1. La fille du silence
— D'où vient-elle, celle-ci ?
J'ancre mon regard à ma cicatrice, que Ben fixe. Davantage visible en raison de mon bronzage, la ligne blanche scinde mon poignet. Mon bras se rétracte automatiquement et je m'empresse de dissimuler ma nervosité :
— Mon frère m'a faite tomber sur un rocher à la plage, je ne t'ai jamais raconté ?
Comment aurais-je pu ? Je viens de le concevoir. J'énonce avec un tel aplomb tous les mensonges qui englobent mon existence que je pourrais finir par moi-même y croire.
Sans attendre sa réponse, car au fond je n'en exige aucune, je me lève d'un bond et ôte mes lunettes de soleil.
— Bon, moi je retourne me baigner !
Promptement, il s'active pour me suivre dans l'eau. Les mystérieuses lignes diaphanes qui décorent mon corps par endroits lui sortent d'ores-et-déjà de l'esprit, à mon immense soulagement.
La fin de l'été est encore clémente cette année ; je prends de l'élan et plonge. Je perce la surface et m'immerge entièrement dans les profondeurs turquoise du bassin. Je reste au fond, fais courir mes doigts contre le carrelage au sol, longtemps, avant de remonter en quête d'air.
Ben est là, trempé, ses cheveux bruns aplatis sur le crâne, et me regarde les yeux emplis d'amour. Je lui saute dans les bras et l'embrasse avec fougue. Il plaque sa main dans mon dos et m'attire à lui. Nos peaux nues, séparées par le voile du courant, se touchent et se collent en une douce symbiose physique.
— Pas dans ma piscine, les djeun's ! avertit une voix cave, taquine.
Héloïse, la sœur de Ben, ainsi que leurs parents et leur tante, sont attablés sous le parasol tandis que le propriétaire des lieux, l'oncle, se charge du barbecue. Ils nous reluquent tous du coin de l'œil, amusés par nos démonstrations amoureuses encore empreintes de jeunesse.
Ben me glisse à l'oreille des mots doux et d'autres, plus inavouables. Je sens mes joues s'empourprer et la chair de poule prend d'assaut mes membres. Le sourire de mon compagnon illumine ma journée, et ce depuis des années.
Après quelques longueurs et de nombreuses tentatives de noyade ponctuées de fou-rires, nous finissons par sortir, transis de froid. Je grelotte, sautille jusqu'aux transats, m'enveloppe d'une serviette et contemple Ben se sécher. Il capture dans le tissu chaque gouttelette aventurière.
Son corps, sculpté par une musculation fine, luit sous les chaleureux rayons du soleil. Il se moque de mes lèvres bleues mais je ne l'écoute pas, happée par l'odeur alléchante de la viande grillée. Je file enfiler un short et un débardeur avant de rejoindre ma belle-famille.
— Vous tombez à pic, déclare Philippe, le père de Ben, en nous servant grassement.
Je me lèche intérieurement les babines face au délicieux tableau de saucisses dans mon assiette et mon estomac gargouille. Le repas passe à une vitesse folle, animé de conversations diverses, que j'écoute distraitement. Je me goinfre.
— Eh bah ! s'exclame Héloïse.
— Pour une fois qu'elle mange, laisse-la, rit Philippe.
— Tu ne nous caches pas un bébé, hein ? s'enquiert l'oncle.
Gênée d'aborder de tels sujets à table, je tente l'humour et les rassure. Intérieurement pourtant, je ne ris pas.
Plus tard, sur le départ, Ben est particulièrement attentionné :
— Tu dors à la maison ce soir ? me susurre-t-il.
Je hausse les épaules, contrôle discrètement mon téléphone et accepte. De toute manière, seul un appartement vide m'attend si je décide malgré tout de rentrer.
Mais arrivés chez lui, tout s'envenime.
Durant toute l'année, Ben a été très pris par ses études et m'a quelque peu délaissée. J'appréciais bien sûr la liberté dont je pouvais jouir, mais je détestais devoir insister pour avoir un peu de son attention. Suite aux nombreux conflits que cela a provoqué, j'ai appris à apprécier chaque minute en sa présence, mais lui reste détaché.
— Tu pourrais poser ton téléphone ? demandé-je.
— Attends.
Je soupire. Je sais très bien avec qui il est en train de parler : une amie de son école d'ingénieur, aucunement une menace pour moi. Pourtant la jalousie me dévore. Finalement, ce n'est pas sa faute, mais la mienne. Car les gens les plus jaloux sont ceux qui ont le plus à se reprocher.
Jamais il ne saura.
Tendrement, Ben me fait comprendre qu'il a besoin d'espace, ce qui me frustre au plus haut point. Mes grognements et mon silence créent rapidement son agacement.
— T'en as pas assez de me faire une scène pour rien ? On a passé tout l'après-midi ensemble...
— Si ça te suffit, tu n'avais qu'à pas me proposer de venir, sifflé-je.
Il croise les bras, me mire. Ses traits sont tirés par l'énervement.
— Nous deux, ça fait un an. Que je veuille un peu respirer ne signifie pas que je ne t'aime pas. Quand est-ce que tu me feras enfin confiance ?
Ce mot résonne dans ma tête et s'explose contre ses moindres cavités. Je me crispe et me renferme.
La confiance, ce motif intarissable de querelles...
Je lui tourne le dos, prête à partir, quand ses bras m'entourent. Il me serre contre lui, se veut protecteur, rassurant. J'admire sa capacité à prendre sur lui et à se montrer conciliant face à mes insécurités envahissantes.
Il éteint son portable, met en route mon film préféré et enterre nos tensions d'un baiser.
— Tu as prévenu ton frère ? Il ne t'attendait pas pour le dîner ?
— Il est en déplacement, informé-je.
— Ah, je ne savais pas ! Il a trouvé un nouveau boulot ? Où ?
— Région parisienne. C'est un essai.
— Et s'il est pris... ?
J'entends dans sa voix une crainte, une tonalité qui ne lui est pas habituelle. Parallèlement, il caresse mon épaule, préoccupé. Je devine ses questionnements muets.
Il n'ignore pas ma condition familiale délicate : depuis mes treize ans, mon frère aîné et moi nous débrouillons seuls. J'habite avec lui, dans un quatre pièces sans prétention, au cœur de la ville, et j'ai du mal, à vingt et un an, en apparence du moins, à prendre mon envol. Le décès brutal de nos parents nous a unis, soudés. Pourtant, notre relation se caractérise par très peu d'affect : plus que le deuil, nous partageons le mutisme. Bien qu'indissociables, notre passé houleux a imposé entre nous une distance émotionnelle défenseuse. Ben quant à lui croit simplement que mes géniteurs ont des carrières prenantes à l'autre bout du monde, et je me garde bien de démentir cet alibi.
— Si Valentin part à Paris, déclaré-je, je garderai l'appartement. Mon boulot est ici... tu es ici. Il n'est pas encore question que je déménage.
Ses lèvres se posent sur mon front.
Je lui ai dit ce qu'il voulait entendre. J'aurais très bien pu, à ce moment comme en d'autres multiples occasions, lui avouer que je pourrais bien disparaître du jour au lendemain, ou partir pour Moscou à défaut de Paris.
— Tu travailles demain, chérie ?
Contrairement à lui, qui poursuit courageusement ses études, j'ai opté pour un emploi stable, en lien avec ma formation initiale dans le commerce : je travaille comme réceptionniste à l'Odalys Hôtel, à Antibes près de Nice.
— Je commence à huit heures, réponds-je, d'ailleurs ça te dérange si je mets le réveil ?
— Je partirai avant toi donc ça ne pose pas de soucis. Tu connais la maison, tu pars quand tu veux. Et tu te sers pour le petit déjeuner.
Ma bouche s'étire en un sourire reconnaissant : Ben et sa famille m'ont toujours traitée comme l'une des leurs ; ils m'ont accueillie sous leur toit, m'ont fait redécouvrir un foyer. Ses parents et sa sœur sont comme les miens.
Et je leur mens impunément...
Mais la fille du silence n'a pas droit aux aveux. La fille du silence ne trahira pas. Au lieu de parler, elle attendra que pour les autres Morphée soit passé, afin d'étouffer sa plainte dans l'oreiller, afin que ses torts se perdent contre le tissu... Puis elle essuiera ses larmes ni vu ni connu.
Je couvre sa joue de bisous et, au fil des images à l'écran, commence à somnoler.
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