Elros
Mes cuisses me brûlent, mes joues sont en feu et mon sac est secoué dans tous les sens, mais je ne peux pas m'arrêter, pas tout de suite.
J'ai senti le changement à l'instant où j'ai plongé dans l'eau. Je n'ai même pas eu le temps de profiter deux minutes d'un petit moment de calme que je me suis rhabillé en vitesse et foncé vers le camp. Je dois prévenir Rian, elle saura quoi faire. La vieille dame est la personne qui a le plus d'expérience que je connaisse, de par son ancienneté.
Tout à coup, je sens une pression sur ma cheville gauche et je tombe à la renverse. J'effectue un vol plané dans les airs, propulsé par la vitesse de ma course. Je me rattrape à la dernière seconde pour parvenir à atterrir non pas sur les fesses mais accroupi, prêt à me relancer. Fichue racine !
Je secoue la tête pour faire passer la sensation d'étourdissement qui s'impose à mon corps et repars de plus belle à travers les arbres qui bordent mon chemin.
Que fait Talia ? Elle devrait être rentrée depuis quelques heures déjà ! Sa mission n'était pourtant pas très longue, ni compliquée. Je savais que j'aurais dû prendre en charge ce voyage, et aller moi-même La chercher. Mais comme d'habitude, madame n'en fait qu'à sa tête. Si elle a l'occasion de prouver qu'elle est plus forte que moi sur un point, elle se précipite au-devant du danger, tête baissée, et sans réfléchir, ce serait trop lui en demander, évidemment.
Je n'ai pas de doutes quant à ses compétences mais je crois que c'est devenu un jeu entre elle et moi ; je la fais enrager dès que l'occasion se présente. Sa tête est hilarante quand elle s'énerve en même temps, je ne vois pas comment je pourrais me retenir.
A cette pensée, je pouffe de rire. Je me rends compte que je suis littéralement en train de rire, seul, tout en courant comme si ma vie en dépendait. Parfois, être Elros n'a pas que des désavantages.
Je tente d'accélérer en allongeant mes foulées et en régulant ma respiration, il ne faudrait pas que je m'écroule sous l'effort avant d'être arrivé à destination. Il me reste environ deux kilomètres à parcourir et je pourrais enfin prévenir Rian. Elle doit probablement être en train de tisser une énième histoire pour les enfants assis à ses pieds. Bon, normalement courir deux kilomètres n'est pas l'épreuve du siècle mais si je recroise une racine, je peux toujours me faire une belle entorse.
A la pensée de la vieille dame aux cheveux grisonnants enfoncée dans un fauteuil devant une dizaine de gamins buvant ses récits comme de l'eau, je souris et parviens à augmenter ma vitesse de course.
Au bout de quelques minutes, je peux apercevoir le barnum principal et les toiles de tentes qui l'entoure comme pour le protéger. Ce qui est d'ailleurs le cas, je le sais, puisque c'est moi qui ai agencé la disposition des lieux à l'aide d'une dizaine de soldats. Ce ne fut pas une partie de plaisir, chacun d'eux pensait à un dispatchement différent. Après de longues minutes d'altercations entre eux, j'ai rapidement rappelé que le général ici, c'était moi et que je ne tolérerais pas que l'on discute mes ordres. Parfois, ils faut savoir être ferme avec eux, sinon mon autorité est sapé. Malgré tout, je les aime bien ces idiots, on forme une petite armée remplie de soldats assurément compétents et qui collaborent parfaitement entre eux.
Arrivé aux abords du camp, je me précipite à l'intérieur en lançant rapidement le mot de passe au garde en charge de contrôler les allers et venues. Il m'avait déjà reconnu grâce à mon uniforme aux couleurs noir et or représentant les armoiries de Kastel. Mais face aux Obscurs, rien n'est moins sûr que notre apparence, un mot de passe est donc nécessaire à la vie du camp.
Je me fais tout de même la réflexion qu'un simple mot est facile à trouver pour eux et qu'il serait temps de changer de mode de fonctionnement. Mais mes priorités ne sont pas celles-ci pour le moment, il sera toujours temps de trouver une autre idée plus tard quand ce que j'ai à faire sera réglé. Même si ce n'est pas prêt de se régler si Rian a raison. Je note dans un coin de ma tête d'y repenser en temps voulu.
Je me précipite vers la tente rouge de Rian et, arrivé devant, je reprends ma respiration pour ne pas montrer à la vielle femme que j'ai couru. Elle n'apprécie pas qu'on se presse car, pour elle, nous avons toujours le temps de tout faire. Tout est simple avec Rian, c'est pour cela que j'apprécie être à ses côtés, elle ne s'embarrasse pas avec des principes absurdes. Être avec elle est tellement apaisant que je pourrais presque en oublier toutes mes responsabilités, presque.
Quand je suis sûr d'être présentable pour notre aînée, je fais un signe de la main au garde en faction qui protège Rian pour l'informer que je souhaite entrer sans plus attendre.
Le soldat s'introduit à l'intérieur, échange quelques mots avec l'Ancienne et ressort, un air navré dessiné sur le visage.
— Rian souhaite que vous attendiez quelques minutes. Elle termine son tissage et vous fera entrer.
Merde. Les enfants ! Bien sûr, j'y ai pensé pas plus tard qu'il y a quelques minutes. Evidemment qu'elle est en pleine séance de conte, et pour notre ancêtre, rien n'est plus important que ses histoires ! Le monde pourrait s'écrouler autour d'elle qu'elle continuerait à broder et à illuminer les visages des petits.
— Pas de soucis, je réponds sans grande conviction.
Malgré toute l'urgence de ma situation je n'argumente pas auprès de mon soldat, je sais que tout échange sera vain : Rian terminera son conte avant de me recevoir, puis-je-être à l'agonie. J'exagère un peu, si j'étais vraiment au bord de la mort, la vielle dame se précipiterait à mon secours avec toute sa bienveillance. C'est déjà arrivé plusieurs fois d'ailleurs.
Je repense à la fois où, après avoir battu un Obscur tenace qui persistait à vouloir assassiner une dizaine d'enfants du camp voisin du nôtre à cette époque, Rian m'a sauvé. J'étais en piteux état, un nombre incalculable d'hématomes s'étendaient sur mon corps meurtri par les attaques violentes de l'ennemi. Le combat rapproché avait duré plus d'une heure et j'étais épuisé. L'Obscur était mort et les enfants en sécurit mais, moi, j'étais au bord du précipice. Les coups violents, les attaques magiques et les Ténèbres m'avaient considérablement affaibli et je sentais pour la première fois ma vie m'échapper.
Je me rappelle l'esprit vide, les membres que l'on ne sent même plus tellement on a mal, tout n'était plus que douleur et néant. Mes yeux se fermaient et j'étais heureux de partir en ayant sauvé des vies et non pas dans une chambre luxueuse. Je partais en paix et j'étais prêt, tout aussi jeune que je l'étais.
Mais tout à coup, un visage grisonnant était apparu dans mon champ de vision qui se réduisait peu à peu. Une apparition divine pour mon esprit engourdi. Rian. Elle m'a sauvé la vie. Je me souviens de ces doigts noueux posés sur mon épaule douloureuse, de la douce chaleur qui s'est répandue dans mon corps avant de m'évanouir.
Je m'étais réveillé sous une tente, le bras, le front et la jambe bandés, dans un lit blanc comme à l'hôpital. Rian tissait une histoire aux quelques enfants présents dehors et je les apercevais par la légère embrasure de la tente qui volait au vent. Ses cheveux gris dansaient derrière elle tandis que ses doigts couraient dans les airs, diffusant la joie dans le cœur des petits, pendus à ses lèvres.
J'avais observé ce spectacle rassurant durant de longues minutes avant de remarquer que je n'avais aucune idée de l'endroit où je me trouvais. Je ne connaissais aucun des visages qui allaient et venaient à mon chevet, me proposant diverses sortes de confiseries, fruits, gâteaux...
J'étais convalescent et toutes les personnes qui m'avaient recueilli étaient aux petits soins pour moi. Je crois qu'elles ne savaient pas qui j'étais, et profiter d'être traité comme n'importe quelle personne lambda me faisait tellement de bien que je n'ai rien dit.
Rian est venue me voir de nombreuses fois, me racontant les histoires de sa vie, l'évolution de sa petite-fille, la joie qu'elle avait de tisser pour les enfants et des centaines d'autres histoires. Je ne la connaissais pas mais elle n'avait aucun soucis pour me parler et elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Je me suis toujours senti en sécurité avec elle, savait qui j'étais. Mais nous ne discutions que comme deux personnes rencontrées par hasard.
Depuis que Rian m'a sauvé la vie, j'ai juré de la protéger coûte que coûte et c'est ce que je continue de faire aujourd'hui. De plus, c'est la personne idéale pour m'aider à gérer Kastel à distance, puisque ma sœur ne m'aide pas vraiment, et Rian m'est d'une aide précieuse. J'ignore comment elle a obtenu toutes ces connaissances en terme de gestion de royaume mais notre duo intergénérationnel fonctionne très bien, malgré le fait qu'elle soit rarement là car elle a une vie humaine pour le moment. Je crois que Rian a toujours été âgée pour moi, je ne l'ai jamais vue sans ses cheveux grisonnants, semblables à des fils tissés dans la neige.
J'émerge de mes pensées car le garde devant moi me tapote l'épaule pour attirer mon attention :
— Vous pouvez rentrer Chef, Rian est prête à vous recevoir.
— Merci, Ben.
Des dizaines de petites bouilles joyeuses sortent de la tente en chahutant bruyamment, riant aux éclats, loin de tous problèmes. Les enfants sortent toujours aux anges après un tissage Rianesque, comme je les appellent.
Une petite fille me salue timidement en s'inclinant et je la fais tournoyer dans les airs en lui expliquant qu'elle n'a pas besoin d'exécuter ce geste loin du Palais. Ici je suis Elros, c'est tout. Elle pouffe et je la dépose au sol en souriant. Elle dépose un petit baiser sur ma joue pour me remercier et court rejoindre ses amis qui l'attendent quelques mètres plus loin. Je leur fais un signe de la main accompagné d'une petite grimace qui les fait éclater de rire et des dizaines de visages se tordent dans tous les sens pour me répondre avant de commencer un jeu tous ensemble tandis que je pénètre dans la tente en souriant.
Je me rappelle tout à coup la raison de ma venue et mon sourire s'efface immédiatement pour prendre une mine sombre. Trop de temps est passé depuis le signal déjà.
Je m'approche de Rian, assise dans un fauteuil aux couleurs ternes, une couverture rouge posée sur les genoux. Un grand tapis recouvre le sol de la tente et un lit de camp est coincé dans le fond du petit chapiteau, à côté d'une petite table encadrée par quatre chaises en bois brut.
Mon ainée me sourit :
— Je sais pourquoi tu es là Elros. Le signal.
—Je pense que je me demanderais constamment comme tu fais pour toujours deviner ce que je vais t'annoncer. Tu as beau me répéter que tu ne possèdes pas le don du Médium je pense de plus en plus que tu me mens, réponds-je en creusant ma mémoire pour trouver une fois où Rian n'a jamais deviné ce que j'allais dire.
Je ne trouve pas.
— Je ne suis pas Médium, Elros, je t'assure. A-t-on déjà vu une personne combiner trois Dons ?
— Tu as raison mais je ne serais pas étonné que tu sois une exception, Rian.
— Est-ce pour savoir si je suis réellement une personne extraordinaire que tu es là ?
Je me reprends, sachant pertinemment qu'elle a raison et que je ne dois pas m'écarter du sujet principal.
— Non tu as raison. J'ai effectivement senti le signal. Il a recommencé. Il nous faut faire quelque chose avant qu'Il réapparaisse entièrement.
— Sais-tu où se trouve la clé du savoir et de la victoire Elros ? me demande calmement Rian.
— Je... je commence.
— Dans la patience. Tant que tu resteras patient, tout ira bien. Les solutions ne peuvent pas tomber du ciel et apparaître dès que tu en as envie, il te faut attendre.
— Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre plus, Rian. Le signal était plus fort aujourd'hui, je l'ai senti dans mes entrailles, Il revient. Et Il sera encore plus fort qu'avant. Je ne vois pas comment on peut rester là, terrés dans un camp sans réagir alors qu'Il va réapparaître dans moins de temps que l'on ne pense ! dis-je, convaincu.
— Elles arrivent Elros. Elles arrivent dans quelques heures et là, et seulement là, nous pourrons agir.
— Mais elles devraient déjà être là depuis hier déjà ! Talia m'a dit qu'elles reviendraient avant la fin du mois. Nous sommes le premier novembre et personne ne nous a donné signe de vie.
Je m'emporte quelque peu mais je ne comprends pas. Nous devons agir et Rian semble penser qu'il nous reste beaucoup de temps.
— Un petit contretemps, quelques hommes sur leur chemin et une petit phénomène aquatique non attendus ont simplement ralenti leur progression, m'assure la vieille dame.
— Comment le sais-tu ?
— Tu sais Elros, si tu faisais un peu plus confiance à Talia, tu verrais qu'elle est pleine de ressources, plus que ce que tu ne crois. Elle m'a transmis un message toutes les deux heures pour me tenir au courant de leur avancée dans le bois du Nawire. Tu sais tout autant que moi que le bois n'est pas sûr et tu peux te douter leur arrivée à la Cache a été compliquée.
Je baisse la tête, penaud.
— Je lui fais confiance ! Simplement...
— Simplement ? m'encourage-t-elle à continuer.
— Je ne suis pas sûr de croire à cette prophétie et au fait que la Rose, ce soit réellement Elle, expliquais-je d'un air dubitatif.
Tout le monde y croit à cette prophétie et personne ne pense, comme moi, que tout ça n'est que ramassis de conneries pour nous faire croire qu'il faut attendre avant de combattre les Ténèbres. Je suis persuadé qu'il est temps d'agir dès maintenant et que plus nous attendons, plus Il sera fort.
— Oh je t'assure que c'est bien Elle, Elros. C'est la Rose de la prophétie.
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