Chapitre 15

« Toute attaque, insulte ou menace envers un soldat du Roi, et plus particulièrement envers un membre du Cercle d'Or, est considérée comme un affront direct à la Couronne. Les coupables seront soumis à la flagellation publique et exhibés dans les rues pour leur honte, avant de recevoir une sanction supplémentaire décidée par la justice royale. »
Code de Lois de Petras, Décret II, Clause 4.



Le Passeur se laissait porter par les rumeurs.
Du moins, c'est ce qu'on racontait dans les rues de Kesber. On chuchotait son nom dans les tavernes, les clubs clandestins, et même dans les bordels.
Cet homme n'attendait jamais les permissions et encore moins les prétextes pour agir. Un jour, il pouvait se montrer aimable, presque charmant.
Le lendemain, il pouvait briser une alliance, casser une jambe, ruiner une vie, ou faire disparaître un homme.

Tout était vrai. Tout, sauf cette histoire de briser des os. Le Passeur ne se salissait jamais les mains.
Cette tâche rebutante, il la laissait à ses hommes.
Irene le savait. Elle venait d'en faire les frais.

Alors que sa vision s'embrouilla, elle serra les dents et s'élança.
Irene, était assez consciente, pour rafler un vieux tissu sous un corps recroquevillé dans l'ombre  - endormi, mort, peu importait. Ses mains tremblaient tandis qu'elle essuyait la sueur de son front, le chiffon rêche raclant sa peau. Elle le drapa autour de son corps nu et reprit sa course vacillante.
Elle ne pouvait pas s'arrêter. Pas maintenant. Il fallait atteindre l'auberge lugubre où l'attendait une sécurité précaire, mais suffisante.

Elle tituba jusqu'au pont qui coupait Kesber en deux, le vent nocturne giflant son visage. Son estomac se retourna soudainement. Ici, les ruelles n'étaient jamais silencieuses, l'air vibrait de l'agitation des trafics clandestins, des complots et des meurtres.

C'était le terrain des criminels les plus dangereux de Kesber... Et dans l'état où elle se trouvait - nu et affaiblie, Irene savait qu'elle n'était qu'une proie facile.

Un pas devant l'autre... Ne t'arrête surtout pas.

Ses jambes étaient lourdes, comme si le poids de chaque transformation venait alourdir ses muscles. Elle avait utilisé trop de magie.
Bien trop...

Changer de forme encore et encore avait fracturé son être. Ses os s'étaient brisés, réarrangés, réformés, et sa peau, frémissante, gardait la mémoire de chaque métamorphose. Les moustaches qu'elle avait portées semblaient encore caresser ses joues.

Chaque pas était une lutte pour ne pas s'effondrer.
La fraîcheur mordait sa chair nue, mais elle n'y prêtait pas attention. Ce n'était pas le froid qui allait la tuer. Du moins pas celui-ci.

Elle accéléra, évitant les poches de lumière projetées par les lampadaires à pétrole. Un pavé mal ajusté la fit trébucher, et elle se rattrapa à un mur, haletante.

Des silhouettes éparses s'appuyaient aux murs ou s'enfonçaient dans les recoins obscurs, leurs regards calculateurs la suivant dans l'ombre.
Des hommes du Passeur.

Ils étaient partout, en train de surveiller la moindre agitation. Ils ne bougeaient pas, mais leurs regards pesaient sur elle comme une lame au creux de son dos. Ils ne l'attaqueraient pas – pas tant qu'elle travaillait pour leur maître – mais cela n'empêchait pas la tension de lui nouer l'estomac.

Irene trébucha encore, s'agrippant à un tonneau pour ne pas s'effondrer. Sa vision vacillait, son souffle était rauque.

— Tiens-bon, murmura-t-elle, pour ne pas se laisser sombrer.

Puis elle le vit : le bâtiment décrépit, sinistre dans son immobilité. Là où d'autres auraient vu une ruine, Irene y voyait une promesse.

Elle prit conscience du métal froid sous sa main quand elle poussa le battant en fer. L'air à intérieur était chargé d'une odeur de thé et de secrets non partagés.

Son regard s'accrocha immédiatement au tableau : une tête de cerf aux yeux vides qui semblait la suivre. Elle n'hésita pas. Du bout des doigts, elle pressa l'orbite droit de l'animal. Un grincement sourd brisa le silence. Près de la cheminée, le parquet céda et le sol s'ouvrit, dévoilant une trappe. Elle s'y engouffra au plus vite.

L'escalier en colimaçon se referma sur elle comme les mâchoires d'un prédateur. Chaque marche résonnait dans un claquement lourd. Puis la lumière. Une clarté aveuglante, un chaos de voix, et là, dans la foule embrumée, un visage familier...

Un visage qui ne daigna même pas la regarder !

Il était là. Installé dans un fauteuil en cuir élimé, une jambe négligemment croisée sur l'autre, les mains gantées de cuir noir posées sur les accoudoirs. Devant lui, la silhouette du soldat du Cercle d'Or pendait tête en bas.

— Tu es en avance, minette...

Le Passeur n'acheva pas sa phrase. Le coup qu'elle lui envoya claqua dans l'air, et aurait fait chanceler plus d'un homme. Elle l'attrapa par le col sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, l'attirant brusquement à elle.

Ses yeux, brûlant de rage, la fixaient, intenses et sans fard. La voix basse, elle rassembla sa force, luttant pour ne pas flancher devant lui.

— Bien joué, maître stratège. Si je n'avais aucun don, je serais morte à l'heure qu'il est. Mais toi, au moins, tu as les mains propres. Comme toujours.

Elle le lâcha soudain, vacillant d'un pas en arrière.
Sa respiration était hachée, son équilibre incertain. Une main tremblante se leva vers son front, et sa grimace fut presque imperceptible.

Le sourire du Passeur se figea en voyant son visage, aussi pâle qu'un cadavre. Stupéfait, il la fixa, ses yeux scrutant chaque centimètre de sa silhouette, cherchant des blessures, des signes évidents. Mais il n'y avait rien... pourtant, quelque chose dans son état lui semblait étrangement familier.

Un souvenir remonta, malgré-lui. Lui, courant à travers les bois, un bébé dans les bras... Il ferma les yeux, se forçant à l'ignorer, mais la tension qui crispait ses doigts sur les accoudoirs trahissait sa pensée.

— Le... le roi...!

Le Passeur la regarda longuement, une lueur d'inquiétude fugace. Puis il se redressa légèrement, comme un homme pris dans un dilemme qu'il n'avait pas prévu.

— Tu vas d'abord te reposer. On parlera de ce que tu as vu plus tard.

Ses yeux se fermèrent sur un sanglot qu'elle tenta de retenir. Voilà pourquoi Irene n'aimait pas se mettre dans de telle situation. Ils soulignaient sa vulnérabilité. Elle avait beau se cacher derrière ses broderies et faire preuve de la plus grande prudence, elle finissait par commettre des erreurs.

— Que quelqu'un m'apporte de l'eau. Et un peu de quelque chose pour la remettre sur pied.

Elle paniqua, malgré son état qui s'aggravait à chaque seconde. Un frisson traversa son corps, mais sa voix ne vacilla pas lorsqu'elle répondit :

— Pas question ! On n'a pas de temps à perdre.

Le Passeur la fixa un long moment, son regard pénétrant, comme s'il cherchait à percer ses pensées. Était-elle encore en état de continuer ?
Il sentait la magie qu'elle avait épuisée, la fatigue pure qui l'engloutissait. Il était stupéfait de la voir encore debout avec son regard acéré capable de le tuer sur place.

Il secoua la tête, ses cheveux scintillant sous la lumière des lampes, comme des fils d'argent.
Tout en lui dégageait une autorité glaciale – sa mâchoire carrée, sa posture élancée, ses yeux perçants, tranchants comme un rasoir. Il baissa lentement son regard sur elle, puis, presque avec amusement, il dit :

— Très bien, mais par question de principes, dit-il calmement. Je ne peux pas réfléchir correctement si tout le monde est en tenue... disons, improvisée. Alors, pour l'amour du bon sens, prends mon manteau.

Irene souffla, et jeta qu'un bref regard au manteau sur le dossier de son fauteuil. Elle avait été stupide, à utiliser ses dons comme une béquille pour l'aider.
Le Passeur leva une main avec une exaspération palpable, sans même tourner complètement la tête vers ses hommes.

— Vous avez tous entendu ! Regardez ailleurs ou je vous crève les yeux.

Il la protégeait, l'abritant des regards pervers de ses hommes. Irene baissa les yeux, réalisant la froideur du tissu trop fin qui couvrait son corps. Un frisson la traversa, et elle gémit, serrant ses bras autour d'elle pour cacher sa nudité. Le pelage gris de la souris, encore sur sa peau, la fit frémir.

— Je suis sérieux, dit-il. Je gère assez de chaos. Évite d'en rajouter.

Elle enfila rapidement le manteau, le poids du tissu lourd tombant sur ses épaules. Il l'aida à s'asseoir, sa main effleurant son bras, juste assez pour la rappeler à l'instant présent. Il n'y avait ni douceur ni pitié dans ce geste. Juste une efficacité glacée.

Les tremblements ne la quittaient pas, vestiges des événements qui s'étaient enchaînés trop vite, trop violemment. L'odeur métallique des cellules restait accrochée à sa peau, tenace, tandis que les échos des cris des soldats résonnaient encore dans ses oreilles, comme des spectres refusant de partir.

— Tu trembles.

Irene vacilla, ses jambes fléchissant sous le poids d'une magie qu'elle avait trop sollicitée. Une nausée fulgurante monta en elle, lui tordant l'estomac, et elle se pencha en avant, expulsa un filet de bile.
Chaque respiration était un supplice, chaque muscle hurlait sa rébellion.

— Irene, dit-il sincèrement.

Il prononça son nom avec prudence, comme pour calmer la situation. Irene n'était pas certaine de l'avoir déjà entendu l'appeler par son prénom.

La main gantée du Passeur effleura son épaule, aussi légère qu'une ombre. Pas assez pour la soutenir, mais assez pour ancrer un fragment d'espoir dans le chaos de ses pensées.

— Il y a une grotte sous le château... un réseau d'allées givrées, des créatures, des hommes. Ils font des expérimentations sur eux. Ce sont des esclaves de Crimsone. Des êtres faibles, leurs mutations échouent à moitié. Ils...

Il resta silencieux, ses traits figés dans cette neutralité qu'il portait comme une armure. Pourtant, ses yeux, sombres et tranchants, se fixèrent sur elle avec une intensité qu'elle connaissait trop bien. Le Passeur ne cherchait pas seulement à comprendre : il calculait, traçant déjà des lignes invisibles vers une solution que seul lui pouvait entrevoir.

— Ils sont injectés avec un flux d'énergie, continua-t-elle d'une voix rauque. Par une seringue. Mais ça ne marche jamais vraiment. Ils finissent par...

— Par devenir des monstres, conclut-il calmement.

Irene pouvait sentir la peur dans chaque murmure étouffé. Les hommes du Passeur, pourtant habitués au danger, n'osaient croire aux révélations.

— Moi qui te croyais assez maline pour te fondre dans la foule, dit-il d'un ton presque moqueur, mais son regard, lui, ne quittait pas le sien. Tu es revenue vivante. C'est déjà plus que ce que j'espérais.

Il retira sa main d'un mouvement fluide, comme si ce simple contact avait été une faiblesse qu'il ne pouvait se permettre. Puis, il croisa les bras, son regard fixé sur son prisonnier comme si ses pensées étaient déjà ailleurs, évaluant les implications de ce qu'elle venait de dire.

— Ces choses...

— ...capturent l'âme des vivants, murmura-t-elle. Elles absorbent toute leur vitalité avant de les laisser à moitié mortes dans un monde que personne ne connaît.

Soudain, la voix de l'un d'eux s'éleva, brisant le murmure général de la pièce :

— Qui nous dit qu'elle ne ment pas ? Je vous rappelle qu'elle est une Lady ! Elle pourrait être une traîtresse !

— Si elle était une traîtresse, tu serais déjà mort. Alors, à moins que tu veuilles tester cette théorie, ferme-la.

Le silence qui suivit était lourd, presque suffocant. Irene n'osa pas relever les yeux, sentant le poids de ses mots s'écraser sur elle.

— Ce que tu as vu, minette, ce n'est qu'un début. Si ces expériences deviennent une arme... il n'y aura plus rien à dérober, plus rien à sauver. On ne vole pas un royaume réduit en cendres.

— Le roi veut contrôler tout ça... protéger son royaume...

— Tu crois quoi ? La magie noire n'appartient à personne. Pas même à un roi. C'est juste un outil, et les outils finissent toujours par briser les mains de ceux qui les utilisent mal.

Irene sentit une nouvelle nausée.

Le captif pendait au centre de la pièce, retenu par une corde effilée qui sciait ses chevilles.  Sa tête, renversée, touchait à peine le sol froid, oscillant au rythme du nœud. Un gémissement rauque s'échappa de sa gorge, une plainte qu'il tenta d'étouffer en reprenant son souffle.

Irene leva les yeux vers lui. Elle avait vu pire, mais cette méthode n'en restait pas moins brutale. Juste... efficace, selon les standards du Passeur.

— Tu es réveillé. Bien. Ça aurait été dommage de gaspiller une si belle occasion de me rencontrer, fit le Passeur d'une voix douce, presque amicale.

L'homme se tordit, sa respiration coupée par la douleur. Il ne parvenait même plus à se redresser, comme une marionnette dont les ficelles s'étaient brisées.

— Où... suis-je ? bredouilla-t-il, les yeux noyés de panique.

— Quoi maman t'attends pour le dîner ?

Le Passeur souria, mais ce n'était pas un sourire qui réchauffait. C'était une promesse de souffrance à venir.

— Pas là où tu devrais être, mais là où tu as besoin d'être.

D'un signe de la main, Keir, le colosse au bras mécanique, fit son entrée, portant un seau d'eau glacée. Pas un mot ne s'échappa de ses lèvres. Il versa lentement le contenu sur la tête du captif. Le cri déchira le silence, mais l'homme ne put que l'étouffer sous le choc, ses yeux écarquillés de terreur, son corps secoué de convulsions.

— Maintenant que nous sommes bien rafraîchis et que nos idées sont claires, reprenons.

Il s'approcha, chaque pas mesuré, jusqu'à ce que l'espace entre lui et l'homme se réduisit à presque rien. Il le fixait, ses yeux noirs et froids, comme des billes de marbre.

— Tu sais ce qui se passe sous le château. Je ne vais pas perdre de temps à te demander si tu vas parler. Parce que tu vas parler.

Le captif secoua la tête, les yeux écarquillés par la peur.

— Je... je ne sais rien. Je suis juste un soldat du Cercle d'Or.

Le Passeur haussa un sourcil, comme si la réponse l'amusait. Il tourna alors les yeux vers Keir, qui ne semblait même pas intéressé par le spectacle. Le colosse croisa les bras, son bras mécanique brillant dans la lumière tamisée.

— L'échauffement, ça fait toujours du bien, dit Keir, son bras prêt à actionner quelque chose de bien plus grave.

— Alors, recommençons.

Irene ferma les yeux, exaspérée par le spectacle.
Le captif hurla, mais son cri se perdit dans l'air lourd de la pièce.

— Non ! Attendez !

Le détenu tenta de protester, mais Le Passeur claqua des doigts, et l'un de ses hommes fit tourner la corde. Il
fut projeté dans un tourbillon, et la nausée s'empara de lui, il retint difficilement un haut-le-cœur

— Je réceptionne des caisses. C'est tout !

— Des caisses ? C'est drôle. J'ai entendu dire que les caisses contiennent des esclaves que ton roi transforme en monstre. Mais toi, tu ne fais que transporter, n'est-ce pas ? Un soldat modèle qui ne pose jamais de questions. Je ne sais pas si j'ai envie de te féliciter ou te baffer.

Une nouvelle rotation, et Keir s'avança lentement, ses pas lourds et menaçants.

— D'accord ! D'accord ! haleta le captif, les yeux pleins de terreur. Les cages sont pour les expérimentations. Ils transforment les esclaves dans les cavernes du fond. Avec une pierre. Une pierre étrange... Elle rend le corps froid. Nous n'avons pas accès à la grotte !

— Et après ? demanda le Passeur, toujours calme, comme si ce qu'il entendait n'était rien de plus qu'un rapport quotidien.

— La plupart meurent. Mais d'autres... deviennent fous. Une folie bestiale, incontrôlable. Ils tuent tout ce qui bouge. Ils ne sont plus humains, ils sont... des créatures froides.

— Et ces créatures... que sont-elles vraiment ?

— Des goules.

Le monde sembla suspendre son souffle. Le Passeur, d'ordinaire si impassible, haussait un sourcil, une lueur d'intérêt traversant ses yeux sombres. Irene sentit le malaise s'installer, et même Keir, si insensible, sembla ressentir le sol vibrer sous ses pieds.

— Des goules, chuchota Keir, crispé.

— Oui ! Une d'elles s'est échappée. Elle a tué plusieurs de mes compagnons. . Lors de la parade du Prince des Ténèbres, elle a tué une Lady. Le prince a dû l'arrêter. Seule sa force a pu la stopper.

Le Passeur s'inclina légèrement en avant, un éclat froid passant dans ses prunelles. Comme un prédateur, il n'avait plus qu'à se jeter sur sa proie.

—  Prune Raidmon, intervint Irene, la voix acérée. Vous avez exécuté sa domestique pour camoufler le massacre ! Vous avez accusé les sorcières à tort !

Irene s'avança, chaque pas lourd de colère, les démons de sa rage se faufilant dans son regard, affamés.
Elle pouvait sentir la chaleur monter en elle, prête à éclater. Mais avant qu'elle n'ait l'occasion de réagir, une main ferme se posa sur son bras, la retenait.

Le Passeur la fixa, son expression froide, implacable.

Pas encore.

Irene garda les lèvres serrées, une lueur de défi dans ses yeux, mais elle se laissa retenir. Elle savait qu'une impulsion maintenant pourrait la conduire droit à sa perte. Elle avait assez  de sang sur les mains pour ce soir.

— Trop froid pour mourir, trop froid pour vivre... Alexander, il veut...

— Alexander ? Le Alexander ?

Le Passeur le fixa un instant, silencieux, ses pensées courant à toute allure. Puis, lentement, il fit un pas en arrière.

— Irene, tu as rencontré cet Alexander ?

— Oui, il était dans la forteresse. Conseiller du roi, et celui qui orchestre cette horreur.

— Gros ? Puant ? Sacrément moche ? Un doigt en moins ?

Le Passeur la regarda, intrigué.

—  J'ai l'impression que tu le connais, répondit-elle, une pointe de défi dans la voix.

— Alexander Mortigan, murmura-t-il, comme un poison.

— Aideen m'en avait parlé. Elle lui a fait passer un sacré moment.

Irene ferma les yeux un instant, cherchant dans ses souvenirs.

— Je lui avais offert une chance. Une seule. J'avais demandé à Aideen de lui faire comprendre la valeur de cette chance, en lui prenant un doigt. J'aurais dû lui ordonner de lui trancher la tête. Tout serait réglé. Ses navires, ses hommes, et cette putain de fragrance qu'il disperse dans l'air... tout cela aurait été réduit en cendres, balayé de la surface du monde.

— Aideen ? Aideen Sarallard ? La sorcière de Petras ? balbutia le prisonnier, comme si prononcer le nom pouvait le maudire davantage.

— Tu parles beaucoup pour quelqu'un qui n'a rien d'utile à dire, répondit-il d'une voix tranchante.

Puis, sans le moindre signe d'hésitation, il fit un geste à l'un de ses hommes. La corde se tendit brusquement, coupant l'air dans un claquement sec. Le captif se remit à tourner, lentement, chaque rotation faisant écho à ses soupirs étouffés, son estomac révolté par la douleur et la nausée. Ses protestations se perdirent dans l'obscurité de la pièce, noyées par l'intensité du silence qui les enveloppait.

— Tu vois ? Les conversations inutiles sont rarement productives.

Keir s'avança, l'air contrarié, les poings serrés, la main effleurant la garde de son épée.

— Chef, qu'est-ce qu'on fait de lui ? Il en sait trop, grogna-t-il. Il sait pour Aideen, et il sait aussi qu'Irene est une métamorphe.

Le poids de la situation se fit lourd dans la gorge d'Irene, chaque respiration plus difficile que la précédente. Il en savait trop. Et il ne quitterait pas cette pièce vivant, pas après avoir vu ce qu'il ne fallait pas.

Irene l'avait déjà condamné à une mort certaine.
Elle avait pris son apparence pour la mission, s'infiltrant dans le camp ennemi, et une fois son rôle accompli, elle s'était métamorphosée en souris pour fuir. Mais Alexander, le conseiller du roi, l'avait vu.
Il savait.
La spirale était en marche. Que ce soit par la main de l'un d'eux ou par celle des hommes d'Alexander, il n'y avait pas de retour en arrière. Tout était joué.

Merde, pensa-t-elle, les larmes aux yeux.

Le Passeur observa Irene avec une intensité calculée. Il comprenait la lutte interne qui se jouait en elle, le conflit entre la peur et la logique. Il l'avait vu des dizaines de fois chez d'autres : la tentation de tout abandonner, de laisser les choses s'effondrer.
Mais Irene... elle n'était pas comme les autres.
Elle savait, elle comprenait. Comme lui, elle était une survivante.

Il lui adressa un regard bref, mais suffisant, un ordre tacite dans la lueur de ses prunelles. Ses yeux se détournèrent d'elle pour se poser sur Keir, un sourire effleurant ses lèvres.

— Minette, tu n'as pas besoin d'assister à cela.

Irene déglutit, mais n'opposa aucune résistance.
Elle savait ce qui allait se passer. Alors sans un mot, elle partit. Cependant, un froid s'installa dans son ventre, une lourde certitude : qu'elle n'avait pas tuer un homme mais deux.

Quand la porte claqua, Le Passeur se tourna vers Keir,  une froideur mordante dans la voix, sans laisser de place à la discussion.

— Tu as raison, Keir. La prudence est de mise. Alors, trouvons-lui une nouvelle vocation. Quelque chose d'utile... comme nourrir les poissons.

— Quoi ! Non, attendez ! Je ne dirai rien, je le jure sur Abba...

— Dommage pour toi, je ne crois en aucun dieu, finit-il par dire. 

Il se redressa lentement, l'ombre d'un sourire toujours suspendue sur ses lèvres. D'un signe rapide, deux hommes saisirent le captif, et Le Passeur tourna son regard vers Keir, son bras droit, un regard froid et calculé. Le message était clair. Keir savait ce qu'il avait à faire.

Irene se laissa tomber en arrière sur le canapé, agitant le journal au-dessus de sa tête d'un geste las. Rien de nouveau. Il parlait encore des Trois Pointes, d'une autre exécution publique. Elle laissa échapper un soupir et se vautra davantage, savourant la chaleur du feu qui crépitait devant elle. Sa tête reposait contre le dossier, ses jambes ballantes, indifférentes à tout sauf à la lueur réconfortante de la flamme. Elle avait une terrible envie de dormir... Et elle sombra.

Lorsque Le Passeur referma la trappe derrière lui, il entendit le prisonnier s'écrouler au sol dans un bruit sourd, et ses hommes s'affairaient au sale boulot.
Dans son bureau, il se tourna vers la métamorphe, dont son visage été d'une pâleur inquiétante, presque éthérée sous la lumière tamisée.

— Bon...

— Si tu penses que je n'ai aucune raison de m'attarder ici, dis-le moi franchement, lança-t-elle, son ton froid mais piquant.

Il esquissa un sourire en coin.

— Je parierais tout mon argent que tu ne tiendrais pas debout après trois pâtés de maisons, répliqua-t-il, les yeux brillants de défi.

— Tu veux parier ?

— Tu as utilisé ta magie pour t'endormir aussi vite ? Ça fait vingt minutes que mes hommes foutent le bazar en bas, et tu dors comme une morte.

— Je ne me suis pas endormi !

Il haussait un sourcil, un léger rictus sur les lèvres.

— Je t'ai entendu ronfler. Je pensais que tu t'étais transformée en cochon, répliqua-t-il, sans filtre.

Elle le fixa un instant, avant de lui lancer les journaux qu'elle tenait dans la main, l'air faussement outrée.

— Cher Passeur, tu n'es qu'un menteur. J'ai juste fermé les yeux un instant !

Il rattrapa les papiers en plein vol, un léger sourire se formant sur ses lèvres alors qu'il secouait la tête.
Il savait qu'il aurait dû lui dire de partir, qu'elle n'était pas la bienvenue ici, mais quelque chose dans l'état dans lequel elle se trouvait le retenait.
Le Passeur n'était pas du genre à tolérer les faiblesses, mais il n'était pas prêt à la laisser s'effondrer sous ses yeux.

— Je n'ai pas ronflé, n'est-ce pas ?

— Comme un tambour de guerre. Je ne savais pas que les Lady pouvaient faire autant de vacarme. Tu pourrais rivaliser avec certains de mes hommes, plaisanta-t-il, ses yeux brillants d'un amusement qui contrastait avec la situation.

Irene frappa du poing le coussin du canapé, un geste qui fit naître un sourire furtif sur les lèvres du Passeur. Elle soupira, puis laissa son bras pendre, ses doigts effleurant les fils du vieux tapis tandis que ses yeux se perdaient dans le plafond. Le silence s'installa dans le bureau, épais et suffocant, brisé uniquement par le crépitement du feu.

— Comment tu te sens ?

— Bien.

— Chère minette, tu n'es qu'une menteuse, dit-il en reprenant ses mots.

Elle laissa échapper un rire léger, presque imperceptible. Puis, d'un geste fluide, elle ôta ses jambes de l'accoudoir et se redressa. Son regard vide de tout espoir frappa le Passeur.

— Tu souhaites en parler ? dit-il finalement, sa voix basse et mesurée, mais avec cette pointe de dureté qui n'échappait à personne.

Il ne cherchait pas à la consoler. Il ne cherchait pas à la comprendre. Mais il savait que parfois, ceux qui s'en sortaient étaient ceux qui osaient se confronter à ce qu'ils fuyaient.

— Il créer une armée...

— Je l'avais bien compris.

— Tu ne comprends pas ! J'ai senti sa magie. J'ai eu l'impression d'être dans la chair d'un dieu vivant, de sentir le souffle des créatures du mal qui m'entouraient. C'était... insupportable.

Le Passeur s'installa lentement derrière son bureau. Il croisa les bras, une posture calculée, son regard implacable se fixant sur Irene.

— Je... tu dois trouver quelqu'un d'autre. Il y a une fille, Jane. Elle est comme moi, elle a le don de métamorphe. Elle pourrait t'aider.

— Jane Rutherford ? La chanteuse d'opéra ?

Irene se mordit l'intérieur de la joue, comme pour retenir des mots qu'elle savait inutiles.

— Oui. Elle pourrait t'aider... avec ses contacts.

Un silence lourd s'installa, et Le Passeur se leva enfin, ses pas mesurés résonnant dans la pièce. Il la regarda, mais cette fois avec une précision presque clinique, comme si elle n'était qu'une pièce parmi d'autres dans une longue série de calculs.

— Non. Je ne fais confiance qu'à ce qui est rare ! Elle n'est pas toi.

Irene sentit son estomac se serrer. Ce n'était pas la première fois qu'il parlait ainsi, mais chaque fois, c'était comme si ces mots la piquaient davantage.
Il savait exactement où frapper, il savait où la pousser à douter.

Elle n'eut pas le temps de répondre. Le Passeur l'observa intensément, son expression figée. Il n'avait pas besoin de la comprendre pour savoir exactement ce qu'elle était, ce qu'elle valait, et quelles faiblesses elle cachait sous ses airs impassibles.

Il s'arrêta juste devant elle, assez proche pour que la tension entre eux soit palpable, mais suffisamment distant pour garder le contrôle.

— Tu vois, Irene... tu es une arme. Et parfois, même les armes ont leurs faiblesses. Mais ça, tu le sais déjà, n'est-ce pas ?

Un frisson involontaire lui parcourut l'échine. Il avait raison, elle le savait. Mais lui, il ne se contentait pas de comprendre les faiblesses. Il les exploitait.

— Je ne suis pas ton pantin, cracha-t-elle, sa voix tremblante mais pleine de colère.

Le Passeur ne sembla pas surpris. Il avait vu ce genre de réaction avant. L'instinct de survie, la fierté blessée. Mais il n'était pas là pour l'apaiser, et il n'attendait pas de soumission. Il la regarda longuement, analysant chaque mouvement, chaque mot. Puis, avec cette froideur calculée qui le caractérisait, il haussait un sourcil.

— Non, tu n'es pas mon pantin. Mais tu ferais bien de ne pas oublier que dans ce jeu, tu n'es pas la seule à tirer les ficelles.

Le silence s'étira, lourd, saturé d'une tension presque tangible. Irene sentit la morsure de ses mots, mais aucun muscle de son visage ne bougea. Elle connaissait cette danse silencieuse, cette guerre de regards où chaque fraction de seconde compte. Les métamorphes étaient toujours sous l'œil vigilant du monde, captifs de leur propre existence.

— Tu joues dans ma cour, maintenant. Et dans ma cour, on s'assure que personne ne tombe.

— Aideen..., murmura-t-elle, les lèvres effleurant à peine le nom.

Elle bloqua le sanglot qui allait s'échapper de sa gorge. Elle était épuisée par tous ces sentiments.

— Si ces créatures sont leur force, alors elles ont forcément une faille. Et nous, on trouve toujours les failles, n'est-ce pas ? dit-il d'un ton si sûr que ça en devenait presque déstabilisant.

— Quoi ? Tu veux t'interposer à ça ? lança-t-elle, les bras croisés, cherchant à masquer son propre doute.

Le Passeur lança son sourire indétectable toujours ancré sur ses lèvres.

— Ce n'est pas nous qui avons déclenché la guerre, répliqua-t-il calmement, comme si l'idée de se rebeller n'était qu'un simple énoncé de faits.

— Tu veux te rebeller ? Au roi et ses armées ? Même l'homme le plus fou ne prendrait pas un tel risque.

— Tu vois, parfois l'unique chance de survie réside dans ce que les autres appellent un risque insensé. Et parfois, il suffit de savoir jouer la folie avant qu'elle ne te dévore.

Malgré elle, un sourire furtif effleura les lèvres d'Irene. Elle s'avança lentement, s'arrêta à quelques centimètres de lui et le fixa, sans ciller. Son visage, marqué par la fatigue, avait retrouvé un peu de couleurs.

Le Passeur sentit une étrange tension se former entre eux, une tension qu'il n'aurait pas cru capable de ressentir. Irene, si déterminée, si implacable, avait brisé cette barrière invisible, cette distance qu'il avait toujours su maintenir.
Ses yeux se perdirent sur son visage, cherchant une explication à cette proximité nouvelle, à la manière dont elle venait de le désarmer. C'était une sensation inédite, une vulnérabilité qu'il ne s'accordait jamais, pas même aux plus proches de ses alliés.

Puis, soudainement, elle s'écarta, et avant qu'il n'eût le temps de réagir, elle se tourna vers la boîte à bonbons posée sur son bureau.
Un soupir s'échappa d'elle, trahissant un épuisement bien plus profond qu'elle ne voulait l'admettre. Elle s'affaissa dans le fauteuil, posant ses jambes sans cérémonie sur la surface en bois, le regard braqué sur lui.

— Une fois que j'aurai repris des forces, tu m'expliqueras ton plan, Passeur, dit-elle en enfournant une sucrerie dans la bouche.

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