Chapitre 11
« Autrefois héritier, aujourd'hui surnommé la Lame de Petras, Ender Stark a franchi les portes de la capitale après cinq ans d'exil. Protecteur pour certains, bourreau pour d'autres, son retour divise.
Est-il venu traquer des sorcières cachées parmi nous, ou répondre à une menace plus sombre ? Une chose est certaine : là où Ender marche, l'histoire s'écrit dans le sang et le fer. »
La Gazette de Petras, Le retour du Prince Déchu, p.2
Supervise le tournoi. Je veux une édition de sang, mais plus que ça, je veux que chaque regard se tourne vers ce carnage. Les ordres de son père, le roi, résonnaient encore dans son esprit. Il s'agissait d'une sentence sans clémence, sans compromis.
Sa voix, sèche et autoritaire, s'insinuait en lui comme une araignée tissant sa toile dans les recoins les plus obscurs de son être. Ender avait grandi avec ce venin. Il en connaissait chaque goutte.
Le prince savait ce qu'on attendait de lui. Son père, ce tyran, ne demandait jamais moins que le chaos et la douleur. Dans ce royaume de fer et de cendres, la faiblesse n'avait aucune place. Et Ender, dès l'aube de son existence, avait appris à étouffer toute compassion, toute hésitation.
Le tournoi serait un carnage. Et si c'était ce que son père voulait, alors il l'aurait.
Pour cette édition, Taron Elmond ne voulait pas seulement du sang. Non, cette fois-ci, il voulait un spectacle. Un spectacle où les cris des participants seraient les seules vérités que le peuple pourrait entendre, où toute l'attention du royaume serait captée. Une diversion. Mais dans quel but ?
Ender, pouvait sentir que cette nuit serait aussi froide que ses pensées. Figées dans une éternité sombre, alourdies par le poids de ses actes de cruauté.
Devant les portes massives de ses appartements, les gardes de la Garde Rouge se mirent au garde-à-vous à son approche.
Le prince s'arrêta, détaillant leurs visages dans l'ombre vacillante des torches. Il remarqua leurs tremblements lorsque sa main s'abattit sur la poignée de cuivre. La peur. C'était de la peur qu'il distingua dans leurs regards.
Celle qu'il avait semée en eux, méthodiquement, comme un fermier sème son champ. Elle était là, palpable, dans leurs gestes tremblants.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Ender, de sa voix suave. Un murmure qui semblait glissait comme une lame sous la gorge.
— N...non, monseigneur, balbutia l'un d'eux.
Ender laissa s'étirer un silence pesant, observant le soldat déglutir et baisser la tête, il attendit un peu plus longtemps pour le voir tendre le cou comme s'il attendait un coup fatal.
— Assurez-vous qu'aucun participant tente de s'enfuir, ordonna Ender d'un ton tranchant.
— Nous avons... murmura-t-il avant de se racler la gorge. Nous avons pour ordre de vous protéger, monseigneur.
— Ai-je l'air d'avoir besoin qu'on me protège ?
— Non... non, monseigneur.
— Alors fais ce que je t'ordonne.
— Oui, répondit le garde, s'inclinant précipitamment comme si sa vie en jouer.
Ender poussa les lourdes portes de son bureau. L'air immobile portait l'odeur familière du café mêlée à celle, âcre et minérale, des pierres de la Tour.
Ses bottes résonnèrent sur le sol dallé tandis qu'il traversait la pièce, chaque pas semblant marquer un battement de son cœur empli d'ombres.
Son esprit, lui, était ailleurs. À quelques étages plus haut, là où un massacre se déroulait selon ses instructions. Combien de morts ajouterait-il à sa liste cette nuit ?
Une part de lui comptait déjà les morts, comme on égrenait des perles. Une autre partie ne ressentait rien. Rien du tout.
Parfois, quand le silence était trop lourd, et s'installait dans sa tête, il s'interrogeait. Quand avait-il cessé de ressentir ? Il ne s'en souvenait pas. À quel moment son âme s'était-elle figée, incapable d'éprouver autre chose que la lassitude ? Ça non plus, il n'en connaissait pas la réponse...
A un moment donné, son esprit avait cessé d'enregistrer la monstruosité de ses actes, et cela n'avait rien à voir avec les créatures magiques qui souillaient les terres de Petras. Ce n'était pas une malédiction du monde extérieur. C'était en lui. Une maladie née dans son âme, nourrie par son père, cultivée par ses propres mains.
Un guerrier ? Il ne l'était pas. Les guerriers dansaient avec la mort, mais leur danse était un art : chaque coup d'épée portait le poids de l'honneur, de la bravoure et de la loyauté. Ils vivaient pour des valeurs.
Lui, il ne vivait pour rien. Il existait, c'était tout. Et pour comprendre la différence entre les deux, il fallait d'abord avoir cessé de vivre, et s'être dépouillé de tout ce qui rend un homme humain.
Ce n'est pas le moment de ressentir des émotions, racaille. La voix de son père résonna en lui, comme une gifle. Elle était toujours là, une ombre dans son esprit, un murmure qui ne le laissait jamais tranquille.
Ender laissa échapper un soupir lourd de lassitude, avant de détourner les yeux vers la fenêtre, où l'obscurité hivernale s'étendait comme un drap de cendres. Dehors, le paysage morne grouillait d'hommes en armure noir azur, leurs silhouettes figées dans la lueur blafarde de la neige.
Certains montaient la garde à l'entrée de la falaise fortifiée, d'autres patrouillaient les environs, attentifs au moindre mouvement. Rien ne pourrait échapper à leur vigilance. Il l'avait ordonné.
Une bourrasque glaciale s'infiltra par une meurtrière, fine entaille dans la pierre épaisse, et lui apporta l'odeur familière de la neige fraîche. Ender détailla les sentinelles d'un regard absent, avant de s'affaisser dans son fauteuil derrière son bureau, le cuir gémissant sous son poids. Il ferma les yeux, écoutant les hurlements lointains. Ils étaient étouffés, mais il les entendait. Toujours.
Ce soir, il ne dormira pas. Il le savait.
C'était Arwan et lui qui avaient conçu ce banquet empoisonné. Une idée née d'une cruauté partagée. Drystan avait gardé le silence, comme toujours.
Mais Ender savait que tout le sang retomberait sur ses propres épaules. Cela ne le dérangeait pas. Sa réputation le précédait : on le voyait comme une malédiction vivante.
C'était mieux ainsi. C'était mieux pou lui d'être aussi cruel à leurs yeux que le roi Taron Elmond III. Parce que à bien des égards, il l'était. Peut-être bien pire.
Quand il rouvrit les yeux, son regard se posa sur la pile de papiers qui trônait sur le bureau. L'amas semblait l'attaquer silencieusement, presque avec une hostilité muette.
Un malaise profond s'empara de lui, un poids qui se resserrait dans sa poitrine.
Il détourna les yeux, sa mâchoire se durcissant imperceptiblement, mais les mots demeuraient, inscrits comme des défis inscrutables. Ils le narguaient, moqueurs et impitoyables. Ender, fils d'une lignée de conquérants, ne savait ni lire, ni écrire.
Que les dieux me damnent, pensa-t-il.
Son esprit, comme toujours, s'empressa de combler le silence. Les ombres de ses pensées s'agitaient, prêtes à l'engloutir. Il les connaissait par cœur : des visages sans noms, des cris sans fin. Ceux qu'il avait massacrés, ceux qui l'avaient maudit.
Les morts étaient là, tapis dans les recoins les plus sombres de son esprit, comme une épée suspendue au-dessus de sa tête. Ils attendaient, immobiles, leurs ombres s'étendant sur chaque pensée, chaque décision, guettant le moindre signe de faiblesse. Une hésitation. Un moment d'égarement. Et alors, d'un coup sec, ils frapperaient, impitoyables, pour exécuter le coup fatal. Ender sentait leur poids sur ses épaules.
Le prince des Ténèbres.
Le prince Déchu.
La Lame de Petras.
Les trois mots s'entrechoquaient dans sa tête, aussi lourds et irréconciliables que des fardeaux inextricables. Certains voyaient en lui un démon, un être abject façonné par la cruauté et le sang. D'autres, plus nombreux qu'il ne l'aurait cru, le vénéraient comme un rempart. L'homme qui pouvait tenir tête aux créatures magiques, qui pouvait les exterminer jusqu'au dernier. Leur "champion". Le mot le dégoûtait.
Il porta une main à son front, comme pour en chasser ses pensées. Une pointe d'émotion, ténue et tranchante, le fit frémir.
Un frisson, presque douloureux, qui le ramena brusquement au présent. Il redressa la tête.
C'est alors qu'il vit une présence.
Au-delà de la meurtrière, une forme noire dégringola dans le vide, une ombre qui fendit l'air avant de disparaître derrière les toits de pierre. L'instant passa si vite qu'il se demanda s'il n'avait pas rêvé. Mais non. Il se redressa légèrement, ses yeux plissés, scrutant l'obscurité froide de la nuit. Une masse : humaine, peut-être.
Ender se redressa complètement et s'avança vers la fenêtre. La nuit lui répondit par un silence de mort, trop paisible pour être sincère. Quelque chose avait bougé. Quelqu'un avait sauté !
Pauvre idiote ! Tu n'es qu'une sombre idiote Aideen Sarallard ! IDIOTE !
Quand la voix résonnait dans son esprit, comme un marteau frappant l'enclume, et lorsqu'elle l'appelait par son nom en entier, Aideen savait une chose.
Elle l'avait mis en rogne.
Oh oui, elle était furieuse. Elle pouvait en déduire ça par les rugissements et des coups sourds qui frappaient contre les murs de sa conscience, prêts à en faire éclater les parois.
Un instant, le vertige la prit, et elle crut sentir le sol se dérober sous ses pieds. Le monde tanguait. Ce n'était pas ce qu'elle avait prévu. Sa mission, son unique but, était clair depuis longtemps : la vengeance. Réduire en cendres ceux qu'elle tenait pour responsables de ses malheurs. Il n'avait jamais été question de sauver une inconnue !
IDIOTE !
Aideen serra les dents, ses jointures blanchissant alors qu'elle agrippait le rebord glacé de la fenêtre.
Au-dessus d'elle, la lune s'élevait, froide et souveraine, reine silencieuse de ce ciel nocturne où Aynur, la déesse de la Nuit, semblait sourire.
Un sourire narquois, cruel, qui l'irritait presque autant que la situation. Aynur observait toujours. Elle savait tout. Et si elle pouvait se délecter de la folie des hommes, pourquoi pas celle d'une sorcière ?
L'heure était tardive. Trop tardive. Le temps lui glissait entre les doigts comme des grains de sable, et elle savait que cette nuit s'annonçait longue et éprouvante pour tous.
Derrière elle, un chaos grondait dans les entrailles de la Tour : les cadets se tordaient de douleur, d'autres agonisaient. Les plus chanceux avaient des seaux pour vomir, les autres, les plus fragiles, gisaient déjà, leurs corps immobiles marqués par une pâleur inquiétante. Au milieu de cette scène désordonnée, certains criaient à l'aide, d'autres tentaient d'aider leurs camarades affligés, tout comme le faisait Aideen.
Au centre de la pièce, Aideen vit Kyra, elle était livide, presque gris, comme si Bozhar, le dieu de la Mort, tendait déjà la main pour la cueillir. À ses côtés, Zack passait une serviette humide sur le front de Kyra, mais ses mains tremblaient presque autant que celles des agonisants autour de lui.
Ils échangèrent un regard, un de ces regards lourds, où un millier de mots se glissaient en silence.
Une urgence mutuelle. Il fallait faire vite.
Elle baissa les yeux vers les ténèbres qui s'étiraient sous elle, profondes et pleines de promesses incertaines. Prête à désobéir à une des règles fondamentales du tournoi : ne pas quitter sa chambre après le couvre feu.
Le vent hurlait à travers la falaise, sifflant un avertissement. Si le clan des sorcières la voyait, si ses ancêtres l'observaient, que penseraient-ils ?
Il est encore temps, souffla une voix, plus douce, dans un recoin de son esprit. Ne te détourne pas de ton véritable but. Nous avons du sang à faire couler, Aideen.
Elle inspira à pleins poumons, bloqua ses pensées et d'un geste, il ne restait plus une trace d'elle.
Les jambes dans le vide, Aideen devait mordre sa langue pour ne pas laisser échapper un cri alors que la gravité la tirait inexorablement vers le bas.
Le crissement de ses bottes contre le gravier résonnait dans le silence oppressant de la nuit. Elle atterrit avec précaution contre la falaise, où le bruit saccadé du courant rapide devenait potentiellement mortel en cette période de l'année.
Les pierres, recouvertes de glace, étaient aussi glissantes que de l'huile. Il n'avait été guère surprenant de découvrir un des hommes du bastion Terre retrouvé mort, pendant leur quartier libre.
— Trouve ces plantes au bord du cours d'eau et remonte aussi vite que possible, murmura-t-elle, alors que l'angoisse grimpait déjà en flèche.
Chaque pas qu'elle faisait dans l'obscurité semblait une lutte désespérée. La douleur lancinante à son épaule était une menace constante, chaque mouvement une révélation douloureuse, chaque fibre étaient en feu. Aideen invoquait tout son courage pour ne pas céder, et retourner dans le dortoir, alors qu'elle faisait face à ses démons intérieurs et extérieurs.
Elle s'approcha prudemment du long fleuve.
Les sentinelles étaient là, à surveiller chaque recoin de la falaise comme des ombres dans la nuit. Les torches dans leurs mains tremblantes illuminaient leurs silhouettes, déchirant l'obscurité avec une lumière tremblotante.
Aideen savait qu'elle devait retrouver ces plantes dont Zack lui avait parlé. Ces bourgeons violets, cachés sous une couche de neige, étaient difficiles à trouver, mais leur parfum fort et pénétrant flottait maintenant dans l'air glacial, signe qu'elle n'était pas loin.
Chaque pierre était minutieusement observée, chaque fissure, chaque aspérité passée au peigne fin.
Les secondes s'égrenaient comme des années, mais Aideen refusait de céder à la panique. Elle continua son exploration méthodique, faisant taire les doutes qui affluaient dans son esprit. Elle répétait ses mots encore et encore comme un mantra :
— Ne jamais reculer, chuchota-t-elle. Ne jamais avoir peur.
La terre humide s'infiltrait dans ses ongles, avant que ses doigts ne trouvent l'herbe salvatrice qu'elle cherchait, dissimulée dans l'obscurité d'une roche.
Elle glissa les bourgeons violets dans sa besace sans ménagement, remerciant la déesse de la Chance d'avoir intégré l'escouade Ciel.
Cette tenue noire, à la fois protectrice et dissimulatrice, lui permettait de se fondre dans la nuit sombre comme une ombre.
Elle tendit l'oreille, à l'affût d'un bruit, mais la Tour était aussi silencieuse que les tombes de ses ancêtres. Un souffle dans l'air. Un craquement de branche.
Elle tourna la tête, les sens en alerte, mais il n'y avait rien. Juste la nuit s'étendant, aussi noire et oppressante que la mer de l'oubli.
Seul un corbeau tourbillonnait dans le ciel éclairé par la lune. Aucune menace, un corbeau ne parle pas, un corbeau est juste un corbeau. Lorsqu'elle se rendit compte que sa besace était pleine à craquer, un poids s'enleva de ses épaules, et elle sut qu'il était enfin temps de partir.
Aideen s'approcha de la Tour, où une crypte semblait cachée, alors qu'elle commençait sa vertigineuse ascension. Elle s'arrêta soudainement. Un cri résonna contre les parois en pierre, un frisson glacé parcourut son échine et elle se figea, incapable de bouger. Aideen scrutait l'obscurité, guettant le moindre signe avant-coureur.
Ne reste pas là ! résonna la voix dans l'obscurité, comme si elle venait de se cacher dans les remparts les plus sombres d'Aideen.
— C'est quoi ce merdier ?
Un nuage se déplaçait, laissant un rayon de lune éclairait les pierres autour d'elle, elles étaient marquées par des empreintes de griffes, une série de lignes blanches qui frappa la terreur de la sorcière.
Un hurlement déchira l'air en deux, un cri primal, sauvage, inhumain, qui fit trembler les entrailles d'Aideen. Une résonance profonde s'éveilla en elle, alors qu'elle sentit les fragrances de magie flotter dans l'air de cet endroit maudit. Sa propre magie pulsa dans ses veines, réagissant à l'appel effrayant dans les profondeurs obscures.
REMONTE !
Elle sentit son cœur rater un battement quand elle s'engouffra dans la grotte, celle-ci était plongée dans une obscurité profonde. Elle pouvait sentir une présence, froide et démoniaque, quelque chose qui semblait mort dans l'ombre. Les secondes s'égrenaient, lourdes et interminables, et Aideen savait que chaque instant passé ici n'était qu'une invitation au malheur.
FUIS ! implora encore l'entité.
Pour une fois elle était d'accord, avec cette chose qui vivait en elle. Elle devait retrouver Kyra qui dansait entre la vie et la mort, elle ne pouvait se permettre de s'aventurer plus loin dans cette crypte.
Elle verrait ça plus tard. Un problème après l'autre. Elle se concentrait sur le fait de ne pas être prise par les sentinelles, ce qu'elle s'efforçait de croire jusqu'à ce qu'elle entende le son qu'elle redoutait le plus. Lointain, mais assez proche pour que les poils de son bras se hérissent. Le son de quelqu'un d'autre, déjà là. Aideen n'osa pas se retourner.
— Ne bouge pas.
Le monde autour d'elle était une toile d'ombres mouvantes, l'obscurité épaisse comme une chape de froid. Cette voix. Ce timbre... Il ne pouvait appartenir qu'à un seul homme.
— Laisse tomber ce que tu tiens dans la main.
Aideen pouvait sentir le souffle de la reine, pulsait en elle, tangible, pressante comme des doigts invisibles en train de la protéger des dons du prince déchu.
La sensation d'une menace imminente s'intensifiait, et Aideen sentait que son temps était compté.
— J'ai dit : laisse tomber ce que tu tiens dans la main, menaça Ender.
Elle évalua ses chances de survie, ils étaient minimes. Elle lâcha sa besace malgré elle.
— Maintenant tu te retournes.
Elle fut frappé par ces yeux ! Ils étaient noirs, semblable au ciel qui les surplombait. Aideen était évaluée par cet homme, qu'elle voulait se replier sur elle-même. Mais elle sentit le fantôme des doigts de Kane sur son menton, et elle se redressa en plongeant dans le néant de son regard, quant à lui, il plongea dans l'océan de ses yeux bleus.
— Identifie-toi, menaça-t-il.
Aideen sentit son cœur se serrer, comme si une main glacée l'avait saisie dans une étreinte invisible.
Un malaise sourd monta en elle, une ombre froide qui se faufilait dans ses entrailles, la laissant vacillante, comme une proie prête à se faire dévorer.
— Parle ou je te casse les dents et tu pourras te servir de ton sang pour écrire tes réponses.
Aideen inspira profondément, luttant pour contenir sa haine qui brûlait en elle, avant de répondre :
— Emery Myrthe, originaire de Bel-Minard.
Il jeta un coup d'œil à Aideen, ses yeux sombres chargés de menaces.
— L'escouade Ciel, murmura-t-il. Ton chef, c'est moi.
Elle aurait pu tomber sur Drystan, ou Arwan, mais par les dieux, était-elle si maudite pour avoir le prince des Ténèbres comme chef ? Cette révélation lui fit l'effet d'un coup de poignard dans le ventre.
Il se tenait là, les bras nus et tatoués, ses traits aussi durs que le métal forgé à blanc. Ses yeux brillaient comme des braises, avides et cruels, comme ceux d'un prédateur prêt à frapper. Ender, avait le teint des gens habitués à vivre sous le soleil, parmi les dunes sablonneuses du désert, des Terres Défraîchis, auquel Aideen en avait une peur bleue.
— Tu as exactement une minute pour me dire ce que tu fiches à l'extérieur de la tour.
Aideen observa la curiosité allumer ses yeux, puis la lueur partit dans la seconde qui suivi, masqué par une indifférence totale. Ender s'approcha lentement, tandis que des ombres dansaient autour des chevilles de la sorcière, se tordant et se tissant avant de glisser vers ses mains. Là, où elles arrachèrent son sac avant de le déposer dans les mains tendues du prince. Aideen sentit la bile monter.
Il possédait ce genre de pouvoir qui suffisait à l'achever sans qu'il n'ait besoin de lever le petit doigt. Ender était un Tisseur d'Ombres.
Son monde se réduisait à cet instant suspendu, à ce danger palpable, à cette minute fatidique et à cet homme.
— J'écoute les conseils de mes supérieurs, répondit au plus vite Aideen.
Lorsqu'elle sentit les ombres serpentaient vers son cou, elle perçut la mort dans sa poitrine. Dans les profondeurs les plus sombres de son être, là où l'espoir se nourrit des rêves des enfants et se brise dans les pleurs des adultes, il n'y avait plus qu'un silence suffocant.
— Un pion seul est un pion mort, dit-elle, en reprenant ses mots.
Ender se rapprocha lentement, un sourire en coin qui ne parvenait pas à masquer la dureté dans ses traits. Lorsqu'il inclina la tête, l'air incrédule, les rayons de la lune glissaient sur les cercles en fer à ses oreilles, créant de petits éclats scintillants, à chaque mouvement de tête qu'il faisait.
— J'ai aussi ordonné qu'on informe chaque participant de mes règles. Pas de sortie après le couvre-feu. Crois-tu vraiment qu'il faille lui couper la langue pour qu'il se souvienne de mes mots ?
Chaque fois qu'il prononçait quelque chose avec son regard méprisant, cela alimentait la colère d'Aideen. Tous les Stark étaient-ils ainsi ? Des murs de glace, des regards dénués de compassion, des seigneurs d'un royaume qui se croyait au-dessus de tout, hors de portée de la pitié des faibles ?
Faut croire que c'est de famille, fit la voix dans sa tête, glaciale et moqueuse.
— Il n'a pas désobéi. C'est moi qui ai brisé les règles, pour préserver une alliance qui me permettra de gagner les Trois Pointes. Tu l'as dis-toi même, une alliance fragile peut nous maintenir en vie.
Si le visage de la sorcière avait été un puzzle, la plupart des gens l'auraient remis dans sa boite inachevée...
Ender haussait un sourcil, un sourire cruel, comme si la douleur elle-même était sa complice. Il se rapprochait encore. Elle sentit un frisson glacial dans ses os. Et cette fois, ce n'était pas la peur qui l'envahissait, mais la promesse d'une violence à venir.
— Je pensais que les participants savaient comment se comporter pour rester en vie.
— Je pensais que les chefs d'ailes n'était que des tyran sans cœur. Apparemment, j'ai raison.
Aideen pensa à son mariage brisé, à la mer de sang qui l'avait noyée, au feu dévorant, à sa captivité à Crimsone, aux fouets, et à lui, cette créature détestable qui la regardait comme si elle ne valait rien. Cette prise de conscience soudaine la fit vaciller, comme une flamme qu'on tenterait d'éteindre, vacillante et prête à se consumer.
La sorcière se força à ravaler le dégoût qu'elle portait à cet homme, au roi, et à ce royaume corrompu prit illégalement. Elle ferma les yeux un instant, respirant profondément pour faire taire la douleur. Son rôle était de jouer la comédie. Pas de sombrer dans la rage.
Et pourtant... La comédie qu'elle jouait dans ce monde corrompu était la seule chose qui la maintenait droite, même si elle sentait la ligne entre sa survie et sa perte de plus en plus fine.
— Tu as du cran, je te l'accorde, murmura-t-il, sa voix douce comme du velours mais aussi tranchante qu'une lame bien affûtée. Malheureusement pour toi, le cran ne suffit pas à survivre dans l'escouade Ciel.
— C'est pour ça que je dois récupérer ce sac et sauver une alliée.
Connard prétentieux, songea l'ancienne esclave.
— S'ils ne meurent pas ce soir, ils sont condamnés à mourir ailleurs. C'est le cycle des faibles. Et tu ne seras pas à l'abri.
Il parlait comme un dieu de la mort, et chaque mot le poussait plus loin dans l'abîme. Une folie noire montait en elle, nourrie par une seule pensée : le tuer. Ender était comme son père. Aucun respect pour la vie. Aucun respect pour rien, si ce n'est la loi de la force.
Il n'était qu'un monstre. Et les monstres n'avaient aucun devoir envers les innocents.
Pas envers elle,
ni envers Kane,
Irene,
ou même le Passeur.
Aucun serment à prêter, aucune promesse, aucun poids à porter autre que celui de leur propre obscurité.
Dans ses yeux, Aideen ne voyait ni regret ni rédemption, seulement une acceptation brute et implacable : il était un prédateur, une créature façonnée par la douleur et la nécessité.
Pitié ? Compassion ? Ces notions n'avaient jamais eu leur place ici.
— Alors prouve-le, dit-il doucement. La prochaine fois, sauve-la... sans enfreindre mes règles. Sinon, Emery, je te montrerai ce que signifie vraiment être brisé.
Elle n'avait jamais été aussi brisée que maintenant. Chaque morceau d'elle était déjà fracassé, et cela, à cause de lui. À cause de son père.
Aideen sentit son regard, perçant et calculateur.
Ce même regard méprisant qu'il lui avait jeté à la prison. Ses poings se serrèrent, sa mâchoire se crispa. Ender s'avança, lentement, sans jamais franchir cette frontière invisible. Son visage était inexpressif, tout comme le sien, mais la tension qui vibrait entre eux était palpable.
Ende sentait un parfum de forêt après un orage, une fragrance trompeusement apaisante qui contrastait avec la menace qu'il incarnait.
— Les faibles meurent, dit-il finalement. Les forts survivent. C'est la seule loi qui compte pour protéger Petras.
— Elle a besoin de mon aide.
— Les candidats n'ont pas besoin d'être materné, surtout quand il s'agit d'un tournoi où vos vies sont en jeu.
Leurs regards s'entrechoquèrent. Les yeux d'Ender narraient à eux seuls la mort. Aideen, elle, n'avait pas bouger, sentant la rage monter, chacune de ses fibres hurlait de se libérer de cette frustration.
Tout à coup, l'idée de tuer Ender, de mettre fin à ce monstre qui le faisait ressembler à un dieu vengeur, était plus qu'une simple pensée : c'était une nécessité. Mais elle savait que la folie, aussi tentante soit-elle, ne ferait qu'ajouter plus de chaînes à ses poignets.
— Chaque action a des conséquences, continua-t-il. dit-il enfin, d'une voix d'outre-tombe. Et celles que tu viens de prendre, tu vas devoir les assumer.
Elle s'avança, défiant sa menace.
— Bien. Je suis prête à en assumer les conséquences.
Tu es vraiment sur, petit serpent ?
Ender la scrutait comme on déchiffrait une menace, la jaugeant. Il la voyait comme une pièce dans un jeu. Un jeu qu'il allait gagner.
— Rien d'autre à dire ?
Aideen se figea, empreint à une hésitation croissante. Devait-elle mentionner ce hurlement inhumain ?
Ce son bestial avait laissait des traces de frayeur profonde dans son sillage. Sous cette présence qui n'était qu'autre qu'Ender, la sorcière essayait de faire abstraction de l'abîme géant qui béer en elle, si bien qu'elle eut peur d'y être dévorée.
— Réponds !
Sa voix claqua, brisant le silence oppressant. Les yeux d'Aideen glissèrent sur les armes visibles – et invisibles – qui ornaient le prince. Elle inspira, puis déclara d'un ton mesuré :
— Non. Rien qui me vienne à l'esprit, murmura-t-elle, sa gorge serrée.
Elle garda son calme. Ses bras croisés, ses doigts nerveux jouant distraitement avec la saleté sous ses ongles. Elle lui offrait l'apparence de l'indifférence, mais à l'intérieur, tout bouillonnait. Elle n'avait qu'une chose en tête :
Récupérer le sac.
Partir.
Sauver Kyra.
Et survivre.
Elle distingua qu'il eut un regard endurant avant de distinguer que ses tatouages paraissaient encore plus terrifiants sous la lumière de la lune. Elle avait une nette impression qu'ils mouvaient sur sa peau.
— Retourne à la tour avant que quelqu'un d'autre ne te voie. Mais sache que je t'ai à l'œil, menaça Ender, en lui jetant le sac.
Grunt !
Aideen hocha la tête, sentant une nausée légère monter en elle. Elle tourna les talons, ses pas rapides l'éloignant de lui et de cette confrontation suffocante. Elle s'arrêta au pied du gratte-ciel, scrutant la hauteur qu'elle allait devoir affronter. C'était une montagne d'angoisse, mais il fallait la gravir.
— Passe par la porte d'escalier, cracha-t-il avec un dédain palpable.
Elle jeta un regard par-dessus son épaule, mais ne vit pas la porte, comme si elle n'avait jamais existé. C'est seulement lorsque, d'un simple mouvement de tête, il désigna un coin sombre que la porte sembla surgir, comme par magie. Sous le choc, Aideen ne prononça pas un mot avant de s'éloigner. Le poids de ses pensées pesait lourdement sur ses épaules.
Le Prince des Ténèbres n'avait pas changé. Ses cicatrices, son regard... Tout était resté figé dans cette impassibilité froide, dénuée de toute humanité.
Crimsone n'avait jamais cessé d'être un fardeau. Trois années. Trois années dans l'enfer de la solitude, du silence, de l'oppression. L'ancienne esclave avait oublié ce qu'était le bonheur. Elle avait oublié la chaleur d'un foyer, les murmures des ruisseaux, les rires des enfants et le goût sucré des baies sauvages.
Elle se détestait d'avoir oublié la lumière...
Le monde d'Ender était un champ de bataille où chaque choix se payait en sang, chaque faiblesse se transformait en un poids mort à éliminer. Il n'était pas là pour sauver, pour reconstruire, pour aimer. Il était là pour détruire, pour régner sur les ruines, pour consumer tout ce qui oserait croiser sa route.
Elle se détestait d'avoir laissé les ténèbres la perdre...
Et peut-être qu'elle aussi était condamnée à cette même obscurité. Peut-être que tout ce qu'elle avait fui – les chaînes de Crimsone, les fantômes de son passé, les promesses qu'elle n'avait pas tenues – n'était qu'un prélude à l'ombre qui s'était emparée d'elle.
Oui. Aideen Sarallard se haïssait d'avoir laissé ses démons prendre possession de sa lumière...
Faute de rampes, elle s'agrippa à la pierre froide, fermant les yeux un instant. Mais il n'y avait que des ombres et des ténèbres autour d'elle, et en elle.
C'est pas le moment de se cacher derrière son passé, cracha l'entité, un ton aigre. Respire et inspire, petite idiote.
Mais si c'était vrai, si elle était déjà à moitié consumée, alors elle devait décider. Serait-elle une ombre parmi les ombres, se laissant porter par la vague destructrice qu'Ender incarnait ? Ou serait-elle l'éclat de lumière, fragile mais ardent, qui refusait de s'éteindre même au cœur des ténèbres ?
Cette question, elle réfléchirait plus tard, car pour le moment il fallait remonter les escaliers. Apporter les herbes au plus vite. Sauver Kyra. Et, peut-être, comprendre ce qu'il restait de bon en elle.
En effet, la soirée allait être longue...
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