Chapitre 3

« Les créatures magiques, qu'elles soient bienveillantes ou malveillantes, doivent être dénoncées aux autorités. Quiconque abrite ou protège une créature magique sera exilé ou mis à mort. »
Code des Lois de Petras, Décret I, clause 2.



Le vent violent s'infiltrait à travers les vitres, apportant avec lui le froid automnal et une odeur âcre de fumée. Sarallard Aideen avait tenté de condamner les ouvertures avec des palettes en bois et d'autres babioles, mais cela n'avait servi à rien. Elle sentait le vertige la gagner, tout en ayant la sensation de peser une tonne.
C'était une certitude : elle détestait le froid – peut-être pas plus que le roi, mais elle le détestait, sans aucun doute !

Les fenêtres étaient couvertes de givre, et des volutes délicates se formaient, contrastant avec la rudesse du lieu. Assise dans un seau d'eau glacée, issue des pluies récentes, Aideen se nettoyait lentement. L'eau mordait sa peau, lui volant sa chaleur à chaque mouvement, et des frissons remontaient le long de sa colonne vertébrale.

Elle observait son reflet déformé à la surface de l'eau et passait une main calleuse, marquée de cicatrices, sur cette image tremblotante.
Ses doigts effleuraient une vieille balafre à son poignet, une fine ligne blanche laissée par les chaînes de Crimsone.
Crimsone... ce nom restait gravé dans son esprit comme une brûlure. Elle inspirait longuement, bloquant l'air quelque part dans ses poumons. Ici, la douleur était devenue une compagne silencieuse, familière, mais jamais moins cruelle.

— Fichu Passeur..., murmurait-elle, haïssant l'homme d'avoir évoqué la prison.

Aideen détestait les moments calmes comme celui-ci, lorsque le silence pesant résonnait dans la pièce. C'était à ces instants que ses chimères les plus téméraires émergeaient de ses entrailles, prenant la forme de souvenirs oubliés et de désirs inassouvis. Ces pensées tourbillonnaient dans son esprit, la laissant piégée entre la réalité et les regrets qui l'assaillaient.

Ressasser le passé ne te mènera à rien de bon, grognait la voix, teintée d'une impatience sourde. Allez, fais-nous plaisir, oublie ces souvenirs poussiéreux ! Ils ne sont que des fantômes en guenilles, prêts à te tirer vers le fond.

Depuis sa fuite de la prison, la jeune femme ne cessait de se remémorer les atrocités qu'elle avait vécues, elle et les détenues. Les paumes moites et le cœur battant, Aideen contemplait ses balafres. À vrai dire, toutes ces marques sur son corps étaient là pour une seule et unique raison : lui rappeler, chaque jour, les ténèbres des mines qui l'avaient engloutie.

Réduite en esclavage par le roi, avait été la pire épreuve de toute sa vie. Après trois ans d'enfermement et de travaux forcés, Sarallard Aideen s'était habituée aux perpétuels cauchemars qui l'empêchaient de dormir une nuit entière. À chaque fois qu'elle fermait les yeux, les souvenirs de son crâne rasé de force et de sa perte de liberté hantaient son âme.

Elle se déplaçait, entravée, tout comme les milliers d'esclaves de Crimsone. Cependant, elle subissait un traitement bien différent des autres : une dizaine de gardes l'escortaient en permanence dans les tunnels des mines de glace.
Elle avait été constamment surveillée par les sentinelles impitoyables, sous le regard inquisiteur de ceux qui la contrôlaient.
Leur présence avait été comme une ombre oppressante, un rappel constant de sa condition. Chaque geste, chaque respiration avait été scruté, et le moindre signe de faiblesse aussitôt réfréné. Après tout, elle était Sarallard Aideen, un traitement digne de la plus célèbre des sorcières du continent.

Elle entendait encore le bruit métallique des pioches frappant la glace, le souffle rauque des esclaves, étouffé par la poussière et le froid mordant. L'air glacial, un poison lent, s'infiltrait jusque dans leurs os malgré leurs vêtements usés, transformant chaque mouvement en une épreuve de plus. Les flammes des lampes à pétrole n'offraient qu'un maigre réconfort, perdu dans l'immensité gelée. Elle se souvenait des tremblements involontaires, des lèvres bleues, des corps amaigris qui se serraient pour échapper à la morsure du froid.
L'odeur de la mort se mêlait à celle de la sueur et de la peur. Chaque respiration, rendue douloureuse par l'air sec et coupant, rappelait leur fragile survie, et chaque nuit, le froid semblait grignoter un peu plus leur volonté.
Pour Aideen, ces souvenirs étaient ancrés en elle, comme des marques invisibles laissées par le froid et la souffrance, une empreinte glaciale qui refusait de disparaître.

Au cours de ces années, Aideen avait été seule. Bien qu'entourée de ses compagnons d'infortune, une profonde détresse s'était installée.
La camaraderie n'avait jamais brillé au grand jour ; les rares échanges s'étaient faits à demi-mots, entrecoupés de regards vides et d'essoufflements. L'espoir était un luxe qu'elle ne pouvait se permettre. Son regard allait sur les pioches, les marteaux et les burins jusqu'au plafond de glace qui aurait pu s'écrouler à tout moment.

Sa vie aurait dû finir dans un de ces interminables tunnels, mais chaque fois qu'elle pensait à la mort, un coup de fouet dans le dos l'ordonnait de poursuivre sa tâche. Le travail dans les entrailles gelées de la montagne avait été pénible, dangereux et mortel. Si certains mouraient de froid, de fatigue, d'autres étaient tués sous les coups des soldats.

Aideen, elle, avait survécu étrangement à toutes ces épreuves. Quelque part, enfoui sous cette mosaïque de sentiments écrasants, subsistait une fragile lumière, une lueur, si ténue soit-elle, qui la maintenait en vie. Elle semblait lui réchauffer le cœur, un mince rayon de chaleur qui la poussait chaque jour à mettre un pied devant l'autre, à encaisser les coups, à tout simplement inspirer et expirer.
Ne jamais oublier de respirer.

Cette soumission n'avait que renforcer sa vengeance envers le roi, se jurant de venger tous les esclaves tombés à cause du jugement de cet enflure. Mais également celle de Kane...

Ne plonge pas trop profond dans les abysses, petit serpent, tu risques de t'y perdre.

Aideen refoulait l'amertume que ce nom éveillait en elle. Un vide béant semblait impossible à combler depuis. Parfois, elle espérait que ce ne fût qu'un terrible cauchemar, que tout reviendrait comme avant au réveil. Mais bien vite, elle comprenait que chaque matin apportait la cruelle certitude de son absence. La sorcière plongeait sa tête dans l'eau, essayant d'oublier le seul et l'unique amour de sa vie.
Oublier... Son sourire, ses baisers, son mariage. Soudain, la pièce pesait lourd au-dessus de sa tête. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas laissé ses pensées l'emporter sur sa raison.
Ce souvenir rendait son existence encore plus insupportable.

Grunt ! rugissait l'ombre d'un ton cinglant.

Manquant d'air, Aideen sortait la tête de l'eau, posant son crâne sur le rebord du bac en bois poli, les bras appuyés dessus. Au milieu de ce tourbillon d'émotions, la jeune femme espérait qu'avec le temps, la douleur deviendrait supportable, que la mémoire de cet amour détruit se transformerait en une douce nostalgie plutôt qu'en un coup de poignard. Il y longtemps qu'elle n'avait pas ressenti une telle frayeur.
En passant sa main sur son visage, elle entendait un miaulement derrière elle. Un chat noir, aux yeux verts-jaunâtres, entrait par une petite fenêtre aux vitraux brisés.

— Ça faisait longtemps. J'en déduis que ta belle-mère te cherche toujours un fiancé digne de ce nom, s'exclamait-elle en refoulant le visage de son ancien amant.

En réponse, le chat sifflait, remuant la queue frénétiquement, pour montrer son mécontentement.

Une seconde après, l'animal, laissa place à une magnifique jeune femme aux longs cheveux noisette, rappelant les feuillages d'automne. Irene Delianis, sa seule et véritable amie.
Sa robe ivoire, soigneusement confectionnée, avait des manches en mousseline aux arabesques d'un vert olive, scintillant au reflet de l'eau du bain.
Irene était sans conteste la couturière la plus talentueuse du continent, peut-être même au-delà des mers. C'était elle qui avait créé la robe de mariée d'Aideen, un véritable bijou désormais abandonné dans un coffre couvert de poussière.

— Ne m'en parle pas ! La saison mondaine va me tuer ! Figure-toi qu'elle veut que j'épouse un Grand Duc, s'indigna Irene.

— C'est ça d'être un membre à part entière de la bonne société de Kesber.

— Ma famille fait partie de la bonne société, moi, je ne jouis que des légers privilèges d'être dans une lignée d'aristocrates ! Ce qui me permet de ne pas sentir l'animal sauvage, reprit-elle, en se pinçant le nez.

Un sourire sur le visage d'Irene effleurait ses lèvres pleines et rehaussait les plis de ses grands yeux bruns, empreints de douceur. Mais une lueur amusée y brillait fugitivement.

— Tu as la langue bien pendue, ronchonna Aideen.

— Je suis sérieuse ! Depuis combien de temps ne t'es-tu pas lavée ? Ça tient du miracle que tu ne sois pas malade, Aideen.

— Difficile à dire, j'avais d'autres chats à fouetter, avoua la sorcière, l'air moqueur, tout en pensant à Alexander Mortigan.

— Très drôle... vraiment hilarant, soupira la métamorphe, ses mots trahissant un agacement qui suggérait qu'elle préférait ne pas s'attarder sur la blague.

Irene se dirigeait vers les affaires de son amie, fouillant dans quelques malles, avant d'en ressortir un savon et des huiles essentielles, des trésors glanés par Aideen au fil du temps. Chaque objet racontait une histoire, témoignant de son talent de chapardeuse et des risques qu'elle avait pris pour survivre. Bougies, vêtements usés, petits couteaux, rations, tout y passait. Ces biens, bien que volés, étaient tout ce que la sorcière avait pour subsister, des souvenirs des vies des autres qu'elle avait subtilement dérobés, transformant ainsi son art du vol en un moyen de survie.

Sans perdre une minute, Irene frotta le dos d'Aideen, qui laissait son amie s'affairer avec ses mains de fée. Elle écoutait ses lamentations sur l'état de ses cheveux secs et de ses ongles sales. Les mots d'Irene, empreints de tendresse et d'inquiétude, flottaient autour d'elle comme un doux murmure, rappelant qu'il existait encore un monde au-delà des ténèbres qui assombrissait son existence.

— Ils sont aussi secs qu'une crinière de cheval.

Cependant, elle se tut, songeant aux deux cicatrices qui ornaient le dos d'Aideen. La sorcière percevait l'inquiétude de la couturière, qui grelottait sous l'angoisse du vent glacial.

— Quel froid ! Regarde tes doigts, ils tournent aux violets, s'inquiéta Irene.

Il faisait froid partout où elle allait. Mais le froid cinglant était plus violent dans l'endroit où résidait l'ancienne esclave.
Squatter l'édifice religieux du village, dédiée à Abba, la déesse du soleil, n'avait pas été la meilleure idée du siècle. Les toits pyramidaux laissaient entrer des courants d'air mordant. Toutefois, ce taudis, qu'elle appelait sa maison, lui assurait une certaine sécurité et un toit sous lequel elle pouvait se reposer.
La sorcière remontait les coins de ses lèvres en pensant qu'Irene lui avait été d'une grande aide ; les couettes et les coussins gisant dans le coin de la pièce avaient été son plus beau cadeau.
Mais bientôt, cet endroit ne serait qu'un autre souvenir triste et amer qui se rajouterait aux autres.

— Si tu n'arrêtes pas de gigoter, je te jure que je te brode au fond de cette bassine, Aideen Sarallard, parole de couturière !

— Emery Myrthe.

Irene stoppa immédiatement ses gestes qui consistaient à laver son cuir chevelu, avant de s'accroupir près d'Aideen, les mains fermement agrippées au rebord du seau. Ses yeux au regard de miel la fixaient comme si Aideen avait exterminé le Mal à elle toute seule, alors qu'elle avait simplement marchandé un doigt et quelques pièces.

— Tu as enfin payé ta dette ? interrogea-t-elle, le visage marqué par la surprise.

— Ça me peine que tu doutes de moi, Irene. Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour mes capacités, après toutes ces années d'amitié.

Les pupilles d'Irene s'élargissaient d'un trouble perturbant...

— Ne fait pas cette tête. Je peux enfin m'inscrire aux tournois des Trois Pointes, rétorqua Aideen, en regardant le collier de son amie.

— C'est un jeu mortellement dangereux...

— Je sais. C'est pour cela que les faux papiers m'aideront à rester aussi discrète que possible. Je vais gagner le tournoi, gagner la confiance du roi, et au moment propice, je passerai à l'action, avoua-t-elle en mimant une explosion en agitant ses mains.

— Il faut déjà que tu gagnes les épreuves du tournoi avant d'envisager quoi que ce soit.

— Je gagnerai.

Les mots s'envolaient dans l'air agité du soir, résonnant non comme une promesse mais bien comme une menace. L'entité de son esprit rampait en elle, tel un serpent prêt à se jeter sur sa proie, ondulant lentement dans les ombres de sa conscience, prêt à frapper au moment le plus inattendu.

— Aideen, c'est comme si tu entrais délibérément dans la gueule du loup, avoua son amie, les épaules voutées.

— C'est justement ce que je compte faire. Je vais être l'une des championnes, je le sais, répondit-elle le regard déterminé en cherchant à rassurer son amie, comme pour lui prouver qu'elle pouvait surmonter n'importe quel obstacle.

— Espèce de tête de linotte ! N'oublie pas...

— Oui, maman... La ruse et la prudence seront mes meilleurs alliées, souffla Aideen.

— Ne cherche pas à être la plus forte dans ce tournoi. Sois celle qui anticipe, qui esquive et frappe avec précision. Sois assez astucieuse pour séduire les aristocrates, car leurs faveurs seront ta seule chance de survie.

— J'ai l'impression que tu me rabâches cette phrase depuis ma fuite de la prison, ronchonna la sorcière.

— Je sais, et je compte continuer, que cela te plaise ou non.

Irene serra les mains, l'inquiétude dans ses yeux se mêlait à une loyauté indéfectible.

— Tu as pensé à l'éventualité qu'un garde te reconnaisse ? Cette menace subsiste, Aideen, dit-elle amèrement, en lui séchant les cheveux.

— Ça reste un risque, mais cela semble presque impossible. Aideen Sarallard est morte depuis des années. Rappelle-toi du grand banquet qu'ils avaient fait en mon honneur. Et puis... je ne ressemble plus à la jeune fille que j'étais.

Elle n'avait pas tort. Il fut un temps où Sarrallard Aideen était une belle femme. La singularité de ses traits mêlait bien toutes les qualités que la gent masculine pouvait désirer, et toutes les qualités que la gent féminine pouvait envier.

Mais depuis son enfermement, Aideen n'était plus qu'une femme aux traits tirés, marquée par des souffrances indélébiles. Elle paraissait plus âgée. Même sa voix, désormais empreinte d'une dureté nouvelle, avait changé. L'ancienne Aideen avait disparu le jour où Kane était mort. Ceux qui la connaissaient autrefois auraient bien du mal à la reconnaître dans cette nouvelle identité forgée par les épreuves et les idées noires. Crimsone avait non seulement modelé son âme, mais également son apparence physique.

— D'ailleurs, arrête de te promener sous cette forme, reprit Aideen. La nouvelle tendance est de brûler les chats noirs. Tu devrais choisir une autre transformation. Dragon cracheur de feu, Hydres à cent têtes, Kraken énorme... Il y a tant de choix ! C'est bien plus impressionnant que de te transformer en chat de gouttière.

Si Aideen enviait la beauté et la sagesse de son amie, elle convoitait à l'avenant son don de métamorphose. En somme, ce pouvoir était un outil puissant, bien plus que celui des sorcières ou d'autres êtres dotés de magie.
Les métamorphes pouvaient changer le cours d'une bataille, manipuler l'ennemi, passer inaperçus dans n'importe quel environnement. Ils étaient tellement craints que tous les continents les avaient pourchassés presque jusqu'à l'extinction. Très peu avaient survécu à cette oppression.

— Ma magie est limitée sur ces terres. Et puis, j'ai pris l'habitude de me transformer en chat de gouttière. J'aime mes griffes et mes crocs, avoua Irene. C'est plus sexy que des tentacules de pieuvre.

Aideen pouffa de rire, en voyant son amie mimer un chat, grognant de manière sensuelle.

— Je serai prudente, reprit la métamorphe d'une manière un peu plus sérieuse.

C'est la gorge serrée qu'Aideen acquiesça. Après tout, Irene était futée et rapide. Pourtant, quelque chose dans les yeux de son amie, animée par la peur et l'appréhension, frappa la jeune sorcière.

— Aideen, tu devrais... bégaya Irene.

— Mais encore ? questionna-t-elle le regard sournois.

— Tu devrais enlever ton alliance.

Aussitôt, la sorcière perdit son sourire, tendant la main devant elle. Aideen observa l'anneau en fer, qui ne payait pas de mine. Le bijou ne devait sûrement pas valoir un sous, et pourtant, il avait une immense signification pour son existence.
Elle l'avait aimé.
Elle l'aimait.
Et l'aimerait.

Kane l'avait aimée d'un amour si puissant qu'il avait tout risqué pour elle, jusqu'à perdre la vie. Parfois, Aideen ressentait encore la chaleur de cette passion. Oui, Kane était mort en protégeant cet amour qui vivait en elle. Mais à cet instant, elle devait enterrer ses souvenirs pour venger sa mort. Elle fit tourner la bague sur son annulaire, un frisson parcourant son cœur, avant de rassembler son courage pour l'ôter et la remettre à la couturière.

— Un jour viendra où les chaînes tyranniques seront brisées, et chaque personne aura le droit de choisir son propre destin ! Il ne sera plus question de terreur et d'obéissance, cracha Irene, fermant les yeux un instant, comme si elle pouvait déjà apercevoir ce futur radieux au-delà de toute cette oppression.

Elle a raison la minette, pourquoi se limiter au roi ? On pourrait éliminer tous les humains, juste pour en faire bonne mesure, sourit la voix, dans laquelle l'avidité et la cruauté se mêlaient dans une synchronisation parfaite.

Aideen ne pipait un mot, espérant que ce jour arriverait vite. Elle se leva pour sortir de l'eau, laissant sur son passage des fragrances de bonnes odeurs, au plus grand bonheur d'Irene. Elle enfila rapidement une chemise de nuit pour se protéger du froid.
Le regard crispé, elle s'approcha des vitraux aux multiples couleurs et distingua l'aube qui peinait à percer les ténèbres au-dessus du château, perché plus haut sur la ville. Les lumières de la capitale, timidement, commençaient à scintiller, mais leur lueur était ternie, comme si même le jour craignait d'éveiller les fureurs du roi.

— Tu as aussi remarqué cette atmosphère oppressante, non ?

— Oui, depuis quelques jours le ciel semble étrange, répondit Irene.

Le regard d'Aideen se perdit dans la contemplation des premières lueurs du ciel, d'un gris pâle, semblable à un tableau aussi magnifique que troublant. On aurait pu croire que le ciel était sous tension, déversant son humeur à travers cette palette de couleurs ternes, enveloppées d'un brouillard neigeux.

— Et si tout cela avait à voir avec le retour du prince ? demanda Irene, en rangeant soigneusement les flacons de parfum. Il a fait tant de victimes parmi les sorcières, peut-être que leurs âmes en souffrance s'expriment à travers ce tumulte.

— Aucune idée. Je sais juste que le mal ne disparaît jamais vraiment. Il sommeille, nous observe en silence, se faufile dans nos certitudes, et lorsqu'on pense qu'il s'est éteint, il surgit, plus vicieux, prêt à nous dévorer.

— Arrête ça ! Tu me donnes des frissons ! s'écria Irene, en sentant ses poils se hérisser.

Et pourtant, Aideen était sur ses gardes.
Le retour du prince n'augurait rien de bon pour son plan, et elle ne pouvait ignorer l'ombre de ses anciens actes qui pesait sur elle.

— Pourquoi le roi a-t-il décidé de convoquer son fils après douze ans d'absence, surtout après l'avoir déshérité du trône ?

— Pour des alliances politiques, répondit Aideen d'un ton calme. Il pourrait être marié à une aristocrate d'une contrée voisine.

Qui est la malheureuse élue ? demanda la voix hautaine qui souriait dans la pénombre.

— Ça ne serait pas surprenant, rétorqua Irene avec indignation. Renforcer les alliances pourrait leur permettre d'éliminer plus rapidement tous les êtres dotés de magie.

Lorsque le désastre de la lignée des Stark détruisit éclat et enchantements, les créatures enchantées se levèrent contre lui. La guerre dura des années, mais, voyant la défaite et leurs rangs diminuer, les êtres mystiques sombrèrent peu à peu dans la désolation. Beaucoup d'espèces féeriques disparurent, laissant derrière elles un monde assombri, tandis que d'autres s'exilèrent sur le Royaume Interdit, une terre dont le roi interdit même de prononcer le nom.

— La lignée des Stark perdure depuis des années, il faut les arrêter, cracha Aideen, les sourcils froncés.

— Je n'aime pas cette ambiance sinistre ! Que dis-tu de te réchauffer avec une bonne tasse de thé et un jeu de cartes avant que la ville ne se réveille ? s'exclama Irene, en sortant des sachets de thé colorés de sa robe, un sourire malicieux sur le visage.

— Oui, ça nous fera du bien. J'ai réussi à dérober la boîte à bonbons du Passeur, répondit Aideen en jetant un coup d'œil à la pochette contenant les faux papiers posée sur quelques caisses en bois.

— Cela ne m'étonne même plus, rit la métamorphe. Avec tes talents de cambrioleuse, tu pourrais ouvrir une boutique de friandises !

— Peut-être, dans une prochaine vie, plaisanta Aideen.

La sorcière ressentait un goût étrangement amer dans la bouche. Quelle vie aurait-elle pu mener si rien de tout cela ne s'était produit ? Peut-être aurait-elle été une épouse aimante, dansant sous les étoiles dans une maisonnette fleurie, entourée des rires d'enfants et d'un doux parfum de bonheur. Elle aurait pu vivre une existence paisible, loin des ombres de la magie. Peu importait. Pas le temps de s'attarder sur ces rêves perdus qu'elle s'empressa de dire :

— Il est temps d'avoir une bonne crise de foie !

À table, petit serpent ! Qui aurait cru qu'un peu de sucre pourrait si bien masquer l'amertume de ta vie ?

Les deux femmes se laissèrent tomber dans le tas de plaids moelleux, une tasse de thé brûlante entre les mains, les lèvres collantes de sucre après quelques bouchées gourmandes. Prêtes à entamer une nouvelle manche de cartes, elles échangèrent des regards complices, un pari en jeu sur celle qui perdrait cette fois. La pièce semblait baigner dans une sérénité enveloppante, un instant qu'Aideen chérissait.

Pourtant, au loin, au-delà des toits de Kesber, la neige commençait à tomber, recouvrant le paysage d'un épais manteau blanc. Le vent glacial soufflait, chuchotant des promesses de froid acerbe, et le ciel grisâtre pesait lourdement sur la ville. C'était comme si une ombre pesante flottait, une malédiction latente, camouflée sous cette fausse tranquillité, prête à s'abattre sur eux.

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