Diane

— Dépêche-toi, empotée ! hurle la voix de stentor dans mes oreilles, qui vont très probablement finir grillées s'Il continue à me crier dessus à chaque fois que je dois exécuter un de Ses ordres.

Malgré tout, je sais que je dois obtempérer, à mon grand désespoir. J'attrape la coupelle posée à même le sol sous mes pieds et me dirige lentement vers le fond de la grotte, à reculons. Je marche à tout petits pas, comme si j'avançais sur un tapis de plantes urticantes qui tentent de lécher mes orteils à coups de piques. L'arche noire qui se dresse au-dessus de ma tête est tellement sombre que je n'en aperçois même pas le fond. Une quinzaine de mètres carrés... C'est ce dans quoi je vis depuis deux mois déjà. Ma seule mission à l'extérieur s'est soldée par un franc échec et je suis, depuis, confinée à l'intérieur de cette caverne froide et dénuée de toute âme, à part la mienne et la Sienne évidemment.

Au vu de la taille ridicule de notre abri, si on peut toujours appeler une cavité emplie de poussière et de bêtes dont je ne vais pas citer les multiples noms un abri, je parviens très rapidement à l'endroit où Il m'attend, ou plutôt ce qu'il reste de Lui m'attend.

Je m'accroupis doucement et incline la tête vers le sol sans perdre l'équilibre à force d'avoir répété ce geste des centaines de fois au cours des dernières semaines. Je lève les mains qui portent la coupelle pleine de liquide rouge le plus haut possible tout en gardant mes yeux rivés sur le sol crasseux. Un cafard passe à trois centimètres de mes genoux et je ravale mon dégoût pour qu'Il ne s'aperçoive de rien, ce n'est pas le moment de L'énerver, j'ai déjà bien assez joué avec le feu en prenant du temps pour exécuter Ses ordres.

Au bout de dix-huit longues secondes où je commence à avoir de belles crampes aux bras et que mon cerveau a eu le temps de compter ces secondes, Sa voix retentit de nouveau contre les parois rocheuses du souterrain :

— Approche.

Un seul ordre et j'accours, que-suis-je devenue ? Un bon toutou à son maître ? Je repousse cette pensée pour me concentrer sur le présent. Quand l'Eclosion aura eu lieu, je serais la personne la plus puissante de ce monde, oui, bon la deuxième plutôt, mais n'est-ce pas déjà plus que ce que quiconque peut souhaiter ? Si. Enfin, c'est ce dont je me convins pour ne pas prendre tout de suite mes jambes à mon cou et partir le plus loin possible de cette forme osseuse devant moi. De toute façon, je ne ferais pas trois pas que je serais déjà morte sur le sol poussiéreux qui jonche la grotte.

Je me rends compte que cela fait déjà quelques millièmes de secondes que je ne bouge pas et qu'Il doit s'impatienter. Je me précipite pour remonter sur mes jambes et manque de trébucher et de faire tomber la précieuse coupelle entre mes doigts.

Je tends les bras le plus loin possible devant moi pour tenter de repousser l'odeur âcre du sang qui se trouve dans l'écuelle dorée, salie par le temps. Je franchis les derniers pas qui me séparent de Lui et tente de couper ma respiration pour ne pas sentir l'odeur répulsive de la masse d'os et de chair difforme que je peux voir à travers mes yeux plissés.

— Fais-le maintenant, petite sotte. Cela dure déjà trop longtemps, annonce la voix grave d'un ton froid et sans appel : si je ne respecte pas les ordres, je ne donne pas cher de ma peau.

J'essaye de me convaincre qu'Il a besoin de moi mais je suis sure qu'Il pourrait trouver un autre sujet comme un étudiant de première année complétement fou qui serait ravi de mourir à la tâche de Le servir.

Je verse le contenu entier de la coupelle sur le tas de restes humains et me recule promptement. Je détourne les yeux pour ne pas voir une énième fois ce spectacle repoussant. Je sais exactement ce qui va se passer. Le liquide rouge va se répandre sur les os et reformer les chairs, pour assembler les morceaux qui correspondaient jadis à un corps d'apollon. Le processus n'est pas encore terminé et la peau n'est pas encore formée. Encore quelques semaines et Son corps sera complétement assemblé et prêt à l'usage, même si sa beauté ne reviendra jamais aussi prompte qu'avant.

Ce processus barbare nécessite au moins deux personnes si l'on souhaite qu'il soit mené jusqu'au bout. Peu de personnes y parviennent car le prix à payer est incommensurable et beaucoup n'y sont pas prêts. Mais Lui, il n'a aucun scrupule. Les centaines de victimes nécessaires au bon fonctionnement de l'expérience ne l'effraient pas, au contraire, je crois qu'Il se satisfait personnellement de tout ce sang versé par des innocents.

De la bile remonte dans ma gorge quand je pense aux horreurs que j'ai moi-même provoquées pour Son compte. C'est aussi pour ça que personne d'autre que moi n'est apte à prendre ma place. Personne ne serait capable de tenir aussi longtemps que moi avec toutes les atrocités qui remplissent mon cerveau au fur et à mesure du temps.

Je me prends parfois à me comparer à un sablier. Au départ, il est vierge de toutes les horreurs. Puis on le retourne et là, le sablier se remplit petit à petit, jusqu'à être complétement plein à ras-bord. Alors, on le retourne à nouveau, et on amasse le sable dans la partie vide des deux bulbes. La partie qui était pleine se retrouve vide à son tour. Mais malheureusement ce n'est pas tout à fait vrai. Des grains de sable restent toujours accrochés aux parois transparentes du premier récipient. Et plus on tourne et retourne le sablier, plus celles-ci changent, mais il y a toujours des horreurs qui restent en mémoire. Et généralement ce sont les plus tenaces qui s'accrochent.

Malgré tout, je sais que, ce que je fais, je le fais pour une bonne raison, j'en suis convaincue. Personne d'autre que Lui n'est plus apte à prendre le pouvoir. Et personne d'autre que moi n'est plus apte à Le servir et devenir la deuxième personne qui détient le plus de pouvoirs au monde. Asservir le peuple n'est qu'une partie du processus et je sais qu'il me faudra passer par cette étape pour arriver aux résultats grandiloquents.

La seule chose qui me débecte, c'est le sang et donc les horreurs qu'Il commet, que je commets, qui restent gravés dans ma mémoire. C'est assez ironique d'ailleurs, en y pensant pour moi qui ai fait des études de médecine chez les Humains d'avoir le sang en aversion. Mais c'est pour mon rôle, et puis, on n'est jamais préparés à voir la mort en face, pour de vrai, pas sur des écrans de simulation ou des discours baratinants. On se met à haïr le sang quand on l'a fait couler de ses mains, quand on a vu des intestins d'un peu trop près et qu'on fait glisser le liquide rougeâtre sur un ancien corps pour qu'il se régénère.

Mais mon esprit reste fort, tout comme mon corps. Et c'est ça qui me permettra d'avancer dans la vie. Pas comme tous ces stupides élèves de première ou de deuxième année qui pensent pouvoir servir Le Maître alors qu'il savent à peine contrôler leur propre Flux.

Après quelques minutes où j'ai réussi à me couper du reste du monde afin de ne pas entendre le Processus qui est en cours derrière moi, je pense que c'est terminé et je rouvre les yeux. Je me retourne quand je sens un courant d'air se faufiler sous mes vêtements pourtant très chauds.

Il est encore plus formé qu'il y a quelques minutes, logique c'est vrai puisque le processus fonctionne et je suis impressionnée. Pourtant je le savais, mais je ne pensais pas qu'en à peine deux mois, cela avancerait aussi vite. Evidemment, les fonctions cognitives du corps ne sont pas encore activés, tout comme le cerveau. Je ne vais donc pas encore avoir le privilège de parler à une vraie personne, je vais devoir me contenter de discuter avec une âme en reconstitution pour quelques semaines. Mais cette âme étant un million de fois plus puissante que moi, je ne vais pas me permettre de commentaires acerbes si je ne veux pas finir en cendre à la fin de la journée, déjà que j'ai failli y passer tout à l'heure en restant perdue dans mes pensées pendant un temps trop long à Son goût. Assez de sensations pour aujourd'hui. Si tant est qu'on est le jour d'ailleurs.

Depuis que nous nous sommes installés ici, à Sa décision, je n'ai vu la lumière du dehors que trois rares fois. La première avant qu'Il barricade l'antre grâce à de gros rochers noirs, qui, arrachés de leur socle au fond de la grotte, ont libérés des centaines d'insectes volant, rampant ou courant, qui prennent un malin plaisir à me sauter dessus quand je tente de dormir. La deuxième fois c'était évidemment quand j'ai eu ma première et dernière mission des derniers mois.

Et la troisième fois où j'ai pu apercevoir le soleil remonte à quelques jours. J'ai supposé qu'Il s'était assoupi, enfin j'espérais qu'il était assoupi puisque il est difficile de savoir quand une âme se repose, et j'ai réussi à passer dans la petite fente qui était restée ouverte à la « fermeture des portes » comme je l'appelle pour désigner le moment où Il a tout barricadé. C'était pile au moment du coucher de soleil et les rayons chauds qui dardaient sur ma peau m'ont fait un bien fou. Je suis restée de longues minutes à savourer la chaleur de l'astre sur mon visage, mes jambes et mes bras nus, observant le globe jaune disparaître derrière les montagnes au loin. Le ciel était rose, orange, jaune et les nuages dansaient dans leurs couleurs automnales. Les arbres aux feuilles ocres qui voletaient dans le vent se dressaient, majestueux, juste sous mes yeux.

Je suis restée là jusqu'à ce que la nuit tombe et que la lune se lève. Je serais d'ailleurs restée toute la nuit si une violente pression ne m'avait pas aspirée à l'intérieur de la grotte avant de clore définitivement l'entrée de la cavité grâce à de nouvelles pierres encore plus grandes. Le mince filet de lumière qui s'échappait de l'endroit où je m'étais échappé avait disparu et Il m'a passé une soufflante digne d'un parent à son enfant qui vient de fuguer pour sortir en boîte de nuit.

Depuis cette dernière sortie, je n'ai pas pu compléter ma carence en vitamines D et je sens que ma peau devient très claire. J'imagine ma tête quand je sortirais enfin de ma petite « pièce de vie » partagée avec un être de loin supérieur à moi, que ce soit en âge, ou en puissance...

J'espère que le processus se finira plus vite que prévu et que nous pourrons sortir d'ici. Ce sera aussi une petite surprise pour les Fae qui ne s'attendent surement pas à une arrivée aussi rapide, mais si je me doute qu'elles en ont déjà eu vent...

Qu'elles prennent garde, nous reviendrons encore plus fort que nous l'étions auparavant, le Corbeau est bientôt prêt.

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