Chapitre : 17
« Dans l'Ancien Monde, avant les premiers hommes, un froid d'une cruauté sans nom surgit des abysses, engendrant des créatures ni vivant ni mort. Ceux qui crurent pouvoir le dompter, par soif de pouvoir, scellèrent leur propre perdition. Si ce froid renaît, ce sera la fin de tout. »
Extrait Des empires Perdus de Arius Zarion, érudit exécuté pour ses écrits sur l'Ancien Monde. (édition non autorisée).
La mort de Reagan jeta une ombre de mystère sur les deux premières semaines de la compétition.
Les évaluations continuaient, impitoyables et cruelles. Il s'agissait d'épreuves de ruse, de combat et de stratégie, où Aideen avançait dans l'ombre, sans se faire remarquer.
Leurs journées étaient marquées par des leçons impitoyables : Drystan les plongeait dans l'étude minutieuse de leurs ennemis, tandis qu'Arwan les forgeait par l'effort et la douleur.
Aideen ne l'aurait avoué pour rien au monde, mais ces hommes étaient des maîtres redoutables.
Elle ne pouvait en dire autant d'Ender, ce dernier semblait s'être évaporé, ce qui, à dire vrai, lui convenait parfaitement. Chaque soir, elle déposait son rapport sur le bureau avant de quitter la pièce, soulagée.
— Tariq Al-Razar, Reagan Roglus, annonça d'une voix implacable le supérieur Belimaire.
Il acheva la lecture du registre des décès et enroula le parchemin sous les yeux des trois escouades alignées en formation.
À l'énoncé de ces dix noms, Aideen sentit une pointe de tristesse lui serrer le cœur. Elle n'arrivait pas à étouffer ces résidus d'humanité en elle.
Si une quelconque magie existait, la sorcière l'aurait employée à des fins bien plus radicales.
Mais la douleur de ces disparitions s'effaçait rapidement sous l'ombre de l'entraînement. Chaque jour, elle s'améliorait. Ses muscles se durcissaient, sa rapidité s'affûtait, et elle sentait son corps retrouver la puissance d'autrefois.
Pourtant, il lui fallait encore du contrôle, surtout lorsque Lucas la provoquait à l'entraînement. L'envie de lui briser la mâchoire la démangeait, mais elle inspirait profondément et fermait les yeux, se forçant à rester maîtresse d'elle-même.
Bientôt, ils reprendraient leur programme quotidien. Bientôt, cette journée s'achèverait. Trois semaines encore à tenir, et sa vengeance serait à portée.
Trois semaines, et certains de ses rivaux se révélaient déjà plus forts qu'elle. Plus forts qu'elle ne l'avait cru.
Elle les avait sous-estimés.
Mon petit serpent, ne te sous-estime pas. C'est déjà le travail des autres, et ils font ça bien mieux que toi.
Arrête ! Pourquoi tu m'embêtes autant depuis quelques jours ?
Parce-que c'est dans MA nature, ricana la voix. ET QUE JE MEURS DE FAIM !
Aideen serra les dents. Un frisson glacé remonta le long de sa colonne.
Depuis quand une entité de l'ombre peut-elle se plaindre comme un mendiant affamé ?
Depuis que tu as décidé de faire ta grande héroïne sans une seule pensée noire pour me nourrir ! Il griffa furieusement les portes de l'esprit d'Aideen, la patience visiblement en train de lui échapper.
Formidable. Même mes ténèbres sont devenues une ressource limitée, soupira-t-elle, exaspérée.
La rage grondait sous sa peau, brûlante et indomptable. L'entité, furieuse, se déchaînait, lui laissant un goût métallique sur la langue. Serrant les poings, Aideen emboîta le pas aux rangées de soldats, ses mouvements aussi fluides que tranchants vers la suite de leur journée.
Plus tard, en fin d'après-midi, son souffle devint un râle, écorchant sa gorge en feu. Ses poumons brûlaient, ses muscles criaient. Sa tunique, trempée de sueur, collait à sa peau.
Chaque fibre de son corps hurlait de fatigue, mais il n'était pas question de ralentir. Ses cheveux d'ébène, tressés serrés, fouettaient l'air derrière elle.
Autour d'elle, les concurrents formaient une ligne mouvante, leurs silhouettes glissant entre les roches de la montagne. Quatre heures. Quatre heures qu'ils couraient sans relâche. L'effort était si intense qu'elle avait failli vomir à deux reprises, mais seule la bile lui était remontée. Son estomac, lui, était vide.
Elle aurait peut-être dû manger plus tôt... Mais quand elle avait vu Klaus revenir au réfectoire, avec une nouvelle bronche, son regard lourd de mauvaises intentions braqué sur elle, son appétit s'était évaporé d'un seul coup.
Les battements de son cœur martelaient son crâne, un tambour de guerre assourdissant. Ses jambes, lourdes comme du plomb, continuaient de la porter, chaque pas un acte de pure volonté. Lâcher prise n'était pas une option. Elle puisait au plus profond d'elle-même, déterrant cette force brute et indomptable qui refusait de plier.
Car cette course n'était pas un simple exercice.
Le dernier en lice allait mourir.
Mais malgré sa détermination, un spasme la traversa soudain. Son corps céda avant son esprit.
Elle s'arc-bouta, les mains crispées sur une roche, et régurgita un filet de bile acide. Sa respiration se fit rauque, laborieuse, brisant le silence étouffant des hauteurs.
Kyra tourna la tête, son regard acéré s'accrochant aussitôt à elle.
— Tu comptes crever ici, ou tu veux que je te traîne jusqu'en haut ? lança Kyra, sa voix sèche, mais pas cruelle.
Aideen tourna vers elle un regard noir. Kyra n'était pas aussi épuisée qu'elle, bien que son visage était strié de sueur et ses muscles tendus par l'effort.
— Plutôt mourir que de te devoir quoi que ce soit, rétorqua Aideen d'un ton rauque.
Kyra éclata de rire et trotta jusqu'à elle, sans jamais ralentir sa course.
— Ça, ça me plaît, admit-elle en lui tendant la main.
Aideen hésita. Pas par fierté, ni par méfiance. Mais parce que dans ce genre d'endroit, une main tendue pouvait être un piège autant qu'un salut. Mais Kyra ne bougea pas, ne baissa pas la main, ne détourna pas les yeux.
Alors Aideen la prit.
Un choc d'électricité, non pas par magie, mais par compréhension. L'une et l'autre savaient ce que signifiait survivre. Ce que signifiait lutter contre le poids du monde, contre soi-même. Kyra l'aida à se redresser, sans douceur mais sans moquerie non plus.
— Allez, on termine ça. Sinon, c'est moi qui te vomirai dessus la prochaine fois.
Aideen eut un sourire en coin. Pour la première fois depuis longtemps, elle sentit quelque chose d'autre que la rage, l'ambition ou la solitude.
Elle sentit une alliée.
— Ne lui donne pas cette satisfaction, cracha Zack, en arrivant près d'elles. Ce connard de Willer n'attend que ça.
La colère d'Aideen ne s'apaisa pas, mais elle se transforma. Au lieu d'un feu dévorant prêt à la consumer, elle devint un acier chauffé à blanc, affûté et impitoyable. Ses jambes reprirent leur cadence, martelant le sol rocailleux alors que les premières lueurs de la nuit transperçaient le brouillard étouffant.
Elle accéléra. Plus vite. Toujours plus vite.
Un à un, les cadets qu'elle avait jugés plus rapides furent balayés dans sa poussière. Chaque foulée était plus puissante que la précédente. Chaque respiration, un rappel que son corps ne plierait pas. La rage la portait, plus forte que la fatigue, plus mordante que la douleur.
Bientôt, seuls quelques coureurs restaient encore devant elle. Lucas. Klaus.
Elle les atteindrait.
Elle les dépasserait.
Plus vite !
Une ombre fusa au-dessus d'elle. L'éclair noir d'un oiseau traversant le ciel. Juste un battement d'ailes, une silhouette fugace. Pourtant, ce simple mouvement suffit à faire frémir sa peau, à resserrer cette boule glaciale dans son ventre.
Elle n'aimait pas ça.
Elle n'aimait pas cette sensation d'être observée.
Une heure plus tard, ils s'arrêtèrent enfin, arrivant devant la Tour, qui s'élevait majestueusement au-dessus de l'étroite vallée qui les entourait.
Tu as peut-être fini première, mais ne compte pas sur mes félicitations ! JE SUIS AFFAMÉE !
Aideen fixait la Tour, plongée dans l'obscurité, une sensation étrange s'emparant d'elle. Impossible de se débarrasser de l'impression que le bâtiment la dévisageait, lui aussi, les crocs grands ouverts, comme un rictus féroce. En plein jour, la Tour lui inspirait déjà de la peur, mais le soir... c'était bien pire.
Un frisson la percuta.
Ils survolaient une longue série de marches, des étals éclairés par la lumière vacillante des torches, jusqu'à la porte massive qui se dressait devant eux, semblable à la bouche béante d'un géant endormi, attendant de les engloutir.
Aideen tourna brusquement la tête lorsqu'elle aperçut un mouvement à sa droite. Lucas, dissimulé dans l'obscurité, fit un pas de côté et tendit habilement son pied pour faire tomber un cadet juste devant lui.
Le soldat, pris par surprise, trébucha violemment et perdit l'équilibre. Il chuta brutalement, son corps dévalant les marches avec fracas.
Elle cligna des yeux, une douleur aiguë la traversa, fulgurante, éclatante. Elle sentit l'entité se mouvait en alerte, sur le qui-vive : Vous, les humains, êtes d'un ennui.
Le bruit sourd de l'impact résonna contre les pierres froides, suivi d'un craquement sinistre, une promesse de fracture. Le silence qui suivit était lourd, presque palpable, une tension menaçant prête à déchirer l'air autour d'eux. Aucun autre son n'émergea.
Seuls Aidee, Kyra et Zack avaient vu l'auteur de ce geste.
— Pas de chance, les escaliers sont trop glissants, avoua Klaus, d'un air sournois.
Ils découvrirent alors le malheureux étendu là, immobile, son cou tordu dans un angle anormal et effrayant. Kyra lâcha un juron, son visage durci par l'horreur de la scène.
Si tu ne t'occupes pas de ces deux-là, ils se feront un plaisir de te mettre la main dessus. À moins que tu ne me libères... et que je m'en charge pour toi ? La voix rampait dans son esprit, venimeuse, glissant comme un poison.
Elle pouvait presque sentir sa moquerie s'insinuer dans chaque coin de ses pensées, prête à la déstabiliser.
Je n'ai pas besoin de toi pour ça ! cracha-t-elle froidement, un éclat de défi dans ses yeux. Elle n'avait pas oublié la manière dont cette entité se nourrissait de ses faiblesses. Ce n'était pas maintenant qu'elle lui céderait. Pas encore.
Lucas et Klaus étaient une menace, cela ne faisait aucun doute. À chaque sourire de ce bâtard, montrant ses dents limées, Aideen sentait ses poings se serrer, l'envie de frapper presque irrésistible.
Il s'approcha d'elle, son souffle lourd frôlant son visage, avant qu'un grognement guttural ne s'échappe de sa gorge. Mais avant que la tension n'explose, les supérieurs intervinrent.
Arwan leur ordonna de se retirer immédiatement. Sans un mot, ils obéirent.
Aideen s'arrêta un instant à l'entrée de la porte, son regard se posant sur ses chaussures de course, couvertes de poussière et de boue, témoins silencieux des kilomètres qu'elle avait avalés.
La fatigue pesait sur elle, s'infiltrant sous sa peau, mais elle l'ignora. Ce n'était pas encore le moment de céder. Il lui restait d'abord ce foutu rapport à remplir.
— On se dit à toute à l'heure ? demanda Kyra, son regard empli d'inquiétude.
— Oui, je fais vite, répondit Aideen.
— Fais quand même attention à toi, on ne sait jamais. Les monstres ne se trouvent pas toujours sous nos lits, avoua-t-elle, en désignant Lucas d'un mouvement du menton.
Aideen ne répondit pas immédiatement. Le souvenir de l'acte de cette ordure se faufilait en elle, insidieux, comme un poison qui se répandait lentement dans ses veines, envahissant chaque pensée, chaque souffle.
À table ! cria la voix râpeuse dans sa tête, se délectant de ses ténèbres, un écho de moquerie et de plaisir pervers.
Elle entra rapidement, traversant les couloirs sombres pour atteindre la bibliothèque. Un lieu mystérieux où les murs de pierre brute enveloppaient l'espace, créant une atmosphère obscure, tandis que des milliers de livres reposaient sur des étagères s'élevant en cercles concentriques, formant des niveaux sans fin, comme un abysse de savoir perdu.
Aideen était parfaitement consciente de la chance qu'elle avait d'avoir accès aux livres, bien qu'il faille sans doute une autorisation spéciale de la part d'Ender, voire du roi, pour feuilleter certains ouvrages.
La culture n'était réservée qu'à une élite, à une caste à laquelle elle n'appartenait pas. D'après les rumeurs, le roi avait fait brûler tous les livres, effacer toute trace de cultures étrangères à la sienne. Et pourtant, elle se trouvait là, un grain de sable perdu dans cette mer infinie de papier et d'encre.
Les pas des bibliothécaires en longues robes blanches résonnaient discrètement sur le sol de pierre, tandis que le bruissement des parchemins se faisait entendre autour d'elle. Les érudits, plongés dans leurs recherches, ignoraient les nouveaux arrivants, absorbés par leur quête de connaissances.
Elle aimait cet endroit, où le calme et la plénitude imprégnaient chaque recoin de la bibliothèque. Elle avait l'impression que le monde s'arrêtait, ne serait-ce qu'un instant...
Elle s'installa à une table, un parchemin devant elle, et se mit immédiatement au travail. Son écriture était chaotique, presque frénétique, les taches d'encre couvrant parfois les mots, les rendant presque illisibles. Parfois, elle jetait le papier, froissé sous sa frustration, recommençant sans cesse.
Si Irene avait été là, elle l'aurait sans doute réprimandée, lui rappelant qu'elle pouvait faire mieux. La nuit aurait été longue, remplie de corrections et de murmures agacés.
Puis, sans prévenir, Aideen s'arrêta, le regard perdu dans le vide. Elle pensa à Irene, se demandant si elle allait bien, si le Passeur tenait encore le coup. Et surtout, si la Garde Rouge n'avait pas déjà mis la main sur lui. Un frisson la parcourut, et elle déglutit difficilement.
Oh, t'inquiète pas pour la métamorphe, tu sais. Tu penses qu'elle s'amuse à se transformer en chat et à courir après des souris ? Mais si elle se fait attraper, je suis sûre qu'elle saura s'en sortir... enfin, si elle ne finit pas transformée en fourrure.
La colère monta en flèche. La pression sur la plume fut telle qu'elle se brisa sous ses doigts, un éclat d'encre éclaboussant sa joue. Elle resta un instant figée, les yeux rivés sur la tache noire qui maculait sa peau.
Puis, dans un soupir, elle se remit au travail, forçant son poignet à gratter la page à nouveau, jusqu'à ce que chaque mot soit inscrit, coûte que coûte.
Le rapport en mains, Aideen traversa les allées silencieuses de la Tour. Elle pouvait sentir la menace, une atmosphère de mort qu'elle avait déjà perçue à Crimsone. Une puanteur d'un autre monde. Celui d'un monde mourant.
Un pressentiment étrange lui rongeait les os, chaque pas devenant plus lourd, plus distant. Pourtant, il n'y avait personne. Pas un bruit, pas même le crissement d'une pierre sous un pied.
Mais quelque chose... était là.
Ne t'arrête pas...
Ne t'arrête pas...
Soudain, une vague de froid saisit l'allée, faisant virevolter ses cheveux. Elle accéléra le pas, serrant le papier entre ses doigts.
COURT, AIDEEN !
En entrant brusquement dans le bureau d'Ender, Aideen ne s'attendait pas à le trouver là, accoudé au vieux piano, avec ses frères d'armes. Habillés de noir, comme s'ils se préparaient pour chasser une bête, ou pire.
Ses yeux glissèrent sur les armes négligemment posées sur le meuble, tandis que des cartes étaient éparpillées entre eux. Leurs silhouettes, imposantes et fortes, dévoraient la pièce.
Un frisson de panique lui parcourut la colonne.
La pièce semblait se refermer sur elle, une sensation étrange, presque intime. Quand Drystan remarqua son regard, il saisit la carte et la cacha d'un geste furtif, comme pour effacer toute trace de ce qui se tramait.
Elle se renfrogna en voyant la saleté sur sa joue à travers la grande vitre, la puanteur de son corps se mêlant à celle du café dans le bureau. Un soupir s'échappa de ses lèvres tandis qu'elle observait sa propre déchéance.
Mais elle avait connu pire. Trois années d'esclavage parmi les morts, où son odeur était bien plus insupportable que celle de la boue et de la sueur. Aucune humiliation ne pouvait plus l'atteindre.
Alors, à quoi bon se soucier d'être sale ?
Elle rassembla sa fierté brisée comme un manteau et rejeta sa longue tresse par-dessus son épaule.
D'un geste fluide, elle redressa la tête, le regard dur, et leva le parchemin, prête à affronter ce qui venait.
Parce qu'après tout, elle avait survécu à bien pire.
— Un rien de plus, et Ender se serait retrouvé sans porte, se moqua Arwan en croisant les bras.
Devant le regard perplexe d'Arwan, Aideen ferma les yeux et laissa échapper un soupir exagéré, comme pour soulager la lourdeur du moment.
— J'apporte le rapport, dit-elle en secouant le parchemin.
— 22h53, cadette Emery, lança Ender.
— 22h52, rectifia-t-elle.
Ender se redressa lentement, comme une ombre qui prenait forme. Ses yeux noirs, perçants, glissèrent sur Aideen avec une intensité glaciale.
— Tu crois vraiment que jouer sur les secondes va changer quoi que ce soit ? Pourquoi ce retard ?
— Quand on subit des sanctions depuis le meurtre de Reagan, à des heures aussi tardives, il est en effet difficile de respecter un délai.
— Il serait dommage que tes excuses soient aussi fragiles que tes délais, répliqua-t-il.
Elle leva les yeux aux ciel, avant de reprendre :
— Puis, je voulais m'assurer que tout était parfaitement en ordre avant de vous les transmettre. Il serait dommage de vous donner plus de raisons d'être fâché.
Arwan et Drystan se contentèrent d'observer, leurs regards amusés par la scène, comme des spectateurs d'un jeu auxquels ils ne participaient pas, mais dont ils mesuraient les enjeux.
Les yeux d'Ender étincelaient d'amusement devant son impertinence, mais s'attardaient un peu trop sur la tâche d'encre qui maculait sa joue. Aideen, lui aurait arraché les yeux avec joie pour oser la regarder ainsi, et pourtant...
La pensée qu'il puisse la dévisager dans cet état la rendait folle, mais en même temps, l'idée qu'il lui accorde ne serait-ce qu'un peu d'attention, même en la voyant dans son état de déroute, créait une drôle de sensation dans son ventre.
Un râle exaspéré s'échappa de ses lèvres, presque inaudible, mais suffisamment pour qu'il le remarque
Imagine un instant être à son goût, murmura la voix, amusée.
Elle grimaça a cette idée.
Les narines du prince se dilatèrent légèrement, comme s'il humait son odeur. Elle ressentit une étrange satisfaction à l'idée qu'elle puait horriblement à ses yeux, mais ce n'était pas cela qui l'intéressait.
Non, il cherchait à détecter l'odeur subtile qui trahirait son identité, celle de sa lignée, de sa race, de sa magie. Un frisson de gratitude la parcourut alors qu'elle bénissait la reine d'avoir insufflé son souffle en elle, capable de cacher ses pouvoirs.
— C'est malpoli, vous savez ? Renifler quelqu'un comme ça. Vous pourriez au moins avoir la décence de na pas me traiter comme un objet d'étude.
Elle ne daigna pas détourner les yeux, le fixant d'un regard acéré, son ton aussi sec que le vent hivernal, alors qu'elle pouvait entendre l'entité rire a gorge déployée.
Arwan, quant à lui, porta sa tasse à ses lèvres, un sourire amusé caché derrière le geste, retenant un rire qui n'aurait fait qu'aggraver la situation.
Il attendait, observant, jusqu'à ce qu'elle tende enfin le parchemin. Mais avant qu'elle ne puisse le lui remettre, une ombre se tordit et s'étira dans l'air, comme une réponse à son silence. Une tentacule noire jaillit de sa main, fluide, parfaite.
En un instant, l'ombre s'enroula autour de son bras, son toucher glacé remontant lentement vers sa main. Avant qu'elle n'ait pu réagir, elle sentit la prise se resserrer autour du rapport, l'attirant inexorablement vers lui.
— Sors d'ici, ordonna-t-il, en posant le rapport sur le piano.
Aideen pivota sur ses talons et marcha vers la porte. Juste avant qu'elle ne pose la main sur la poignée, l'entité s'agita brusquement. Une tension sourde résonna dans son esprit alors qu'il s'insinuait jusqu'à son âme :
Ne sors pas !
Pardon ? pensa-t-elle.
Ne t'avise pas de franchir cette porte ! Le froid, il est toujours là, derrière cette porte ! Crois-moi, ce qui t'attend au-delà, tu préfères l'ignorer.
Un frisson lui mordit la nuque. Aideen plissa légèrement les yeux, son regard fixé sur la porte close. Derrière elle, Ender la fixa en silence, se servant un café. Le bruit de la porcelaine se répercuta sur le piano, tranchant le silence.
— Un problème, Soldate ? demanda-t-il, savourant le café qui glissait dans sa gorge.
Trouve une excuse ! Vite ! MAIS NE SORS PAS !
Aideen inspira, la main toujours sur la poignée. Elle ne pouvait pas rester plantée là comme une idiote.
Elle plissa les yeux, à la recherche d'une diversion.
— J'ai une question.
Ender arqua un sourcil, mais son agacement ne fit que durcir les lignes acérées de son visage. Un éclat d'irritation traversa ses yeux, mais elle n'y prêta aucune attention.
Son regard se posa sur l'encre qui marquait sa peau. Un tatouage imposant s'étendait de son épaule jusqu'au bout de ses doigts. Arwan portait ses marques sur le cou, probablement jusqu'à son torse, tandis que Drystan... Elle pouvait imaginer les tatouages qui s'échappaient de ses manches, traçant leur chemin jusqu'à ses poignets.
Elle laissa son regard les effleurer, fascinée par ces symboles splendides, intacts. Ils n'étaient pas que de simples dessins.
— Vos... tatouages. C'est quoi, exactement ?
Arwan échangea un regard rapide avec Drystan, un sourire en coin sur les lèvres.
— Pourquoi ? Tu veux le même ?
— Ça dépend. Ça signifie quoi ?
Tu aurais pas pu trouver autre chose, petit serpent ?
L'entité sifflait dans son esprit, exaspérée. Mais elle s'en fichait. Elle avait dit la première chose qui lui était venue. Ender sentit une veine battre dans sa mâchoire en la voyant s'adosser nonchalamment au battant, attendant une réponse. Il n'allait certainement pas répondre.
— Ils racontent notre histoire, reprit Arwan. Les personnes que nous avons perdues, nos batailles... et nos erreurs.
Il effleura son propre tatouage du bout des doigts.
Merde. Aideen ne s'attendait pas à une réponse, mais Ender semblait tout aussi surpris qu'elle, que son ami ose révéler ses pires démons.
— Celui-là raconte comment j'ai perdu ma famille. Comment tout est arrivé. La faiblesse que j'ai eue... et que je dois porter jusqu'à mon dernier souffle.
Dans sa mémoire s'ouvrait un gouffre béant, un abîme dont elle ne pourrait jamais ressortir si elle y tombait. Ce n'était pas la mort de ses parents qui la hantait, bien qu'elle sente encore leur absence peser sur son âme. Ce n'était pas non plus son calvaire à Crimsone, même si chaque cicatrice en portait encore l'écho.
Non.
Dans un recoin oublié de son esprit, elle revoyait la boîte de bonbons posée sur un tas de plaids, le rire d'Irene résonnant dans la nuit. Un éclat d'argent. Une bague oubliée sur un caisson, attendant son retour.
Sa gorge se serra.
Elle se força à respirer. Une fois. Deux fois.
Je peux sortir maintenant...
NON ! Gagne du temps !
— M'écoutez-vous ? demanda Arwan.
La voix d'Arwan perça le brume de ses pensées et elle lui adressa un regard morne.
— Je souhaite me faire marqué ! Où puis-je me faire tatouer ?
Dans le silence, des morceaux du cœur d'Aideen s'effritèrent. Chuchotèrent. Se mirent à pleurer. Se noyèrent. Elle redoutait d'entendre Ender se moquer d'elle, mais il n'en était rien. Son regard, posé sur elle, était dénué de toute raillerie.
En silence, elle considéra les trois hommes tours à tours.
— Alors ?
— Tu poses trop de questions, Emery.
Elle haussa une épaule, sans se démonter.
— Peut-être. Ou peut-être que vous ne répondez pas assez.
Drystan lui adressa un regard appréciateur, presque amusé.
— Elle est un peu honnête, j'aime bien.
— Elle a surtout du mal à comprendre quand elle doit la fermer, répliqua Ender.
— J'aime bien quand elle parle, moi, dit Arwan avec un sourire espiègle.
— Évidemment, grogna Ender avant de lui lancer un regard noir. Mais toi, tu aimes tout ce qui parle un peu trop.
Ender fixa Aideen, ses yeux brûlant d'un agacement palpable. Elle n'avait pas à être là, à scruter, à poser des questions. Rien de tout ça ne lui plaisait.
Pars, maintenant !
— Dégage.
— Avec plaisir !
Il serra les dents lorsque Aideen porta deux doigts à son front en guise de salut moqueur et quitta le bureau à grands pas.
Quel salaud ! pensa-t-elle en fuyant à travers les couloirs, le froid devenant de plus en plus oppressant.
— Tu comptes la tuer ou la promouvoir ? demanda Arwan.
Ender ne répondit pas tout de suite, son regard se perdant dans le vide, comme s'il sondait quelque chose au-delà de la question. Un soupir lourd, presque imperceptible, franchit ses lèvres.
— Ni l'un ni l'autre. Je pense qu'on a des choses plus urgentes à gérer.
Le silence qui tomba entre eux était tendu comme la corde d'un arc. Drystan reposa la carte, tandis qu'Arwan s'arma et qu'Ender hocha la tête. La chasse était ouverte. Il fallait agir vite, avant que cette chose qui rôdait dans la Tour ne tue un autre cadet.
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