Chapitre 19
« Ce n'est pas la forêt qui tue, mais ce qui vous regarde en retour. Ils nous avaient avertis, mais nous pensions être plus forts. Maintenant, ils sont constamment dans ma tête. Ils murmurent, m'appellent par mon nom... Je ne dors plus. »
Dernier témoignage de Lior Asvald, avant sa mort en asile.
Zack avait depuis longtemps abandonné l'espoir de percer l'obscurité.
Depuis l'enfance, il dormait dans une chambre où l'opulence suintait des murs, où chaque meuble, chaque tenture criait richesse et grandeur. Pourtant, au milieu de cet éclat figé, une chose demeurait insondable : l'armoire.
Toujours entrebâillée, toujours menaçante.
Une bête tapie dans l'ombre ? Un esprit malveillant ? Une sorcière attendant son heure ? Pendant des années, il s'était convaincu qu'avec assez de patience, assez de volonté, ses yeux finiraient par apprivoiser le noir. Par lui arracher un aperçu fugace de ce qui s'y cachait.
Mais il n'y était jamais parvenu. Aucune lueur de lune ne venait percer la pénombre épaisse de sa chambre. Jusqu'à ce que la porte s'ouvre dans un grincement feutré...
Et que son oncle apparaisse sur le seuil.
À cet instant, il se détesta d'avoir encore peur du noir.
Alors, il s'approcha de la jeune femme sans un bruit, son regard accroché à son visage tendu. Aideen lui offrait seulement son profil, le menton légèrement relevé, les yeux fixés sur un point invisible. Comme si elle écoutait quelque chose que lui ne pouvait percevoir.
Intrigué, Zack suivit la direction de son regard.
C'est alors qu'il les vit. En contrebas, plusieurs soldats s'étaient regroupés, leurs silhouettes vacillantes sous la lueur tremblante des torches qu'ils venaient d'allumer.
Cours, saute, cours, sauterelle, cours, saute, entre l'ombre et la lumière, fais ton tour. Cours, saute, suis les règles à jamais, ou ta fin se tissera, secrète et cruelle, chantonna l'entité, en reprenant les paroles de la vieille tavernière.
— Ne restons pas là. Il faut distancer les autres escouades, déclara Aideen, une lueur d'inquiétude traversant fugacement ses prunelles avant de disparaître sous un masque d'assurance.
Toute la résolution d'Aideen était nécessaire pour garder cette façade mesurée. Ce n'était pas un hasard si Ender les avait menés à cette taverne délabrée.
Ce n'était jamais un hasard. Ce n'avait été qu'un avertissement : un murmure perfide sur la dangerosité de cette satanée forêt.
Pas de feu.
Pas de chasse.
Pas de mal aux bois.
Trois règles. Trois avertissements pour ceux assez fous pour s'y aventurer.
La première règle avait déjà été bafouée. Et désormais, il ne restait plus qu'une chose à faire. Courir.
Aideen progressait entre les sentiers poudreux et les rochers épars, les collines se dessinant au loin sous la brume nocturne. Derrière elle, Kyra et Zack la suivaient, glissant dans les hautes herbes, leurs pas maladroits s'enfonçant dans la terre encore humide de la dernière pluie. Le chant strident des sauterelles emplissait l'air, alors que la nuit elle-même semblait retenir son souffle, attendant le massacre.
— Je déteste ces bestioles, gémit Kyra lorsqu'une d'elles se posa sur son épaule.
Elle la chassa d'un geste vif, avant de frissonner violemment, se tortillant comme si une armée entière d'insectes l'assaillait.
Aideen l'observa, impassible, un éclat moqueur dans le regard. Ces insectes n'étaient rien. Elle se souvenait des mines, de l'obscurité étouffante, des jours affamés où elle n'avait eu d'autre choix que de se nourrir d'insectes pour survivre.
— Tu en as une dans les cheveux, souffla-t-elle, l'ombre d'un sourire aux lèvres.
— Enlève moi ça ! Emery ! ENLÈVE-LA !
Grunt ! Pathétique... Un peu d'exosquelette et elle perd déjà toute dignité, ria l'entité au tréfond de son esprit.
Avec un sourire moqueur, Aideen se contenta d'observer, les bras croisés, savourant le spectacle.
Dis-moi, petit serpent, on la sauve... ou on attend de voir si elles la dévorent ?
Zack grogna, agacé, fit un signe impatient à Kyra pour qu'elle se taise.
— Arrête de crier, tu vas attirer des bêtes bien pires, ronchonna-t-il en chassant la sauterelle avec un geste sec.
Ils continuèrent leur avancée, le temps s'effaçant derrière eux, leur progression marquée uniquement par le bruissement des feuilles et le craquement des branches sous leurs pas. Aideen savait qu'ils avaient parcouru plus de la moitié de la forêt, mais elle savait aussi autre chose. Quelque chose les suivait.
Une présence tapie dans l'ombre, silencieuse, prédatrice.
Un frisson glissa le long de sa colonne, instinct primitif hurlant un avertissement. Puis, un croassement rauque déchira l'air. Un corbeau, perché sur une branche tordue, inclina la tête avant de plonger l'ombre de ses ailes sur le visage d'Aideen.
C'est ça, le grand danger qui nous suit ? ricana une voix rauque, teintée de moquerie.
Aideen sentit son cœur cogner contre sa poitrine, sa nervosité exacerbée par la sensation oppressante d'être épiée, non seulement par l'ombre tapie dans la forêt, mais aussi par le public invisible de Kesber.
La lumière lunaire se déversait à travers la canopée, s'accrochant aux feuillages comme un voile argenté. Elle aurait pu jurer que jamais la lune n'avait été aussi éclatante, aussi omniprésente, comme un œil géant braqué sur elle.
Conscients que blesser la terre de Valford reviendrait à sceller leur propre destin, ils s'étaient abstenus de trancher la moindre branche vivante, de retourner la moindre pierre.
À la place, ils avaient façonné leurs armes dans la mort elle-même : des branches tombées, abandonnées au sol, que leurs mains habiles avaient sculptées en pointes acérées.
Des lames de bois séché, capables de transpercer un cerf, un homme... ou une créature d'une tout autre nature.
Ces armes de fortune étaient tout ce qui se dressait entre eux et les ténèbres qui rôdaient, tapies dans l'ombre, patientes.
— Quand Ender disait qu'on avait carte blanche si on croisait d'autres adversaires dans l'épreuve... qu'est-ce qu'il entendait exactement par là ?
— Tu as besoin d'un dessin ? grogna-t-il, un éclat sombre dans les yeux.
Aideen lança un regard par-dessus son épaule, croisant les yeux de Zack, juste derrière elle.
Il frissonnait, son souffle court trahissant sa peur, mais elle ne fit aucun commentaire. Elle savait ce qu'il ressentait, elle aussi avait déjà frôlé l'effroi.
Pourtant, elle n'était pas du genre à s'attarder sur la faiblesse. D'un mouvement fluide, elle tourna à nouveau son regard vers l'avant, reprenant sa marche, chaque pas marqué par une détermination implacable.
Le danger était là, tout près, mais tant qu'elle respirait, il n'y avait qu'une seule option : avancer.
— Je n'ai jamais tué un être humain...
Les mots s'échappèrent des lèvres de Zack, durs comme des pierres, porteurs d'une menace clairement sous-jacente. Il n'y avait pas de colère, juste cette froideur glaciale, un avertissement muet. La tension entre eux était palpable, aussi tranchante qu'une lame. Ils étaient sur le point de franchir une ligne invisible, et Aideen savait que le moindre faux pas pouvait tout faire basculer. Un souffle, un geste, et le précipice se refermerait sur eux.
Aideen entendit la voix perfide se rire d'elle, un éclat sournois qui résonna dans les tréfonds de son esprit. Sa lèvre se tendit, un frémissement imperceptible, mais elle n'esquissa pas le moindre sourire.
Combien de vies avaient-elles prises, elle et cette part d'elle-même ? Beaucoup. Plus qu'elle ne pourrait jamais en compter. Et cette pensée, bien qu'elle l'ait depuis longtemps acceptée, fit naître un frisson glacé dans son être.
Grunt !
Après plusieurs heures passées à marcher dans la forêt, l'équipe des trois soldats se trouva assise sur un vieux tronc, sa surface rongée par les champignons qui s'épanouissaient sous l'écorce. Des scarabées et toutes sortes d'insectes sortaient des terres, émergeant comme des ombres minuscules sous leurs pieds.
Puis la pluie fine cessa soudainement, et Aideen rejeta le capuchon de sa cape, laissant l'air humide caresser son visage pâle, tandis que la nuit l'enveloppait de son manteau sombre.
Elle tourna son regard vers Zack. Ce dernier, penché sur le sol boueux, semblait concentré à gribouiller des symboles avec son couteau de bois. Il leva les yeux vers elle, une hésitation marquée dans ses gestes.
— Puis-je vous poser une question ? demanda-t-il, sa voix frémissante d'incertitude.
Aideen le fixa un instant, une lueur froide dans ses yeux. Puis elle répondit d'une voix calme, mesurée :
— Cela dépend de ce que tu vas demander.
Il sembla hésiter encore un moment, puis, prenant une inspiration, continua :
— Pourquoi vous êtes-vous inscrite au tournoi ? Si vous aviez su pour ce changement soudain, auriez-vous changé d'avis ?
Ça fait deux questions, commenta la voix.
Elle le fixa un instant, ses prunelles sombres comme la nuit qui les entourait. Kyra haussait les épaules, le regard indifférent, comme si la question ne pesait pas lourd. Puis, sans la moindre hésitation, elle répondit d'une voix basse, presque un souffle :
— J'ai fui un mariage arrangé. Le tournoi était mon échappatoire. Si j'avais su, si j'avais été préparée... Je pense que j'aurais fait le même choix.
Aideen fixa Kyra un instant, surprise par sa réponse froide, presque détachée. Kyra, voyant le regard d'Aideen, la fixa à son tour, un brin amusée. Un sourire en coin naquit sur ses lèvres, celui d'une femme qui savait exactement où elle voulait en venir.
— Je ne regrette pas, lança-t-elle d'un ton faussement songeur. Il était vieux, moche... et je n'avais aucune envie de passer le reste de mes jours à masser ses pieds flétris !
Elle se haussait les épaules avec un air désinvolte, comme si elle venait de parler d'une chose anodine, sans importance.
— Et toi, Borlewen ? Pourquoi te retrouves-tu dans cette forêt mortelle, avec pour seule arme un poignard en bois mort, alors que tu viens de la haute société ?
Zack prit une inspiration profonde, ses yeux se perdant un instant dans les ténèbres qui les entouraient, puis son regard se porta sur Kyra. Une étrange lueur passa dans ses prunelles, mais il ne se déroba pas.
— Une nuit, mon oncle a été agressé, expliqua-t-il d'une voix basse, presque détachée, comme s'il ne parlait pas de sa propre vie, mais d'une histoire qui ne la concernait pas vraiment. Un homme... un homme l'a attaqué. Il a été gravement blessé, au point de presque ne pas s'en sortir.
Un silence lourd s'installa, seulement interrompu par le bruit lointain du vent soufflant à travers les arbres. Kyra attendait, sans hâte, prête à écouter.
Aideen fronça les sourcils.
— Et c'est lui qui m'a inscrit, de force, poursuivit Zack, son ton se durcissant à l'évocation de son oncle. Il voulait des guerriers dans la famille.
— J'espère un jour rencontrer ta famille, elle a l'air super chaleureuse, se moqua Kyra.
— La famille Borlewen est l'une des plus influentes dans les finances de Kesber, ajouta-t-elle d'une voix glacée. Depuis son agression, il est vigilant à ses ennemis.
Le vent se leva brusquement, soulevant des feuilles mortes autour d'eux, mais Aideen resta de marbre, l'air impassible.
Alors que les yeux inquisiteurs de ses coéquipiers lourds de curiosité, se posèrent sur elle, attendant une réaction, mais le silence s'étira, comme une brume insaisissable.
Qu'aurait-elle pu répondre, après tout ?
Son esprit errait dans l'immensité céleste, s'attardant sur les étoiles, ces lointaines témoins du cosmos.
Un esprit plus pragmatique, peut-être, aurait calculé l'heure à l'aide des ombres projetées par les arbres, mais Aideen avait appris à faire confiance à l'aspect du ciel. À Crimsone, autrefois, les astres avaient été ses seuls confidents. Ils étaient les seules marques d'un temps qui s'écoulait, la seule mesure du passage des jours et des nuits dans l'obscurité de sa captivité. Scruter les constellations, et déchiffrer silencieusement le flux du temps, était devenu un rituel où elle pouvait, l'espace d'un instant, échapper à son conditionnement d'esclave.
— Je veux me venger. Je veux infliger la douleur qu'on m'a infligée, et faire payer ceux qui m'ont brisée.
Ses yeux plongèrent dans ceux de Zack avec une intensité glaciale avant de se tourner, tout aussi implacables, vers Kyra.
— Étouffer cette rage, faire taire ces murmures dans ma tête qui ne me laissent aucun répit.
Dans sa tête, l'image du roi, sa tête entre ses mains, s'imposa avec une précision morbide. Un sourire étrange se dessina sur ses lèvres, un sourire cruel, presque trop satisfait. Zack sentit un frisson le parcourir, un frisson de malaise mêlé à une fascination teintée d'effroi. Ses narines se dilatèrent, et ses sourcils se haussèrent, à la fois perturbés et intrigués.
— Quoi ? Tu pensais que j'allais sortir une réponse plus noble, plus... poétique ? demanda Aideen, ses mots frappant comme une lame aiguisée.
Toi poétique ? J'aimerai voir ça, petit serpent.
— Non, ce n'est pas ça, dit-il en croisant les bras. J'imagine juste que la perte de tes parents et de votre ferme a dû te faire tellement souffrir...
Son mensonge la mènerait tout droit entre les griffes de Bozhart, dans son royaume de flammes et de cendres. Et pourtant, elle dut mordre l'intérieur de sa joue pour empêcher le sourire qui menaçait d'apparaître.
Zack la fixait toujours, avec cette empathie vacillante, cet air sincèrement compatissant. Il croyait chaque mot. Chaque foutu mot de son mensonge.
L'ironie était presque délicieuse.
L'ombre de son esprit, échappa un rire bas, un murmure de sarcasme, avant de dire : Oh, mais c'est qu'il est attendrissant, celui-là.
Aideen s'autorisa un instant de plus à contempler l'immensité du ciel, ce voile infini où reposaient les étoiles et où la lune balafrée dévoilait ses crocs.
Ce même ciel qui, en cet instant, s'étendait au-dessus des esclaves de Crimsone. Celui-là même qui baignait de sa lumière froide la tombe sans nom de Kane.
Était-il en train de la regarder ?
Si seulement il était encore en vie...
Elle s'efforça d'imaginer sa voix, son rire grave, la chaleur de ses bras autour d'elle. Il aurait secoué la tête, un sourire en coin, et lui aurait dit, de cet accent du Sud qu'elle connaissait par cœur, qu'elle était folle de s'être inscrite au Tournoi des Trois Pointes. Mais il aurait accepté son choix, malgré tout.
Son cœur loupa un battement.
— Écoutez, dit Zack en balayant les environs du regard, on ferait mieux de reprendre la marche. Ce n'est pas très sûr de s'arrêter aussi longtemps.
— Zack a raison, intervint Aideen d'un ton ferme. Nous devons continuer vers le nord. Si tout se passe bien, nous atteindrons l'entrée avant l'aube.
— Comment tu sais que c'est le nord ? répliqua Kyra, les bras croisés, sceptique.
Aideen ne prit même pas la peine de la regarder. Elle leva simplement le menton vers le ciel, là où les constellations veillaient, impassibles.
— Les étoiles nous guident. Elles sont la seule chose qui ne ment jamais.
D'un geste sûr, elle désigna le ciel, laissant la vérité parler d'elle-même.
Kyra resserra sa prise sur ses armes avant de s'élancer, et tous plongèrent dans l'abîme sombre et insondable de Valford. L'air était chargé d'une moiteur oppressante, une odeur fétide de putréfaction s'accrochant à leur peau comme une seconde peau. Sous leurs pas, les feuilles mortes frémissaient, soulevées par une brise trop tiède, trop malsaine.
Aideen se raidit instantanément, chaque muscle en alerte, ses sens affûtés par l'instinct du danger. Le silence des bois fut rompu par un bruissement d'ailes, suivi d'un croassement rauque. Puis un autre.
Son regard se leva.
L'air se figea dans ses poumons.
Des silhouettes humaines flottaient en suspension, pantins désarticulés figés dans la mort, leurs corps lacérés retenus par des filaments noirs qui serpentaient dans les airs et s'enroulaient autour d'un arbre vivant, organique, pulsant d'une lueur malsaine.
Une macabre offrande.
— Il faut partir, angoissa Zack sa voix à peine plus qu'un souffle tremblant.
Il recula d'un pas. Puis d'un autre.
— Genre, maintenant !
La lumière peinait à traverser le feuillage épais, les rayons lunaires se faufilant à peine entre les branches noueuses, projetant des ombres fantomatiques qui donnaient la nausée à Aideen.
— Kyra !
Mais elle ne bougeait pas. Elle fixait les cadavres suspendus, leurs corps figés dans une immobilité morbide, la peau cendrée, les yeux vides braqués sur l'infini.
Un silence absolu s'abattit sur la forêt.
Plus un cri de sauterelle.
Plus un bruissement dans les feuilles.
Un vide oppressant.
Un avertissement.
— On détale. Tout de suite ! s'écria Aideen.
— On... on ne peut pas les laisser là, il y a une fille de notre escouade. Elle est peut-être en vie !
Aideen planta son regard dans celui de Kyra.
— Regarde-la bien.
Elle obéit. Et comprit.
— C'est trop tard pour elle, souffla-t-elle. Si on reste, on finira comme eux.
Abandonne-les, petit serpent. Fuis.
La voix s'enroula en elle comme un murmure venimeux, grondante, affamée.
Ils arrivent !
Qui ? Aideen voulut répondre, mais quelque chose en elle se tordit, une certitude aussi glaciale qu'implacable.
— Alors quoi ? On ne fait rien ? grogna Kyra, le regard brûlant de colère.
Aideen se redressa, impassible.
— C'est toi qui décides. Soit tu restes pour la sauver, soit tu cours. Moi, j'ai déjà fait mon choix.
Elle marqua une pause, avant de lâcher d'un ton acéré :
— Tu m'as dit que tu étais maline. Prouve-moi que j'ai eu raison de te croire.
Un éclair d'amertume traversa le regard de Kyra, mais elle serra la mâchoire et hocha la tête. Puis elle se retourna et courut.
Le cœur lourd, Aideen lui emboîta le pas.
Derrière eux, le silence devint une présence.
Une chose tapie dans l'ombre, à l'affût.
Elle ne faisait aucun bruit. Aucune feuille froissée, aucun souffle.
Et pourtant, Aideen le savait.
Les sauterelles s'étaient tues.
Il était tout proche.
Accélère ! ordonna la voix, en griffant les portes de son esprit.
Un hurlement déchira la nuit. Brutal. Inhumain.
Aideen entendit les cris des autres cadets du tournoi, des hurlements arrachés à leurs gorges avant d'être brutalement coupés. Puis, un craquement ignoble, comme si des os se brisaient sous une force colossale.
Et ensuite... des rires.
Des rugissements grondèrent, secouant la terre sous leurs pieds, faisant trembler les rochers. Les arbres frémirent sous l'onde de choc. Au même instant, les sauterelles s'éparpillèrent dans la broussaille, fuyant dans une vague paniquée vers une direction inconnue. Un instinct plus ancien que la raison les poussait à déguerpir.
La sorcière lâcha une bordée d'injures si abjectes que Zack sursauta.
— Suivez les sauterelles ! s'exclama Aideen, la voix tendue, le souffle court.
Ils ne réfléchirent pas. Ils coururent.
Dans leur fuite, un corbeau se posa sur une branche, noir contre noir. Il lissa ses plumes d'un coup de bec, sautilla élégamment sur une autre branche, comme s'il se délectait du chaos. Mais Aideen ne s'attarda pas sur lui.
Non.
Son regard venait de se figer sur la scène devant elle.
Putain !
Lucas Willer. Klaus Pelor. Et un autre membre de leur escouade.
Ils se tenaient là, le visage éclairé par la lueur vacillante de leurs torches. L'un d'eux serrait dans sa main libre un lièvre ensanglanté, la gorge tranchée, le sang perlant encore sur ses doigts.
Deuxième règle : ne pas chasser dans la fôret...
Il est rassurant de voir que toute leur énergie est allée dans leurs muscles, car s' ils avaient eu une seule neurone saine dans leurs cervelles, ils auraient été des adversaires redoutables, grogna l'entité.
— Alors, on a peur du noir, hein ? On court maintenant, comme des chiens effrayés ?
La voix de Klaus dégoulina de sarcasme tandis qu'il faisait un pas en avant, un sourire carnassier étirant ses lèvres.
— Vous pourriez vraiment vous blesser en courant comme ça, n'est-ce pas ? Ça serait tellement... dommage. Allez, allumez un feu, au moins, histoire de ne pas avoir l'air totalement pitoyables.
Aideen n'eut pas besoin de regarder ses camarades pour savoir que Lucas allait s'en mêler.
— Tu leur en demandes trop, Klaus. Ces minables savent déjà à peine respirer, alors faire un feu ? Regarde-moi ça... ils courent après des insectes.
Il secoua la tête, faussement navré, puis éclata d'un rire rauque.
— Vous me faites tellement pitié que je songe presque à vous laisser en vie.
Les mots de Lucas résonnèrent comme un claquement de fouet dans la tête d'Aideen, et la douleur brûlante de ses balafres s'amplifia, pulsant avec un rythme infernal. Son dos, lui, s'enflamma. Elle savait ce qu'elle devait faire.
Elle serra les poings, un frisson glacial courant le long de sa colonne vertébrale.
— Dégage de notre chemin, ordonna-t-elle, d'une voix tranchante comme une lame.
La voix sombre qui vivait en elle murmurait, avec une faim insatiable. Laisse-moi m'en occuper, ça me démange.
Klaus plissa les yeux, son sourire s'étirant davantage.
— Je n'ai pas bien entendu, ma jolie. Tu peux répéter ? À moins que tu ne tiennes un peu trop à ta misérable vie ?
Lucas ne comptait pas les laisser passer. Très bien.
Elle allait les démanteler, lui et ses deux imbéciles.
Kyra dégaina son arme d'un geste vif. Klaus éclata de rire en apercevant l'épée en bois, comme s'il venait d'assister à la chose la plus ridicule de sa vie.
Puis, avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, un cri sinistre fendit la nuit, le même que toute à l'heure... Un cri bestial, qui mourait de faim.
Il gelait le sang.
Tout s'arrêta. Le vent s'éteignit, et l'air sembla se durcir autour d'eux.
Un deuxième cri résonna, plus proche, plus terrifiant encore.
— Putain, c'était quoi ça ? demanda Lucas, un frisson perceptible dans sa voix.
Aideen esquissa un sourire féroce, alors que le sang battait contre ses tempes, un tambour de guerre au rythme affolé, qui annonçait rien de bon.
— Oh, t'en fais pas, Lucas... Ce sera exactement le même cri que ta mère poussera quand elle apprendra que ta mort a été aussi stupide.
Elle hurla ces derniers mots avec une rage brute, un feu ardent couvant dans sa voix.
Et cette fois... plus aucun d'eux ne riait.
Méfie-toi, intervient l'entité, filant les mots comme une araignée tissant sa toile à ses oreilles.
D'un mouvement brusque, Lucas saisit le poignet d'Aideen, trop fermement, trop vite. C'en était trop. Ses yeux se durcirent, une lueur glacée traversa son regard, et dans un éclat de détermination pure, elle rejeta la tête en arrière, frappant son visage de plein fouet. Le bruit sourd du coup résonna dans l'air, presque satisfaisant, alors que le sang giclait de son nez, se mêlant à la sueur.
— C'est la dernière fois que tu me touches, cracha-t-elle entre ses dents serrées.
Lucas vacilla, une grimace déformant son visage, les mains se pressant sur son nez brisé.
Lucas vacilla sous le coup, grognant de douleur.
— Espèce de sale garce ! Tu... tu m'as cassé le nez, balbutia-t-il, sa voix étranglée par la douleur.
Klaus tenta de l'attaquer par derrière, mais Kyra se jeta en avant, l'écartant brutalement.
— Tu vas le regretter, gronda-t-il, les dents serrées, tout en saignant du nez.
Aideen ne se laissa pas impressionner.
— Peut-être, mais pas aujourd'hui, répondit-elle d'une voix calme et glacée. On verra ça après cette épreuve.
Elle se rapprocha lentement de Lucas, son regard perçant, et lui chuchota d'un ton venimeux :
— À moins que tu crèves dans ces bois.
Sans attendre de réponse, elle pivota sur ses talons, ses pas rapides et déterminés la menant directement dans la forêt dense. Tout tanguait autour d'elle, une brume épaisse se soulevant sous ses pas. À plusieurs reprises, elle pensa à les abandonner, à partir seule. Mais quelque chose, quelque chose de plus profond qu'elle ne comprenait pas, la retint.
Alors, sans réfléchir davantage, elle se retourna brièvement pour voir si ses coéquipiers suivaient. Kyra aidait Zack. Une douleur étrange, poignante, traversa le cœur d'Aideen en voyant cette scène.
Courir dans la pénombre était difficile, épuisant.
Le vent frappait son visage, son cou, et brûlait ses yeux, mais elle continua, ses sens aiguisés, ignorants de tout ce qui pourrait la ralentir.
Il fallait sortir. Il fallait aller de l'avant.
La brume se dissipait lentement, et la faible lumière des étoiles formait un chemin lumineux, une lueur d'espoir dans la nuit noire. Aideen se laissa guider par la lumière, déterminée à ne pas se laisser arrêter.
L'entrée de Valfort ! Ils avaient réussi l'épreuve ! Son cœur rata un battement, soulagée.
On dirait que tu as semé tes petits canetons.
Comme une porte qui se claqua violemment, l'horreur se présenta à elle.
Aideen s'arrêta, sans se retourner, gardant une posture rigide, ses sens tendus, concentrés uniquement sur le bruit des stridulations des grillons. C'était une mélodie qui l'apaise autant qu'elle l'irritait. Celle de la liberté.
Ne commence même pas à te la jouer sentimentaliste ! On a un tournoi à gagner, je te rappelle.
Les mots, lourds de mépris et de vérité, se frappèrent dans son esprit comme des coups de fouet.
Il y avait deux chemins devant elle, deux décisions à prendre, et elle le savait. La première, la plus logique, l'appelait : laisser ces deux idiots derrière, et suivre la voie des sauterelles qui fuyaient. La survie, pure et simple.
La seconde, folle, téméraire, l'appelait à rebrousser chemin pour tenter de les sauver. Sauver des âmes perdues, risquer sa propre existence pour des gens qui ne comprendraient jamais la cruauté du monde.
Petit serpent ?
Égoïste. Haineuse. Puérile. Aideen se haïssait dans ces moments-là, une rage sourde, une colère contre elle-même, mais aussi contre le monde qui la forçait à faire des choix aussi détestables. Il n'y avait aucune femme pire qu'elle dans tout le continent de Petras, pas même parmi les plus cruelles.
Elle entendit le sifflement, doux mais menaçant, dans sa poitrine. La douleur. Elle serra les poings, les phalanges blanches sous la pression.
Zack, Kyra, ils étaient les seuls à lui avoir tendu la main. Ils n'étaient pas des alliés parfaits, mais ils étaient là.
Tu peux te battre contre tes ennemis, tes cauchemars mais pas le temps ! L'entité battait des griffes dans son esprit, agité comme un animal en cage.
Tais-toi ! Laisse-moi réfléchir, arrête de crier !
C'est toi qui cries, petit serpent.
Ses narines se gonflèrent. Elle n'avait pas besoin des rappels de ce monstre vieux de cinq cents ans dans sa tête.
Les bois se refermaient autour d'elle, un tunnel de silence devenu oppressant. Les bruits de la nuit se transformaient en spectres, chaque bruissement, chaque souffle du vent semblant la condamner à un choix qu'elle ne voulait pas faire. Mais il n'y avait plus de retour possible. Il fallait agir, maintenant.
Le croassement rauque du corbeau, suspendu dans l'obscurité au-dessus d'elle, perça l'air, un son cru, comme un rappel du monde qui l'entourait.
Le corbeau battait frénétiquement des ailes, signifiant qu'il ne restait plus de temps.
Les premières lueurs de l'aube s'apprêtaient à percer la nuit, et dans ce souffle froid, Aideen inspira profondément. Elle ferma les yeux, adressant une prière silencieuse à Aynur, espérant que ce choix était le bon. Elle pouvait encore sentir le poids de la décision qui se refermait sur elle comme un étau. Chaque pas qu'elle ferait la rapprocherait de l'une ou l'autre de ses erreurs.
Puis, sans un regard en arrière, elle fila dans l'obscurité.
Un dernier cri, celui du corbeau qui semblait crier son nom, un rappel douloureux que tout était question de temps.
C'était un avertissement, un dernier écho de la voie qu'elle avait choisie. Le temps, toujours le temps. Et dans un souffle, elle se jura de les sauver !
TU M'EMMERDES, AIDEEN SARALLARD !
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