2. Un gros poisson
Les draps sont froids à l'emplacement vide du lit : ainsi je sais que Ben est déjà parti. J'émerge lentement, bâille, fais taire le réveil et m'extirpe du confort matinal. Je n'ai pas l'habitude de dormir autant, mon corps peine à s'habituer et se retrouve éreinté du changement qui aurait dû m'être bénéfique.
J'enfile quelques habits, suspends mon geste lorsque le mon téléphone produit une vibration amplifiée par la table de chevet où il se situe. Je saute dessus et décroche. Quand bien même le numéro qui s'affiche est inconnu, je sais à qui je m'adresse :
— Milo. Tu es dingue de m'appeler sur ce numéro. On pourrait nous entendre.
— La ligne est sécurisée, on peut parler.
— Que se passe-t-il ?
— Tu n'étais pas au lieu de rendez-vous, hier.
Je me mords la lèvre inférieure et peste :
— Bordel ! Excuse-moi ! J'ai totalement...
— Oublié ? me coupe-t-il.
— Oui...
— Ramène-toi au plus vite à l'Odalys.
Je raccroche, supprime l'appel de mon historique et finis de me préparer. Je descends à la cuisine, croise les doigts pour ne pas tomber face à face avec un membre de la famille. Malheureusement, le chien, un berger allemand costaud, frétille à ma vue et, en se collant à moi, provoque un bouquant monstre. Pour la discrétion, on repassera. Attirée par le bruit, Diane sort de son bureau.
— Clara ! s'exclame-t-elle joyeusement. Tu es debout !
Elle s'attarde sur mon sac :
— Tu pars déjà ?
J'acquiesce, explique devoir relayer une collègue rapidement ce matin. Elle me fait la bise, me propose un gâteau pour le petit déjeuner et me souhaite une bonne journée. Je pars l'estomac vide mais le cœur lourd.
En voiture, j'en ai à peine pour cinq minutes avant d'arriver sur le parking privé de l'hôtel. Je descends prestement et rejoins le hall.
Mes tracas m'ont quittée, balayés par les musiques entraînantes de la radio. J'aime me laisser porter par les accords, ça me permet de ne plus penser.
Sous le haut plafond je me sens minuscule. Mes pas résonnent sur le sol lustré, j'y peux quasiment voir mon reflet. Le salon luxueux, les lustres en cristal et les tableaux encadrés d'or témoignent du budget exorbitant que certaines personnes acceptent de débourser pour une douche à l'italienne et un contrat de confidentialité.
Je salue mon patron et les grooms que je connais, gagne le comptoir en bout de salle, où je remplace Enora, ma meilleure amie. Elle m'embrasse chaleureusement, soupire et me lègue sa place avec gratitude. Nos horaires se chevauchent, ce qui rend nos entrevues peu fréquentes. On se parle en chassé-croisé, en général.
Enora me briefe rapidement :
— Deux clients arrivés cette nuit. Chambres 12 et 83.
Elle m'informe également que l'un des deux est extrêmement acariâtre et elle me conseille de prendre sur moi en répondant au téléphone. Je grimace.
Comme dernier encouragement, elle caresse ma joue. Mes mèches aux extrémités turquoise s'enroulent autour de ses doigts. Ma teinture date de quatre mois et s'estompe déjà.
Harassée par son service nocturne, elle se déleste de son veston rouge, rassemble ses longs cheveux blonds et s'affuble d'un chignon épais, essuie son front et attrape ses affaires à pleins bras.
— Bisous, ma chérie.
— Fais attention sur la route, glissé-je.
Je tape sur le fixe trois chiffres, déconnecte la caméra braquée sur le guéridon et file en salle des coffres pour me changer. Je troque mon jean, mon top et mes baskets contre une jupe crayon noire, une chemise blanche et un veston carmin boutonné de noir. Je délaisse les collants mais ne peux déroger davantage aux règles : les talons aiguille eux ne sont pas une option. En sortant de la réserve, où j'ai placé mes affaires sous scellé, je bouscule Milo.
— Pas trop tôt ! se pâme-t-il.
— J'ai fait au plus vite.
Je vérifie autour de nous : nous ne devons pas nous afficher en public. Surtout si près de là où je vis.
Il s'approche, colle son front au mien et nous fermons les yeux. Je me délecte de cet instant de quiétude.
— De quoi s'agit-il ? finis-je par articuler.
— D'une occasion pour nous deux. Une nouvelle aventure.
— Où ?
Miloslav, que je côtoie depuis presque huit ans, me lance un regard que j'interprète d'emblée : lui et moi n'avons plus besoin de mots pour communiquer, nous nous connaissons mieux que personne. Nous partageons notre secret.
— C'est à l'étranger, c'est ça ? marroné-je.
Son visage carré se fend en un rictus semi-amusé. Je soupire, me laisse choir dans ma chaise de bureau.
Le hall est toujours désert, seul le portier à l'entrée fait acte de présence.
Je cogite, fébrile.
Mon attention se porte sur Milo. Il a plaqué ses cheveux noirs en arrière avec de la laque. Ce détail, ajouté à son style vestimentaire imprégné de la mode cuir des années cinquante, me pousse à le considérer sous un nouvel angle.
Même lorsque je suis debout, il me surplombe de plusieurs centimètres et sa carrure, plus large et moins harmonieuse que celle de Ben, lui confère des airs de videur. Je lui ai toujours trouvé un charme évident de grand brun ténébreux.
— Tu ne m'en diras pas plus ? supposé-je.
— Non. On décolle ce soir.
— Très bien... capitulé-je.
— Oh, et une dernière chose.
— Hum ?
— Ton client chambre 83 est un chef d'état ukrainien. Il a des fichiers sur son ordinateur, arrange-toi pour les copier.
— On ne bosse pas avec l'Ukraine ? hasardé-je.
— Si. Mais pas avec lui.
— Je vois. Et la chambre 83 c'était nécessaire ? C'est le cinquième étage et tu sais que je hais les ascenseurs.
— Bon courage !
Il chope une pomme dans le panier à fruits mis à disposition sur le meuble et croque dedans. Il prend congé sur un clin d'œil.
Je soupire, pioche une clef USB, des gants en latex dans mon tiroir et inspire plusieurs fois. Je la dissimule dans une indétectable poche intérieure, récupère en passant le double des clefs de la 83. Ensuite, je place le panneau « standard en pause » et me dirige vers la cage d'escalier. Mes gestes et ma démarche sont stricts, militaires, machinaux.
Tous les clients de l'Odalys ont des secrets. Or il se trouve que certains intéressent fortement mon patron. Et cela fait partie de mon boulot de les dénicher pour lui.
Face aux marches menaçantes, j'hésite à changer de chaussures, voire à y aller pieds nus mais le haut risque de croiser des touristes ou des habitués m'en dissuade : je dois être irréprochable, en attitude comme en apparence. Et s'il me faut endurer ampoules et crampes pour conserver l'image de l'Odalys, je le ferai, car, finalement, le choix ne m'appartient pas.
Au moins, cela me laisse le temps d'élaborer mon plan ; je vais être confrontée à deux cas de figure : soit le client est là et il me faudra inventer un prétexte et innover pour parvenir à mes fins, soit il est absent et je n'aurai qu'à agir vite avant qu'il revienne.
Légèrement transpirante au cinquième palier, car j'ai gravi les obstacles à vive allure, je passe une main sur ma nuque, sous ma fine chevelure, et m'avance dans le couloir.
Ici, le rouge est mis à l'honneur, que ce soit à travers le tapis, les décorations au mur ou les portes peintes en ce coloris. J'en apprécie toutes les teintes : le bordeaux, les tons plus fruitiers, le magenta, le vif, l'écarlate. Le rouge berce ma vie et me rappelle ce grâce à quoi je survis.
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