3. Docteur Lambert
La porte close de la suite quatre-vingt-trois s'interpose entre l'objet de ma mission et moi. Après une brève vérification de l'état désertique du corridor, je colle mon oreille au battant. Je ne perçois aucun grincement, rien qui ne m'indique la présence du client dans sa chambre, et je passe donc à l'acte. Mes mains gantées s'approchent de la poignée.
L'ouverture de la porte lors du passage de la clef électronique provoque un clic mécanique accompagné d'une lumière verte validant le processus.
Je m'introduis dans la suite et m'immobilise : l'explosion des jets d'eau sur le sol en carrelage de la douche résonne dans l'habitacle. Je me suis trompée : il est là.
Je n'ai pas le temps de réfléchir : je sais qu'il s'agit de mon unique chance. Aux aguets, je me hâte et cherche l'ordinateur.
Je reste attentive aux clapotements et aux légers sifflements qui proviennent de la salle de bain tout en allumant l'appareil, que j'ai déniché dans une valisette en titane, non verrouillée à ma grande surprise.
Ce piratage n'est qu'une formalité pour moi : l'action est facile, l'enjeu moindre. Néanmoins, je cultive et savoure l'accorte adrénaline qui jalonne mes veines alors que j'appréhende d'être prise la main dans le sac.
Une fois la clef dans l'évasure prévue à cet effet, le logiciel qui y est intégré fait tout le travail : en quelques secondes, le mot de passe est craqué et j'accède au bureau.
Je mets en place un protocole FTP intraçable qui transfert automatiquement les fichiers que je sélectionne de leur emplacement présent à une serveur distant. Je copie presque tous les dossiers, pour ne rien louper : ils seront passés au crible dès réception et les informations intéressantes seront ainsi déterrées.
Le jet s'arrête et je devine ma cible sur le point de sortir de la pièce. Le sablier est tourné. Je compte les secondes.
Le chargement se termine, je tire sur la clef, replace l'arsenal à sa place et me précipite à pas de loup dans l'antichambre. Je m'extirpe de la suite sans demander mon reste, jette avec nonchalance mes gants dans la première poubelle venue.
Je dévale l'escalier plus vite que je ne l'ai monté, salue la clientèle que je jauge dans mon chemin et regagne mon guichet, où je renoue avec ma fonction initiale.
La clef et le panneau retournent à leurs compartiments respectifs. Sans m'autoriser davantage de répit, le téléphone de la réception sonne. Je m'efforce à répondre aux soucis de la cliente, enregistre quelques réservations et la journée passe ainsi, sans me permettre le luxe de me torturer les méninges au sujet du départ de ce soir.
En fin d'après-midi, mon emploi du temps connecté me rappelle un rendez-vous médical. Je me calfeutre dans de mauvais souvenirs puis quitte exceptionnellement le travail plus tôt et me rends à l'hôpital.
Je ne patiente pas longtemps, ce qui m'empêche de m'arracher les ongles.
— Madame Lefevre, bonsoir !
— Bonsoir docteur Lambert.
L'accueil cordial et enjoué de la gynécologue de service m'aide à m'apaiser. Je serre la main ridée qu'elle me tend, prends place dans son cabinet sur son injonction et prie pour que l'entretien ne s'étende pas.
Elle joint ses doigts, me fixe.
Je la détaille, ne lance pas la conversation. Ses courts cheveux blancs, incroyablement soyeux, encadrent maladroitement son visage rond. Ses yeux de mouche, considérablement agrandis par les verres de ses lunettes, me scrutent sans pudeur. Je pince mes lèvres, agacée. Pourtant, sa légère corpulence lui donne un aspect affable qui pousserait n'importe quelle patiente à lui faire confiance.
Pour moi, évidemment, c'est une autre histoire.
Je pensais qu'après les dernières démarches, je n'aurais plus à revenir ici, à revivre ce malaise.
C'est elle qui s'est occupée de mon dossier de ses prémices à sa finalité. Je lui en suis reconnaissante, bien évidemment, mais son implication me paraît abusive.
Son air soucieux, presque navré, nous précipite dans le vif du sujet :
— Êtes-vous allée chez ce psychologue que je vous ai recommandé ?
— Non.
— Avez-vous au moins appelé... ?
— Non plus.
— Mais pourquoi ? s'offense-t-elle.
Je me racle la gorge, soupire.
— Je n'en ai pas besoin, déclaré-je.
— Ce que vous avez vécu est traumatisant, je...
— S'il-vous-plaît, coupé-je. Je vous assure. Je vais bien.
Madame Lambert secoue négativement la tête, exprimant clairement son avis, selon lequel je mens. Elle n'a pas entièrement tort mais j'ai l'impression de perdre mon temps et je déteste ça.
— Vous travaillez ? me demande-t-elle.
Je pouffe. Si elle savait.
— Je n'ai jamais arrêté, expliqué-je.
Un pli apparaît sur son nez retroussé, et témoigne de sa désapprobation.
— Je vous avais conseillé de vous reposer, notifie-t-elle.
— Je m'en rappelle. Ça ne correspond pas à mon mode de vie, malheureusement.
Théâtralement, elle ôte ses lunettes et les pose devant elle, bien qu'un tel geste ne m'intimide pas. Dépeinte le long des cavités creusées sous ses petits yeux marrons, la fatigue se lit sur son visage. La compassion m'effleure un instant alors que je réalise qu'elle prend de son temps pour s'assurer de mon bien-être. Étant orpheline, j'ai réellement du mal à apprécier à juste titre les intentions bienveillantes, à ne pas les confondre avec de la pitié, qui elle me fout des haut-le-cœur.
Le silence nous enveloppe puis elle reprend solennellement :
— Madame Lefevre. Vous êtes jeune. Ne vous investissez pas tant dès maintenant, vous aurez toute la vie pour vous tuer à la tâche.
— Mais je ne me tue pas à la tâche... Je suis en pleine forme.
— Et que dit votre prise de sang ?
— Légère carence en fer.
— C'est normal...
— Excusez-moi, docteur, mais pourquoi m'avez-vous faite venir ?
— Le suivi est important dans une situation comme la vôtre.
Je hausse les épaules et feins le désintérêt.
— Tout de même, tout de même ! Cela ne vous fait-il rien d'avoir perdu un enfant ?
Je la foudroie du regard, furieuse. Je tremble malgré moi et contiens ma rage. Je marmonne, la mâchoire crispée par mon ressentiment.
Elle balbutie, tente de s'excuser. Je vois à la détresse dans ses rétines qu'elle a pleine conscience de sa maladresse mais cela n'enlève rien à la douleur que ce rappel déplacé a provoquée.
Ma voix trémule alors que je tonne :
— Ma grossesse n'était pas choisie, mon avortement si. Je ne dis pas que la décision n'a pas été difficile. Je ne dis pas que je n'ai pas pleuré toutes les larmes de mon corps pour ce bébé que j'ai tout bonnement renié. Je ne dis pas que je n'ai pas passé des semaines d'insomnie à me questionner quant à la pertinence de mon choix. Je me suis conjurée à l'évidence : j'ai vingt-et-un ans, je n'ai pas la stabilité de vie ni l'envie pour élever un enfant ou même mener à terme la grossesse et le faire adopter. C'est peut-être égoïste, mais je ne voulais pas de cet enfant.
— Et vous n'avez pas peur qu'un jour votre conjoint l'apprenne et sedemande pourquoi vous ne l'avez pas même informé ?
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