Chapitre 14

« La métamorphose est un art qui demande précision et instinct. Tout comme mes robes, mes transformations doivent séduire, désarmer et cacher l'essentiel. Aujourd'hui féline, demain ombre, et toujours un pas devant ceux qui tentent de me suivre. »
Pensées d'Irene, carnet d'atelier, p.12



Irene avait deux problèmes : l'armure qui la démangeait et le roi qui marchait derrière elle.
Elle aurait dû être ailleurs. Bien ailleurs. Dans son atelier, Le Palais des Parures, en train de maudire chaque point de couture d'un bustier destiné à cette vieille harpie de Dame Delcourt. C'était là-bas qu'on attendait Irene, en sécurité. Invisible. Docile. Insignifiante.

Mais elle n'y était pas.

Non, à la place, elle avançait dans les profondeurs glacées sous le château royal... Quinze minutes.
C'est tout ce qu'il lui avait fallu pour assommer un officier du Cercle d'Or, lui voler son uniforme et pousser son pouvoir de métamorphose à ses limites pour adopter ses traits.
Et maintenant ? Elle suffoquait. L'armure lui collait à la peau, chaque plaque de métal mordant sa chair comme pour lui rappeler qu'elle n'était qu'une imposture.

Quelle idée de faire une armure en plaqué or ! pensa-t-elle. Ils croient impressionner qui avec leur camelote dorée ?

Irene avançait, le menton levé, chaque pas claquant contre la pierre avec une précision martiale. Elle ne ralentissait pas. Pas même quand les pensées intrusives lui écorchait l'esprit, ni quand le froid mordait chaque jointure, s'insinuant jusque dans ses os. Elle ne donnerait pas à ce lieu le plaisir de la briser.

Elle ignora la sueur qui traçait des sillons le long de sa nuque et l'odeur rance de l'armure – ou peut-être celle du sang séché qu'elle n'avait pas eu le temps de nettoyer. Ce n'était pas comme si elle pouvait s'arrêter pour ajuster quoi que ce soit.
Pas avec le roi dans son dos.

Taron Elmond Stark.
Il n'avait pas besoin de lever la voix. L'air lui-même semblait ployer sous son autorité. C'était dans sa manière de se tenir : immobile, imposant, comme un prédateur qui n'avait pas besoin de bondir pour rappeler qu'il était au sommet de la chaîne alimentaire.
Même son silence était une arme. Une pression sourde, implacable, qui forçait tout l'espace à se courber sous sa volonté, comme si le monde entier battait au rythme de sa présence.

Sois maudit, Passeur, songea-t-elle, serrant les dents pour ne pas flancher.

Les tunnels s'étendaient sous le château comme un réseau de veines anciennes, enfoui sous des siècles de secrets. La sécurité en ces lieux était maximale : des runes glacées pulsaient, entretenues par des mages aux visages fermés, comme si elles retenaient une horreur tapie, impatiente de se libérer.

Tout dans cet endroit exsudait une puissance froide, inhumaine. La magie ici était ancienne, impitoyable et corrompue.

Les arches de pierre, imposantes mais ébréchées, s'élevaient au-dessus d'eux, comme si les dieux eux-mêmes ne voulaient plus voir cet endroit.
Le sol était parsemé de flaques stagnantes et de givre, Irene y aperçut le visage qu'elle portait : celui d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Une mâchoire carrée, des yeux sombres, des cheveux épars sous un casque d'or.

Du calme, Irene. Reste dans le rôle. Un soldat qui hésite, c'est un soldat mort.

L'air, lourd et chargé d'une humidité glaciale, s'insinuait sous son armure, traçant des frissons le long de sa peau. Elle n'aimait pas cet endroit. Elle n'aimait pas la manière dont le silence semblait vivre, résonner, s'infiltrer dans chaque recoin de ses pensées.

Mais ce qui la dérangeait le plus, ce n'était ni l'écho de leurs pas, ni les ombres qui dansaient sous les arches. Ce n'était pas non plus l'odeur âcre de terre et de métal rouillé. Non, c'était cette autre odeur : celle de la mort. Une odeur rance et lourde, comme un cimetière fraîchement retourné.

Sois discrète, n'engage pas le combat, avait ordonné le Passeur. Elle pouvait tolérer ses ordres absurdes, ses plans tordus, mais celui-là passait mal.
S'il n'y avait pas eu d'enjeu plus grand, elle se serait transformée en bête, aurait arraché les yeux du roi et l'aurait laissé hurler, juste assez longtemps pour savourer sa peur, avant de lui trancher la gorge à coups de crocs.
Le roi était là, à quelques pas derrière elle, avec dix gardes à peine.
Elle pourrait les anéantir. Ici ! Maintenant !

— Tu connais cet endroit ? demanda un soldat devant elle.

— Ferme-là, grogna un autre.

Une réponse banale, mais l'échange fit vibrer l'atmosphère, déjà tendue à l'extrême, saturée d'une tension palpable.

Ils tournèrent à l'intersection, et Irene dut lever la tête, tordant son cou, pour apercevoir les statues qui se dressaient au-dessus d'eux. Elles étaient gigantesques, sculptées dans la pierre avec une précision terrifiante. Les rois de la lignée des Stark...

Les érudits de Petras, maîtres des registres anciens, avaient fait de la bataille d'Orion Elmond Stark Ier une sorte de renaissance pour le territoire. Leurs mots avaient été inscrits dans les livres comme des vérités sacrées, et la statue de ce premier roi semblait les incarner à la perfection. Elle était colossale, presque démesurée. Dans sa main, Orion brandissait la tête tranchée de l'ancien roi elfe, défiant le ciel. Vingt-sept ans de règne gravés dans l'éternité.

À côté, une autre statue, plus petite mais tout aussi redoutable. Mohan Stark II, son fils, n'avait régné que cinq ans. Un tyran. Un homme perdu dans l'ivresse et la cruauté, destructeur autant sur les champs de bataille que dans les cœurs.

Taron Elmond Stark III vint après. Il ne se contenta pas de suivre son exemple, il surpassa même la brutalité de son père. Son règne marqua l'apogée d'une oppression étouffante, un contrôle implacable sur chaque vie,

Irene baissa les yeux, un frisson glacial courant le long de sa colonne vertébrale. Elle força ses muscles à rester tendus, à ne pas céder à la lourde pression du regard silencieux des morts. Elle poursuivit son chemin, chaque pas calculé, dissimulant soigneusement la peur qui grondait en elle, prête à éclater.

Par les dieux... Que la maladie te ronge Passeur !

Plus ils s'enfonçaient, plus le froid mordait, tranchant comme la lame d'un poignard. Il s'insinuait partout : entre les jointures de l'armure volée, sous sa peau, jusque dans ses os. Irene avait d'abord pensé que c'était son esprit qui lui jouait des tours.
Mais... ce n'était pas une simple impression, ce froid-là était bien réel, vivant, presque cruel.

La température avait chuté d'un seul coup dès qu'ils avaient pénétré dans les entrailles de la grotte.
Un givre bleuté serpentait le long des parois, emprisonnant les ombres des torches pour les renvoyer dans des éclats spectraux.

Même les bastions semblaient proches de céder. Leurs souffles se transformaient en volutes blanchâtres, et la moitié d'entre eux tremblaient, leurs doigts crispés contre leurs gantelets métalliques.

Irene tenta un bref regard vers le roi, mais son courage se brisa avant même que ses yeux n'atteignent sa silhouette. La peur l'engloutit, l'immobilisa. Elle se força à garder son attention sur sa mission : collecter suffisamment d'informations. Juste assez pour que le Passeur puisse assembler les morceaux du puzzle.

Le groupe s'arrêta net.
Devant eux, l'arche massive se dressait comme la gueule d'un prédateur prêt à engloutir tout intrus.
Elle ouvrait sur une caverne glacée, immense et silencieuse, où les cristaux de glace tapissaient les murs comme une armée spectrale.

Et l'odeur... une puanteur suffocante, presque tangible, saturait l'air. C'était un mélange infect de magie et de décomposition. Elle s'insinuait dans ses narines, tournant son estomac à chaque respiration. Irene jura que personne d'autre ne semblait le remarquer.
Elle avait l'impression d'être la seule à percevoir cette vague nauséabonde, collante comme un cauchemar.

— Votre Majesté, Roi de Petras, Héritier des Âges et Protecteur du Royaume et des Hommes.

Un homme émergea de l'ombre, sa silhouette s'inclina en posant un genou à terre. Le roi n'eut pas besoin de parler longtemps pour le faire se relever, un simple geste de la main suffisant à transmettre son commandement.

L'odeur fut la première chose à heurter Irene.
Une vague suffocante d'eau de Cologne envahit ses narines, mais elle n'arrivait pas à masquer ce qui se tapissait en dessous : l'odeur de cadavre, de chair pourrie et d'une terre imbibée de mort.
Une essence lourde, saturée de magie noire, enveloppait tout. Chaque respiration était une torture. Un goût de fer rouillé s'insinua sur sa langue, amer, écœurant. Elle déglutit difficilement, luttant contre la nausée.

— Mes créations sont-elles prêtes ? demanda le roi.

L'homme hésita, un battement de cœur de trop. Il redressa légèrement la tête, mais sa voix trahissait une peur qu'il n'arrivait pas à masquer.

— Les mutations... elles ne répondent pas encore, Votre Majesté. Les cobayes... ils ne survivent pas, ou bien sombrent dans la folie.

Le silence qui suivit fut pire que la réponse elle-même. Plus lourd, plus froid. L'air sembla se figer, comme si le temps refusait d'avancer. Irene sentit sa gorge se serrer, l'instinct animal d'une proie face à un prédateur supérieur. Quelque chose dans cette pièce, dans ces mots, dans cet homme transpirait la mort.
Et pour la première fois depuis qu'elle avait enfilé cette armure, Irene douta de pouvoir en ressortir vivante.

— Prends tes navires. Retourne à la prison de Crimsone et prends autant d'esclaves qu'il te faut.

— Votre Majesté... c'est un immense honneur... mais il serait peut-être plus sage de reconsidérer l'approche. Ces hommes... ces hommes ne sont pas faits pour endurer une telle transformation.

Le ton ne manquait pas de respect, mais la suggestion, aussi prudente fût-elle, fit vibrer l'air d'une tension palpable.

— Es-tu en train d'insinuer que j'ai fait une erreur, en te confiant cette tâche, Alexander ?

— Le problème, Majesté...

— Le seul problème que je vois, Alexander, c'est ta lenteur.

— Que les dieux me damnent si je remets votre jugement en cause, mon roi !

Le roi fixa son conseiller d'un regard calculateur, une analyse froide et méthodique. Puis, lentement, un rictus cruel étira ses lèvres.

— Les sujets sont trop faibles, reprit Alexander, sa voix tremblante. Ils ne tiennent pas. Certains... se brisent avant même que la transformation ne commence.

Le conseiller déglutit, et Irene , à quelques pas derrière, remarqua la perle de sueur qui glissait lentement le long de sa tempe.

— Mais peut-être pourriez-vous juger par vous-même ce que l'on peut en tirer.

Un silence s'abattit, lourd et glacial, tandis qu'Alexander osait à peine respirer. Finalement, d'un simple geste de la main, le roi lui ordonna d'avancer.

Sans un mot de plus, ils s'enfoncèrent ensemble dans l'ombre oppressante de la grotte, les torches vacillant dans leur sillage. Les soldats postés au bastion se tendirent à l'ordre bref et tranchant qui claqua derrière eux :

— Ne bougez pas.

Les minutes s'étirèrent dans un silence nerveux, le froid semblant s'épaissir, s'insinuant dans les esprits des gardes immobiles. Irene resta à sa place, se fondant suffisamment dans son rôle pour ne pas attirer l'attention des autres, même si chaque fibre de son être l'implorait de partir.

Puis, d'un coup, un hurlement déchirant fendit l'air, animal et inhumain, vibrant d'agonie et de rage. Il se répercuta sur les parois glacées, amplifié jusqu'à devenir insupportable. Les soldats échangèrent des regards, l'incertitude gravée sur leurs visages, mais aucun ne bougea.
Et soudain, une explosion retentit. Pas de feu ni de chaleur, mais un bruit sourd et glacé.

Irene sentit sa gorge se nouer. Elle n'avait jamais entendu de semblable. Non, elle n'avait jamais entendu un humain hurler de douleur et de terreur comme maintenant.

Rien de vivant ne pourrait produire un son pareil. Qu'est-ce qu'ils font là-dedans ?

Son esprit se bousculait, ses pensées tournaient en boucle, et chaque fibre de son être lui hurlait de fuir. Mais ses pieds restaient ancrés dans le sol, pris dans une immobilité forcée, comme si l'air glacé la clouait à cet endroit.

Le roi réapparut finalement, accompagné d'Alexander. Contrairement à ce qu'elle s'attendait, il ne semblait pas troublé, ni même légèrement affecté par ce qu'il venait d'entendre. La tension qui avait électrisé l'air auparavant s'était dissipée, remplacée par une calme indifférence.

— Elles ne connaîtront ni la douleur, ni la peur, avoua Alexander en marchant aux côtés du roi. Sa voix était basse, presque admirative. Une armée sans souffle.

— Nous n'aurons plus besoin d'eux bientôt, dit-il en désignant les soldats qui se tenaient à quelques pas. Chaque homme est une faille. Mais ces créatures... Elles sont l'avenir.

Irene sentit le sang battre dans ses tempes, un martèlement sourd qui résonnait avec l'instinct primal qui lui criait de partir. De sortir d'ici, d'arracher cette armure et de courir. Mais elle ne bougea pas. Pas encore. Chaque mot prononcé par le roi confirmait ses pires craintes. Il construisait une armée glaciale, implacable, qui marcherait sur le monde, laissant derrière elle un désert de glace et de mort.

Alexander inclina la tête, son sourire servile le rendit encore plus méprisable à ses yeux.

— Vous êtes un visionnaire, mon roi. Cette armée est le reflet de votre génie. Avec elles, votre règne ne connaîtra ni ennemi ni faiblesse.

Le roi s'arrêta soudain, ses yeux perçants fixant le groupe de soldats assemblés dans la caverne.

— Ils te faut des hommes aguerris. Les esclaves sont trop faibles pour supporter le flux de la pierre. Utilise les derniers comme sujets, les autres serviront de nourriture pour ceux qui sombrent dans la folie.

Irene avait l'impression que chaque mot prononcé était une cloche de fer, battant son esprit jusqu'à l'extinction de toute raison.

Le regard de Taron se posa sur eux, glacial, perçant. Puis, sans prévenir, il se tourna vers Alexander, ses mots résonnant comme une sentence :

— Ils feront l'affaire.

— Oui, oui ! Ils seront parfaits ! répondit Alexander.

— Suivez Alexander, soldats ! ordonna le roi.

Taron observait le soldat avec un regard si perçant qu'Irene se demanda un instant s'il pouvait voir au-delà de son déguisement. Un seul regard suffirait.
Il n'avait pas besoin de mots pour réduire quelqu'un à l'état de pion, insignifiant et remplaçable, sur l'échiquier qu'il contrôlait de ses mains de fer.

La peur la frôla, mais ce fut surtout l'angoisse qui s'insinua sous sa peau, alimentée par une rage féroce, prête à exploser.

Les soldats n'eurent pas le choix. Sous son autorité silencieuse, ils se mirent en marche, hésitants, traînant leurs pas dans une obéissance nerveuse. Irene, au milieu d'eux, masquait sa paranoïa sous un masque d'impassibilité qu'elle espérait convaincant. Pourtant, chaque pas lui donnait l'impression de s'enfoncer un peu plus dans la gueule du loup.

Sainte Abba, protège-moi...

Le chemin devant eux se tordait comme une créature vivante, serpentant dans les profondeurs avec des torches faiblardes pour seules compagnes.
Les flammes vacillaient, projetant des ombres mouvantes sur les murs, comme si elles tentaient de fuir elles aussi. Plus ils descendaient, plus l'atmosphère devenait oppressante, et plus Irene sentait sa magie crépiter dans son esprit.

Des rugissements, des craquements sinistres, et des cris à glacer le sang résonnaient depuis les cellules qu'ils longeaient. Un rayon de lumière, vacillant, traversa les barreaux, projeté par une torche tenue par l'un des soldats.

Irene sentit une onde glaciale remonter le long de sa colonne vertébrale. Elle aurait juré un instant, que des griffes invisibles s'étaient agrippées à sa peau, que des écailles glacées apparaissaient sur son dos. Comme si son corps lui-même, par instinct de survie, lui ordonnait de se métamorphoser.

La sensation s'aggrava lorsqu'elle aperçut les silhouettes tapies dans les cellules.
Des esclaves, leurs corps réduits à des carcasses tremblantes, sanglotaient, recroquevillés dans des coins d'ombre. Un homme, ailée, assis contre un mur, regardait le vide, les yeux éteints, la bouche légèrement entrouverte comme s'il avait oublié comment respirer.
D'autres étaient pliés en deux, vomissant à quatre pattes, leurs mains tremblantes. Et à leurs côtés, des enfants... ou ce qu'il en restait. Leurs petits corps immobiles, froids, figés dans une position qui aurait pu passer pour du sommeil, si ce n'était pour l'absence totale de souffle.
Irene se hérissa.

Elle n'eut pas le temps de détourner les yeux qu'un bras jaillit d'une cellule, agrippant violemment sa cape. Des doigts maigres, osseux, accrochés comme un étau, tremblants mais désespérés.

— Aidez-moi... je vous en supplie... murmura une voix rauque, brisée, à peine audible. L'homme n'avait plus de force, mais c'était comme si toute sa vie dépendait de ce dernier souffle, de ces derniers mots.

Avant qu'Irene ne puisse bouger ou répondre, Alexander intervint.

Avec un sourire cruel et dégoûté, il activa un dispositif fixé à sa ceinture. Une décharge électrique explosa dans un crépitement, frappant le prisonnier à travers les barreaux. L'homme hurla, son corps secoué par des spasmes incontrôlables avant de retomber lourdement sur le sol de pierre.

— Je t'avais prévenu, vermine, grogna Alexander en essuyant les mains comme s'il s'était sali. Puis, il se tourna vers le groupe, sa voix pleine de mépris :

— Ne vous approchez pas trop des cellules. Ces cafards ont une fâcheuse tendance à ramper hors de leur trou quand ils sentent une once de pitié.

Irene dut réprimer un frisson. Ce n'était pas de la peur. Non, c'était une colère froide et sourde qui bouillonnait dans ses entrailles. Ce sentiment s'intensifia lorsqu'elle sentit la magie du prisonnier, probablement un mage, où du moins ce qu'il en restait. Elle serra les poings, mais son visage resta impassible. Elle ne pouvait pas se trahir, pas maintenant, pas ici.

Les soldats échangèrent des regards nerveux, mais personne n'osa protester. Irene, elle, ravala sa rage et avança, le cœur battant et les pensées tournant autour de ce qu'elle venait de voir.

Chaque pas nous rapproche de la fin. Je dois partir. Je dois... mais pas encore. Je dois d'abord comprendre ce qui se cache ici... Merde, que ferait Aideen à ma place ?

La métamorphe le savait : les soldats avançaient comme des brebis menées à l'abattoir, inconscients du sort qui les attendait. Irene sentit un frisson lui parcourir l'échine, non à cause du froid glacial, mais de la certitude grandissante qu'elle était la seule à comprendre l'horreur imminente.

Ils débouchèrent enfin dans un long couloir obscur, où des chaînes pendaient lourdement des plafonds voûtés. Chaque chaîne était reliée à une sphère de cristal brillant d'une lueur maladive, éclairant à peine les ombres mouvantes à l'intérieur des cellules.

Des formes indistinctes se mouvaient derrière les barreaux, leurs silhouettes tordues et déformées comme si elles n'appartenaient plus à ce monde. Certaines étaient figées, mortes depuis des jours, leurs corps rongés par le temps. D'autres, si elles étaient encore vivantes, semblaient errer dans une folie silencieuse, leurs gestes étrangement inhumains.

Ils s'arrêtèrent devant une geôle particulière.
Le silence fut brisé par le bruit terrible de griffes grattant le sol, un bruit visqueux, presque animal, qui fit se tendre chaque muscle d'Irene. Un frisson lui traversa l'âme. Il n'y avait aucune limite à l'horreur qui se cachait ici.

Que les ténèbres nous épargnent...

— Votre roi a donné des ordres et ils seront exécutés.

Aucun ne broncha. Pourtant, le Cercle d'Or se tourna d'un même mouvement vers le hurlement. Un frisson parcourut la ligne de soldats, mais ce fut Alexander qui rompit le silence, un sourire glacé se dessinant sur ses lèvres.
À cet instant, une vague de froid pur et meurtrier s'abattit sur eux, glaçant l'air et figeant les sens. De la glace, infinie et impénétrable, enveloppa la pièce, aussi dévorante que l'obscurité elle-même. Même pour Irene, et...

Irene se retrouva de nouveau devant sa belle-mère. Tu n'es qu'un monstre déguisé en humain. Si seulement tu savais te tenir comme une vraie femme, tu n'aurais pas besoin de t'abriter derrière ces... ces transformations grotesques. C'est un fardeau, Irene, un fardeau que tu portes comme une malédiction. Chaque fois que tu changes, tu nous rappelles que tu n'as rien d'humain en toi. Rien.

Irene secoua la tête violemment, cligna des yeux, et la vision s'évanouit. Il ne restait plus que le froid et le Cercle d'Or qui tremblaient. Elle pouvait encore ressentir cette rage sourde qui bouillonnait en elle, mais elle n'avait pas le temps de s'y attarder.
Le Passeur lui avait dit de fuir dès qu'elle sentirait un danger, ou une magie qui ne provenait pas de cette terre. Si elle avait obéi, si elle avait suivi ses ordres à la lettre, elle serait déjà loin, hors de ce souterrain maudit.

Elle se mit à avancer dans la poudreuse, à explorer la vaste salle en se guidant de son odorat. Quand l'odeur l'enveloppa complètement Irene sentit le sol se dérober sous ses pieds. Devant elle l'horreur se présenta :

Quatre silhouettes émergèrent de l'ombre, tirées par des chaînes rouillées qui raclaient le sol dans un bruit strident. Leurs corps... Que les dieux leur viennent en aide.
Leur peau n'était plus qu'un marbre fissuré, un mélange grotesque de chair mutilée et de glace qui brillait sous la lumière vacillante de la torche. Des os saillaient à des endroits où ils n'auraient jamais dû être. Leurs bras étaient tordus comme si quelqu'un avait tenté de les remodeler à mains nues - et échoué. Morts ? Non... pires que ça.

Ils étaient nus, leurs torses creusés par la faim et leurs membres tremblant sous un froid que personne ici ne ressentait. Mais c'étaient leurs yeux qui glacèrent le sang d'Irene. Des prunelles mortes. Figées. Pourtant... conscientes. Et pleines d'une douleur si vive qu'elle semblait transpercer la distance entre eux et les vivants.

Derrière les barres de fer de leurs cages, les créatures restaient immobiles, accrochées aux barreaux, leurs griffes crissant lentement contre le métal comme si elles caressaient le moment avant d'agir. Leurs bouches étaient grandes ouvertes, mais aucun son ne sortait. Ce silence-là ? C'était pire que n'importe quel cri.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?! s'écria l'un des soldats, déjà en train de dégainer son épée.

L'une de ces choses bondit. Vite. Si vite qu'Irene n'eut à peine le temps de reculer. Mais la créature s'arrêta net, comme frappée par un mur invisible. Les chaînes à son cou se tendirent dans un bruit sec et sinistre.

Les autres suivirent, s'écrasant contre les barreaux avec une frénésie incontrôlée. Pas d'attaque coordonnée. Pas de stratégie. Juste une faim bestiale, brute, comme si elles ne voulaient qu'une chose : leur arracher les entrailles.

— Elles sont mortes de faim, dit Alexander, sa voix calme et terriblement détachée. Ces... êtres n'étaient rien d'autre que des esclaves de Crimsone, continua-t-il en haussant les épaules. Sous-alimentées, faibles. La mutation n'a pas fonctionné.

— Mutation ? répéta un soldat, le souffle court.

— Une grande armée est en marche, dit-il. Et vous, messieurs, vous avez été choisis pour rejoindre l'effort.

Irene jeta un coup d'œil à sa main bandée. Le tissu semblait imbibé de son sang. Chaque muscle de son corps se mit en alerte.

Mais à peine étaient-ils arrivés que la scène devint irréelle. Les soldats furent figés sur place, pris dans un filet invisible. En un instant, des sphères de glace translucide se formèrent autour d'eux, les emprisonnant dans un silence glacial, suspendus comme des marionnettes figées dans le temps. Ils flottaient dans l'air, leurs corps rigides et sans vie, comme un tableau macabre suspendu au-dessus du sol.

— Par qui allons-nous commencer ? demanda Alexander, son regard glissant lentement vers Irene.

Le monde sembla se figer. Elle chercha désespérément une ouverture, une brèche à travers laquelle elle pourrait fuir, mais tout semblait fermé. Un frisson glacé se répandit dans ses veines.
Elle frappait sur les parois de la sphère, tout en sentant son être pris dans un étau de désespoir. C'était la fin, elle le savait.

— Apportez-moi la seringue.

— Pourquoi faites-vous ça ? hurla Irene, la voix tremblante d'indignation et de terreur.

— C'est le seul moyen de rendre la justice, répondit-il, un sourire cruel étirant ses lèvres.

— La justice ? Quelle justice voyez-vous dans tout ce qui se passe ici ? rétorqua-t-elle, ses yeux lançant des éclats de défi.

Alexander s'approcha lentement, son regard perçant.

— La magie est une menace colossale. Pour l'éliminer, il nous faut un égal, cracha-t-il, son ton acide et glacial.

Les rugissements et gémissements provenant des autres cellules résonnèrent, emplissant l'air d'une horreur palpable.

Les soldats luttaient désespérément contre la transformation des créatures... ces choses impies. Irene sentit son cœur se serrer dans sa poitrine, une pression glaciale envahissant ses veines. Un homme, qui semblait avoir eu recours à cette magie approcha. Sous l'ordre d'Alexander, il leva la main... la seringue, la mort !
La pointe brillante de l'aiguille s'approcha dangereusement de sa tempe, mais une rage sauvage monta en elle.

Bande d'enflure !

Sans réfléchir, son instinct de métamorphe se réveilla. Dans un mouvement fulgurant, elle esquiva la piqûre d'un geste rapide, fendant l'air comme une ombre.
Irene agrippa le bras de l'homme, ses doigts devenant une force d'un animal sauvage.

Le soldat n'eut pas le temps de réagir avant qu'Irene ne le tire violemment vers elle. Le bruit de ses os qui craquaient sous l'impact résonna dans la grotte.

La sphère de glace autour d'elle se brisa dans un fracas monstrueux, éclatant en milliers de fragments scintillants.
L'homme tomba à genoux, son bras brisé, l'air ahuri par la rapidité et la force de l'attaque. Ses sens étaient affûtés, prêts à fuir, à attaquer à nouveau.

— Gardes ! hurla Alexander, en reculant.

Irene se rua vers l'homme. Lorsqu'elle le vit, un frisson glacé parcourut sa colonne. Son visage était vide, comme une coquille laissée à l'abandon, et ses yeux étaient translucides, dénués de toute vie. C'était comme s'il n'était plus qu'un écho de l'être humain qu'il avait été.

— Qui es-tu ? interrogea-t-elle.

Les mains d'Irene s'étaient refermées sur sa gorge, un contact glacial, dépourvu de chaleur humaine.
Elle sentit tout d'abord le froid intense de sa peau, puis l'absence totale de battement de cœur, un vide qu'elle n'avait jamais connu. Ce n'était pas un homme, ce n'était plus qu'une carcasse animée.

— Recule, siffla-t-il d'une voix qui semblait émaner des ténèbres elles-mêmes, un sourire déformé étirant ses lèvres.

Les yeux d'Irene rencontrèrent ceux de la créature, et tout ce qu'elle pouvait percevoir était une malfaisance millénaire, un mal ancien et vaste, qui semblait se dessiner dans ces prunelles vides. Elle en frissonna, mais une rage féroce lui serra le ventre. Elle resserra sa prise.

— Qui es-tu ?

La créature sembla hésiter, avant que la voix d'un jeune homme ne s'élève, faible, brisée, comme un écho des restes de son humanité.

— Tuez-moi... je vous en conjure, tuez-moi, implora-t-il, sa voix pleine de souffrance. Je m'appelle...

Il n'eut pas le temps de finir. Un frisson parcourut son corps, et il se figea, les lèvres tremblantes, comme s'il avait vu quelque chose qu'aucun être humain n'était censé voir.

Ses yeux se voilèrent à nouveau de givre et de terreur devant... quelque chose dans le visage qu'Irene ne pourrait décrire.

— Nous serons partout... comme un hiver éternel.

Irene en avait assez. Ses mains étaient presque gelées, ses doigts engourdis par l'intensité du froid.

Ses ongles se changèrent en griffes acérées, plus aiguisées que ceux d'un faucon, et elle les enfonça violemment dans la gorge de l'homme. La chair céda sous la pression, déchirée par le tranchant de ses griffes.

Elle devint l'incarnation de la mort.

Elle les enfonça encore plus profondément, brisant d'abord les muscles, puis l'os. La résistance se rompit dans un craquement sinistre. Aucun sang ne coula, seulement un liquide glacé. La tête de l'homme heurta le sol dans un bruit sourd, lourd. Un silence épais s'abattit sur la pièce, pesant, presque tangible. Irene resta figée un instant, comme paralysée par ce qu'elle venait de faire.

Puis, elle crut entendre un souffle. Un souffle de soulagement. Pas le sien, non, mais celui de l'homme. C'était la dernière chose qu'il avait laissé échapper avant de sombrer dans le néant.

— Que viens-tu de faire malheureux ! grogna Alexander, qui s'était éloigné. Tu contreviens aux ordres du roi !

Quand Irene releva la tête, ses yeux croisèrent l'ombre menaçante d'une horde de soldats, prêts à se jeter sur elle.

Au dernier instant, elle ferma les yeux et invoqua le peu de magie qui lui restait. Son corps se transforma soudainement, ses os rétrécissant, sa peau se couvrant d'un fin pelage gris. La lourde armure s'effondra dans un fracas métallique.
Une petite souris jaillit de l'amas, se glissant entre les tuyaux et les pieds des hommes, à une vitesse que personne n'aurait pu prévoir.

— Un métamorphe ! se pétrifia Alexander. Il s'échappe, attrapez-le !

Mais la salle était vaste, pleine d'ombres et de passages. Dans la panique, Irene s'enfonça dans une fissure minuscule du mur, son cœur battant à tout rompre. Les hurlements d'Alexander résonnaient derrière elle, mais elle était déjà loin, son esprit tourné vers une seule pensée :

Prévenir les vivants. Avant qu'il ne soit trop tard !

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