Ses yeux vacillaient. Le cœur de l'ancienne esclave ne réagissait même pas ; elle savait que le tournoi était mortel, et que la plupart des cavaliers mouraient.
— Donne-moi l'enveloppe, dit-elle en tirant dessus.
— N'y vas pas Aid, s'il te plait.
— Tu as fini ? Pourquoi cette soudaine remise en question ? C'est bien toi qui t'es proposé de m'aider. Tu commences déjà à regretter ?
Elle le fixa, piquée au vif. Il lui avait déjà parlé des risques, mais quelque chose dans son regard la perturba. Une douleur indéchiffrable, cachée derrière ses yeux.
— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, Tête de souris ?
Crache le morceau ! grogna l'entité.
— Ce n'est pas ça Aid, dévoila-t-il. Je veux juste t'éviter une mort certaine.
— Tu mens très mal. Je te connais assez bien pour savoir que tu sues comme un porc dans ton armure.
Arrache-lui la langue, petit serpent !
— Ils ont tout changé. Absolument tout.
Les mots résonnèrent en elle, comme un écho sourd et lointain. Tête de Souris, les yeux brillants d'une rage contenue, croisa les bras sur la table, ne voulant pas laisser la convocation s'échapper.
— Les cafards du palais m'ont rapporté que le roi a de grands projets cette année. Tout va changer, à commencer par les Trois Pointes.
Aideen ne comprenait pas comment tout avait pu changer cette année. Les épreuves des Trois Pointes avaient toujours été imprévisibles, se teintant à chaque nouvelle édition d'une violence plus cruelle, plus sauvage que la précédente. Pourtant, un simple pressentiment la rendait encore plus vulnérable, comme si l'air lui-même, chargé d'ombre et de menace, conspirait contre elle. Elle s'efforçait d'ignorer le nœud qui lui tordait les entrailles, de ne pas prêter attention au rire sinistre de l'entité qui semblait se délecter de sa terreur.
— Que t'ont-ils dit ?
— Leurs rapports sont flous, mais les épreuves ne se limiteront plus à la chasse, aux joutes ni aux courses de chevaux, s'emporta Idril, le visage blême, tapant du doigt sur la table. Ce sera quelque chose de tout autre. Nos entraînements ne serviront à rien.
— Merde.
— Renonce, il est encore temps.
Aideen prit un instant pour répondre. L'idée de renoncer effleura son esprit. Cet imprévu bouleversait tous ses plans. S'engager devenait risqué, et ses chances de mourir sans atteindre son but croissaient. Mais, grâce à Tête de Souris, n'avait-elle pas un avantage ? Le tournoi avait changé.
Les règles n'étaient plus les mêmes, et elle, au moins, savait. Elle avait une longueur d'avance sur ses adversaires, qui, eux, n'avaient pas encore découvert les nouvelles subtilités du jeu. Cette certitude lui offrait une forme de calme. Elle partait avec une longueur d'avance.
— J'accepte.
— Aid !
— J'accepte ! Bon sang lâche ce foutu papier !
Ce n'était ni une demande ni un ordre, mais un avertissement. Malgré lui, il sentit ses os grincer et frissonna de peur lorsqu'il la vit glisser la convocation dans son manteau noir.
Les choses intéressantes commencent à peine, je salive déjà, avoua l'ombre de son esprit.
Dans un bâillement, elle renifla une agréable odeur de viande flottant au-dessus de la puanteur des clients. Mais Aideen n'était pas assez stupide pour commander à manger ici. Après le canal, les lieux comme celui-ci étaient associés aux rats des égouts et aux animaux de compagnie disparus, jamais retrouvés. Bizarrement les touristes qui consommaient ici s'endormaient pour se réveiller, dépouillés et vidés de leurs affaires personnelles.
Tête de Souris l'observa, ses iris sombres scrutant chaque détail. Cette enfant était sous-alimentée, mais elle était forte, plus élancée que les autres filles, rachitiques et effrayées, qui fuyaient à travers les ombres.
— Tu dois prendre des forces avant ton entrée, s'exclama Idril, le visage crispé.
Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas mangé à sa faim, elle avait oublié ce que c'était. Pour l'instant, la bière suffisait, froide et insipide, mais suffisante.
Aideen soutenait son regard, dans un silence presque astral. Il semblait mal à l'aise dans son armure, fixant sans ciller la perruque rousse de la sorcière.
À le voir ainsi, elle lui donnait environ quarante ans, ses rides marquant son visage, du front aux tempes.
— Ce changement soudain est-il lié au retour du prince ?
— À vrai dire, je n'en sais pas plus que toi, avoua-t-il. Tout le monde au château semble plus tendu que jamais, et ce n'est certainement pas à cause du Prince des Ténèbres.
— Donc, les gardes qui patrouillent comme des hordes de loups dehors n'ont rien à voir avec lui ? reprit-elle, presque pour elle-même.
— Non.
— Et tes espions au château, t'ont-ils parlé de la nature des épreuves et de ce qu'ils prévoient ?
Tête de souris hocha la tête négativement.
— Si j'apprends quoi que ce soit sur l'avancée du tournoi, tu seras la première à être informée.
Un frisson parcourut l'échine d'Aideen alors qu'elle vidait sa chope. Lorsqu'elle la reposa, elle distingua Tête de Souris debout, remettant sa capuche. L'atmosphère qui régnait, était désormais bien plus tendue et inquiétante qu'à son arrivée dans le pub.
— Tu aurais dû te couper les cheveux. Cela peut être fatal, certains vont te viser d'emblée. Il marqua une pause, un sourire en coin. D'ailleurs, cette couleur te va à ravir !
Comme par réflexe, elle caressait inconsciemment une mèche rebelle qui filait hors de sa capuche. Les couper reviendrait à la punir, et à priver son corps d'avoir réussi au moins quelques choses depuis son invasion.
— Gagne les faveurs de quelques parieurs, mais souviens-toi, tout le monde est ton ennemi. Ne fais confiance à personne. Oublie les amitiés et les liens, ils causeront ta perte.
Aideen acquiesça. Après tout, elle n'était pas douée pour les nouvelles rencontres, ni pour tisser des liens avec les autres.
Tu n'as besoin de personne d'autre que de moi, petit serpent !
Il posa trois écus devant la sorcière pour sa chope. Aideen cacha sa gratitude sous un masque neutre, mais intérieurement, elle remerciait le général pour tout ce qu'il lui avait offert.
— Soit sur tes gardes Aid, tout le temps, dit-il en plongeant dans ses yeux bleus.
En voyant le général effleurer son collier, un ruban rose semblable à ceux des petites filles, Aideen comprit. Tous ici étaient victimes des atrocités du roi. Ils échangèrent un regard avant qu'il ne s'éloigne sans un mot. D'un geste de la main gantée, elle ordonna une nouvelle bière, attendant encore quelques minutes pour ne pas éveiller les soupçons.
— Attention de ne pas abuser avec l'alcool ma petite.
Grunt !
Elle lança un regard oblique à un homme grand et mince qui venait de s'asseoir en face d'elle. Visiblement, il était ivre et ses pommettes hautes rougeâtres n'étaient que les témoins des litres d'alcool qu'il venait d'ingurgiter. Aideen Sarallard le connaissait bien, Finn Barlet. Une petite enflure qui se retrouvait toujours dans des basses besognes. Un fidèle larbin du Passeur, prêt à exécuter ses missions. Ne voulant pas se faire remarquer, elle s'éloigna lentement du bar, se glissant dans la foule.
— Mon portefeuille ! Où est-il !? s'écria Finn en se levant d'un bond.
Elle était tentée de lui adresser un sourire narquois, mais, à la place, elle fit rebondir son portefeuille dans sa main avant de quitter la vieille taverne. Tout ici semblait terne, vidé de sa couleur. L'odeur de la rue empestait la sueur et les restes de nourriture pourrie. Les révélations d'Idril ne faisaient qu'alourdir la tension déjà présente sur ses épaules.
Les épreuves qui changent, cela change toute la donne, pensa Aideen, faisant rire l'entité.
La sorcière affichait un visage pâle, ses sourcils froncés marquant des rides profondes. Aideen mordillait sa lèvre inférieure, tandis qu'une boule grandissait en elle. Les images des mines surgissaient violemment dans son esprit, rejouant des scènes marquantes d'une telle violence que sa respiration devenait erratique. Ses souffles étaient entrecoupés, comme si elle luttait pour reprendre le contrôle.
Coincée dans ses cauchemars, elle livrait une bataille contre les fantômes vivaces et terrifiants de son passé.
Rebelote, hein ? ronchonna la voix. Tu replonges dans tes ténèbres, encore ? C'est une vieille habitude chez toi, non ?
Elle se sentait envahie par la panique, chaque pensée, chaque souvenir s'entremêlant dans une danse chaotique. Le monde autour d'elle paraissait flou et indistinct, ses peurs prenant le dessus.
Un premier coup.
Un second.
Kane.
Abruptement, elle remarqua ses légers tremblements lorsqu'un villageois la bouscula d'un coup sec. Non. Ce n'était pas un simple villageois - sa carrure, bien trop musclée, se devinait sous une énorme cape qui dissimulait son physique imposant et ses épaules démesurément larges.
— Bouge, ordonna l'homme. Le timbre de sa voix était autoritaire, comme s'il était habitué à commander.
Trop perturbée, elle ne remarqua pas l'homme qui l'observait attentivement. Ses traits étaient flous, à cause du légers malaise de la sorcière, cependant elle distingua ses cheveux noirs comme une pierre onyx tombaient sur son front. Elle cligna plusieurs fois des yeux, et avant qu'elle ne puisse l'envoyer promener, il disparut. Il n'était clairement pas d'ici, sa démarche et son cheval le trahissaient. À Kesber, personne ne possédait un cheval comme le sien. Il devait être un noble. Il s'éteignit dans la foule, aussi vite qu'une ombre.
Bizarrement, elle n'entendait plus l'entité gratter les remparts de son esprit, comme si elle s'était soudainement évaporée. L'ombre familière, d'habitude toujours présente, semblait s'être retirée, laissant place à un silence étrange et lourd.
L'esprit d'Aideen reprit soudainement le contrôle, et elle scruta les horizons autour d'elle. Dehors, les festivités ne faiblissaient pas ; au contraire, elles semblaient s'intensifier à mesure que la nuit approchait. Des rumeurs se répandaient, murmurant que des pains seraient lancés vers le nord, suivis de feux d'artifice qui viendraient embraser la nuit de leurs éclats lumineux.
La foule la poussait et la tirait dans toutes les directions, comme une marée humaine. Aideen luttait pour s'échapper du flot. Elle réussit finalement à se dégager et se dirigea vers une ruelle étroite, où des sans-abris s'agglutinaient contre des murs décrépis. Certains mendiaient, d'autres dormaient, tandis que quelques-uns se battaient pour une viande douteuse.
Elle devait retrouver Irene !
Avant qu'elle ne puisse faire un pas, un électrochoc foudroyant paralysa tout son corps. Les dents serrées, un rictus de douleur tordait son visage, tandis que le vent lourd lui fouettait le visage. Ses bras se couvraient instantanément de chair de poule, et une sensation glacée, comme un doigt invisible, glissait le long de sa colonne vertébrale.
C'était comme si une force surnaturelle l'enserrait, transformant chaque instant en un cauchemar éveillé, où chaque souffle, chaque frisson, portait une ombre sinistre. Une énergie mystérieuse imprégnait l'atmosphère de Kesber. Une force invisible et impénétrable traversait les rues boueuses, reliant la sorcière à une essence insondable. Le mouvement était imperceptible, mais Aideen ressentait cette vibration.
De la magie.
La femme s'éloigna des festivités, ses pas rapides résonnant dans les ruelles. Les veines bouillantes d'incertitude, Aideen serra les dents, sentant ses poils se dresser. L'air poussiéreux de la cité devenait suffocant. Elle approchait de l'inexpliqué !
Haletante, les poumons lourds, elle se mit à courir, sautant par-dessus un rat qui sortait des poubelles. Elle tourna à gauche, puis à droite. Le vent charriait des murmures dans une langue oubliée. Aideen se sentait à la fois partout et nulle part. Elle accéléra, puis s'arrêta net, soufflant bruyamment devant une scène monstrueuse...
Un cadavre était étendu au sol, son corps tordu dans une posture terrifiante. A en juger par ce qui subsistait de sa forme, il s'agissait d'une femme. Sa peau semblait glacée et craquelée comme de la porcelaine brisée.
— Bordel !
Immobile et grelottante, Aideen flaira le cadavre frappé par la magie. C'était comme un picotement de fer, dont le goût âcre envahissait la rue étroite. Des pas lourds la tiraient de sa concentration. Irene arrivait presque aussitôt, haletante, visiblement affectée par la même sensation qui dévorait l'espace.
— Que s'est-il passé ? s'inquiéta la métamorphe.
Devant l'horreur du crime, Aideen resta silencieuse, les poings serrés. Un flash des cadavres ensevelis dans la neige envahit ses pensées.
Les bruits lointains troublaient le silence, une tension palpable se créant dans l'air, mystérieuse et oppressante.
Alors, tu t'attendais à quoi ? Des fleurs, des chants ? C'est bien plus palpitant ainsi.
Tu es de retour, souffla la jeune femme.
Mais tu sais, il y a des endroits où même moi je dois me faire discrète. Ça dépendait de ma survie... et de la tienne.
— Aideen, un crime le jour du retour du prince, n'augure rien de bon, murmura Irene.
Irene avait raison, il était rare de trouver un cadavre en plein jour, mais s'il avait été touché par la magie...
Les jours à venir seraient sanglants. La sorcière connaissait les pires meurtriers de Kesber, mais jamais elle n'avait vu l'un d'eux arracher des yeux. Ce n'était la marque d'aucun criminel connu. Cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : un nouvel assaillant avait pénétré la capitale.
— Qui a bien pu faire ?
— Un imbécile, jura Aideen.
Un génie !
Le vent portait une énergie résiduelle, crépitant et emportant avec lui l'odeur âcre de soufre qui envahissait l'allée. À mesure qu'elles fixaient le trou béant dans son abdomen, la bile leur montait lentement à la gorge.
— On fait quoi ?
— On...
Quelqu'un arrivait, projetant une ombre contre le mur de grès. Il sifflait une mélodie enjouée. Irene se métamorphosait, tandis qu'Aideen, prête à s'enfuir, se tenait à l'écart, surveillant la scène. La panique qui l'étreignait s'évapora dès qu'elle aperçut la tignasse blanche du Passeur. Il affichait un sourire moqueur, se balançant d'un pied à l'autre avec une légèreté étrange.
— Qui empeste de la sorte ? Aideen pense à prendre un bain la prochaine fois, s'indigna-t-il, en se pinçant le nez.
Elle serrait des dents en proie à une envie de lui faire avaler sa mine réjouie.
— Eh ben dis-donc, ça ne rigole plus ici.
— Tu connais quelqu'un qui signe ses meurtres de cette façon ? questionna Irene.
— Peut-être ma défunte mère. Elle m'avait juré d'arracher mes yeux quand j'avais jeté des sacs de crapauds sur son lit, avoua-t-il en faisant semblant de faire une prière.
— Quel humour...
— Ça fait déjà quelques années, narrait-il. Je ne pensais pas qu'elle était aussi rancunière jusqu' à s'échapper de sa tombe. Ah non, pardon ! Son corps a été jeté à la mer.
L'ancienne esclave commençait à perdre patience si bien que son agacement montait en flèche.
— Cesse de plaisanterie. Lady Prune Raidmon. Je reconnaîtrais sa chevelure rousse entre mille. Vous saviez qu'elle me demandait de la Belladone toutes les semaines.
— Une Lady !? demanda Aideen, la gorge sèche.
— C'est bien ce que j'ai dis. Tu écoutes quand je parle, ou tu es bouchée ? demanda-t-il en pointant ses oreilles.
Espèce de sale crapaud !
— Mais dis donc, cette couleur te va pas du tout ! Jette-moi cette perruque avant que je devienne aveugle.
Aideen leva les yeux au ciel tandis que le Passeur s'approchait du corps de Prune. Elle n'était plus qu'une coquille, vidée de toute substance, comme si son essence avait été arrachée avant de quitter son corps. Il sortit un mouchoir de son pourpoint et écarta les cheveux cuivrés. Puis, il se pencha sur la bouche de la Lady, figée dans un cri silencieux.
— Alors ?
— Alors, je viens de perdre un client important.
— Alors, les gardes du roi vont accuser les sorcières, conclut Aideen.
Elle se força à humer l'odeur, cherchant à en tirer une quelconque piste, mais le regretta aussitôt. Cela lui donna l'impression de mordre une éponge métallique.
— Il faut rester calme.
— L'enjeu est trop important pour rester calme, s'indigna Aideen, pendant que l'ombre remuer en elle.
Comme si les vieux immeubles qui les entouraient s'étaient écroulés, Aideen et Irene sentirent la lourdeur peser sur leurs épaules, déjà voûtées depuis leur macabre découverte.
— Ne restons pas là, dit le Passeur. Les chiens de la garde royale vont flairer la magie et répliquer.
Une réflexion stupide traversa l'esprit d'Aideen : cacher le corps. Mais cela serait trop risqué. Les représailles seraient imminentes. Le Passeur fit disparaître le mouchoir et se tourna vers les deux personnes aux visages aussi blancs que ceux des malades de la chlorose.
— Et alors ? Vous êtes pâles, on dirait que vous avez vu un mort, dit-il en haussant les sourcils.
L'esprit d'Aideen bouillonnait, en proie à une agitation frénétique. Elle laissait défiler la journée dans sa tête : la broche, le vol de Dane, le confiseur de bonbons, Tête de Souris, la bousculade de l'homme et le meurtre. Chaque événement se superposait dans un tourbillon confus, comme une toile de fond dont elle ne pouvait se défaire.
— Rentrez chez vous et ne sortez pas pendant quelque temps. La minette, tu continues ton activité dans ta boutique. Quant à toi, dit-il en pointant du doigt Aideen, tu restes sagement dans tes cachettes !
— Rien vu, rien entendu, répliqua Irene.
Facile à dire...
Elle s'efforça de rester calme, bien que les battements de son cœur martelaient ses tympans.
Une seconde plus tard, la ruelle était déserte.
En entrant dans l'édifice, Aideen aperçut l'air froid et humide s'immiscer à travers les vitraux colorés, l'humidité se déposant sur la table basse où sa bague reposait, comme figée dans l'instant. Entourée de cette atmosphère glaciale, la sorcière observait le monde en contrebas, l'esprit perdu.
Ses pensées se heurtaient les unes aux autres, tandis que les villageois exécutaient une danse traditionnelle. Chacun d'eux semblait l'incarnation de ses réflexions tourmentées.
— C'est la merde.
C'est toujours la merde dans ta vie, petit serpent.
Ce n'était pas malin, pas malin du tout !
Tous ceux dotés de magie connaissaient les règles : pas de magie, pas de sortilège. La discrétion était leur seule alliée, leur arme la plus tranchante pour rester en vie. La traque des créatures magiques allait redoubler d'intensité... Et celles qui en paieraient le prix seraient les sorcières. Elle jura entre ses dents.
La brume de l'inquiétude se fit plus dense dans son esprit lorsqu'elle tira l'enveloppe au cachet rouge de sa poche. Le tournoi des Trois Pointes n'avait jamais semblé aussi proche. Elle hésita un instant, les doigts crispés sur le papier. Une seconde passa, puis la lettre céda sous ses mains.
Aucun tremblement de terre, aucun cataclysme.
À l'intérieur, les formalités de la compétition étaient rédigées, ainsi que la date et l'heure pour se présenter. Son cœur s'arrêta un instant lorsqu'un petit mot plié tomba au sol. Elle le ramassa, et son regard se posa sur le nom qui y était inscrit : Idril Chafelon. Un frisson parcourut son échine.
Elle ouvrit le mot.
Aid,
Tu es beaucoup trop têtue pour m'écouter, comme d'habitude. C'est un trait de ta personnalité que je déteste mais que je respecte tout autant. Alors garde à l'esprit, d'être prudente, Soit observatrice dans les prochains jours. Ne te fais pas remarquer dès le début tu attireras tes adversaires comme des aimants. Assure-toi de ne jamais baisser ta garde, mais le plus important : reste en vie. Tu dois vivre Aideen Sarallard.
I.C.
Sa gorge se serrait, une promesse brûlante qu'elle n'était peut-être pas en mesure de tenir. Mais elle se battrait, jusqu'à son dernier souffle. Mourir n'était pas une option avant d'avoir fait tomber le roi. Parce qu'Aideen Sarallard, la sorcière la plus crainte, l'impitoyable maîtresse des ombres, n'abandonnait jamais. Pas alors que le Prince des Ténèbres était revenu, prêt à ravager ce qu'il restait de ce monde.
Je vengerai les morts. Une rage sourde monta en elle, enflant jusqu'à frôler l'explosion.
Cette promesse, elle l'honorerait, peu importe le prix.
Plus haut, loin du tumulte du festival, les collines observaient un tout autre monde, où un groupe intrépide de jeunes garçons bourgeois, âgés de cinq à dix ans, s'affairait. Armures bricolées, épées de bois taillées avec soin, ils se préparaient à des batailles imaginaires au cœur des quartiers d'élite. Au centre, une petite fille à la peau aussi blanche que le coton se tenait droite, les mains serrant fermement une corde. Face à eux, elle ne cédait pas, ses yeux brillant de défi.
— Je veux être un soldat !
— Tu ne peux pas, tu es une fille.
— Et alors ?
— Les sorcières c'est quoi à ton avis ? questionna un d'eux, en lui donnant un coup avec sa fausse épée en bois.
— Aie !
— Arrête un peu ton charabia, et mets la corde autour du cou, dit le plus âgé.
— Non, je ne veux plus être la sorcière, elles se font chasser, moi je veux être le héros qui sauve le village !
— Mais ça c'est le rôle de Conrad, dit un garçon en pointant du doigt le concerné.
Elle croisait les bras et détournait la tête d'un air renfrogné, son regard finissant par se perdre sur l'entrée du quartier. La fillette s'agitait alors brusquement, et les autres enfants s'arrêtaient d'un même mouvement, leurs jeux suspendus. Leurs yeux ronds se fixaient sur la calèche dorée qui apparaissait au loin. Deux hommes en armures noires en descendaient, leurs silhouettes austères enveloppées d'une lumière grise, presque spectrale.
— Waouh ! C'est qui eux ? demanda Conrad.
— C'est le carrosse du prince.
Les hommes paraissaient indéchiffrables, tels des énigmes aussi anciennes qu'inaccessibles. Une tension prenait possession des lieux, chaude et aride, imprégnant l'air d'une lourdeur palpable. Leurs épées, soigneusement logées dans les fourreaux, renvoyaient l'écho de leur détermination inébranlable. Tous les présents entendaient soudain le martèlement des sabots qui retentissait avec force. Une personne, cramponnée à la selle de son cheval, arrivait au galop et arrêtait son étalon près des deux soldats aux épaules monstrueusement larges.
— C'est...
Sur son armure noire, un oiseau ouvrait grand son bec, figé dans un hurlement silencieux. Ses ailes étaient déployées, ses serres tendues comme prêtes à frapper, à tuer. Son épée semblait tout aussi incroyable, ornée de gravures anciennes qui semblaient raconter des histoires oubliées. La petite fille attrapait à pleines mains le portillon en fer qui séparait le quartier des aristocrates de la grande allée menant à l'entrée du château. Ses doigts se crispaient autour des barreaux froids, ses yeux grands ouverts, absorbant chaque détail de la scène.
— C'est Stark Ender ! Le prince damné !
Stark Ender.
Les histoires qu'on racontait à son sujet regorgeaient de ténèbres et de sang. Mais surtout de gloire. À la capitale et dans les contrées voisines, on évoquait ses batailles et ses exploits lors de banquets, avec une admiration presque religieuse.
Les yeux des enfants, pleins de révérence, suivaient sa cape noire tomber avec grâce autour de lui, tandis que son pourpoint brodé de fines touches d'argent scintillait sous la lumière. Ce contraste frappait, presque irréel : sa peau hâlée, couronnée d'une chevelure noire d'une telle profondeur qu'elle aurait fait pâlir Aynur, la déesse de la nuit.
Il fixait, implacable, l'allée menant au palais royal, sans ciller, tel un prédateur attendant le moment parfait pour bondir sur sa proie.
En compagnie des deux guerriers, ils semblaient sans âge, beaux, puissants et indomptables.
La fillette observait les silhouettes dont la discipline trahissait un entraînement rigoureux. Un des enfants recula, effrayé, tandis que des sonneurs de cloches saluaient leur arrivée dans la cour d'honneur du château. Ils gravirent une volée de marches, atteignant les grandes portes qui s'ouvrirent dans un fracas, faisant claquer les drapeaux rouges à l'effigie du sceau des Stark.
Le prince déchu affichait un air sombre et intense, tandis qu'un corps de soldats se précipitait pour s'incliner devant lui. À chaque pas qu'il faisait sur les pierres froides, le battement courroucé de son cœur résonnait en lui. Ender, sans regarder autour de lui, avançait avec une maîtrise totale, comme si le monde entier lui appartenait.
Ils traversèrent le grand hall, leurs capes claquant au rythme du vent.
Quand les portes se fermèrent derrière eux, Ender se fit une promesse : repartir de Kesber au plus vite.
Cette promesse, il l'honorerait, peu importe le prix.
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