Asphodèle

Je suis l'asphodèle de minuit.

Jas s'éveilla en sursaut, les yeux écarquillés. Dans le lointain, la cloche obsédante qui marquait chacun de ses réveils résonnait encore.

« Asphodèle. »

Le mot s'était échappé presque seul de ses lèvres. L'asphodèle était la plante qui symbolisait la neutralité de genre dans le langage fleuri de Jas, parce que c'était une fleur qui lui semblait plutôt féminine mais qui dont la langue avait décidé qu'elle était masculine.

Et, alors qu'iel venait de déterminer son genre, son corps changeait et s'y adaptait déjà, lui donnant une coupe à la garçonne, des traits fins et dessinés sur un visage carré, et la chemise et le pantalon qui l'habillaient devinrent un ensemble tailleur-pantalon large, le tout lui donnant un air androgyne que Jas appréciait beaucoup.

L'apparence de l'asphodèle était sa préférée, même si iel n'était pas toujours confortable avec, et chaque réveil où iel l'adoptait si naturellement l'excitait. Malgré sa conscience aiguë que l'extérieur serait dur et haineux avec cette part de son identité, elle restait sa caractéristique préférée. Sa capacité à se métamorphoser, physiquement et moralement, la manière dont son esprit était fluide, sa vie de caméléon lui plaisait. Et faisait sans doute partie de ce qu'iel avait le plus hâte de révéler au monde qui lui avait été arraché.

Égaré·e dans ses réflexions, ses rêves et ses constats, Jas avait laissé le temps fuir sans le voir, et l'horloge dans le lointain dût l'arracher à sa chambre en sonnant la demie. Trente minutes, sur les quatre-vingt-dix qui lui étaient accordées cette fois, avaient déjà volé en éclats à fixer le vide, à espérer et rêver.

Mais lea vingtenaire ne les regrettait pas. Enfin, iel avait un peu le temps. La dernière fois, iel avait retrouvé l'étreinte rassurante et puissante de la musique. Cette fois, iel voulait retrouver le goût de la lenteur, la profondeur de l'attente. Iel voulait tourbillonner dans sa chambre, lambiner dans les couloirs, s'adosser aux murs, effeuiller les roses, ne plus se presser enfin.

Debout devant le miroir, Jas se fît le serment de profiter de cette heure qui lui restait, car iel sentait que, quelle que soit l'issue de l'énigme du jour, iel ne reviendrait plus jamais dans sa chambre, cette chambre qui avait été une prison, mais aussi un cocon, quand les énigmes étaient trop difficiles, qu'iel fuyait entre les ronces, en larmes d'avoir encore échoué.

Et, en se tournant vers la porte, iel figea, soudain emporté·e dans un tourbillon paralysant d'émotions et de souvenirs. Quitter cet espace, pour ce qui se pressentait comme une dernière fois inexorable, lui serrait profondément le cœur, dispersant ses pensées et ses réflexions.

« Respire. Respire, murmura lea jeune adulte, respire. Et prends ton temps. Ça va aller. Tout va bien se passer. Respire. Inspire, expiire... Lentement... »

Après de très longues minutes à lutter contre le flot de nostalgie et d'angoisse qui l'avait saisi·e, iel retrouva un rythme cardiaque normal, des pensées cohérentes, une vision plus claire.

L'angoisse était toujours là, tapie à l'arrière de son esprit, blottie comme un prédateur prêt à jaillir sur sa proie, à peine maîtrisée un instant. Mais au moins dans l'immédiat, le fauve avait été repoussé.

Après une dernière grande inspiration, Jas poussa la porte, avec bien plus de difficultés que d'habitude, lui faisant froncer les sourcils. Et, derrière, un étrange spectacle l'attendait, des roses pleines d'épines, des lauriers, des bouquets d'asphodèle, des boutons d'or, des feuilles de chêne, des écorces de bouleau, des dizaines d'autres encore, l'ensemble formant un gigantesque tableau représentant ses errances au fil des ans, sa perplexité les premiers jours où iel avait été éveillé·e lors de son arrivée, le temps de comprendre le mystère du château, sa découverte de la chambre chaleureuse sous les rayons du crépuscule hivernal, cet espace immédiatement adopté, le sommeil qui s'était emparé d'iel, chaque réveil et son corps qui changeait, les énigmes en lettres d'or à la première porte et son désarroi.

Une scène semblable, répétée semblait-il à l'infini, seulement vingt-sept fois en réalité, une scène unique formée avec d'incroyables détails par toutes les différentes plantes hébergées sur la planète, tous les mots des énigmes illuminés en bouton d'or.

Puis les deux scènes de l'année écoulées.

Les énigmes brillantes.

Le sourire de Jas.

Ses mots qui s'envolaient, détruisant le silence.

Les portes qui s'ouvraient.

Et même ses minutes égarées à jouer du piano étaient représentées, moment d'intense bonheur au milieu du désarroi permanent des autres événements.

Lea brun·e sourît. Ce moment-là brillerait à jamais dans ses souvenirs, iel le savait, c'était le moment qui lea faisait avancer à présent. Même si ses doigts ne touchaient plus jamais ce piano-là, à l'extérieur il y avait d'autres instruments, la musique pourrait résonner à nouveau...

La cloche rappela durement Jas à l'ordre, sonnant quatre coups puis un. Un rythme qu'iel n'avait jamais pu entendre, mais qui fût identifié immédiatement. Il était déjà une heure du matin.

Alors lea jeune s'arracha à la contemplation de la magnifique composition, se glissant dans le couloir exploré à son précédent éveil, s'arrêtant une minute devant la porte de la salle de musique, se débattant avec la dévorante envie de retourner jouer. Mais iel ne pouvait pas se le permettre. Les secondes glissaient dangereusement dans le palais, il fallait résoudre l'énigme, vite, aussi iel pénétra dans le jardin aux lauriers.

Dans ce bref éclat d'extérieur, son cœur s'apaisa immédiatement, respirant l'air pur, sa peau caressée par le souffle délicat du vent frémissant de bonheur. Instinctivement, malgré le temps qui tiquait dans ses oreilles, Jas s'approcha d'une allée secondaire où glougloutait une fontaine. Les deux mains sur la margelle de pierre, iel regarda son reflet déformé, dissous et recréé par l'eau en mouvement, iel plongea ses doigts dans l'onde glacée. Ce contact était incroyable de nouveauté et de bonheur, d'une fraîcheur que sa peau de neige n'avait pas rencontrée depuis longtemps, un miracle de vie au creux du jardin fermé, un miracle que l'enfant privé du monde ne pensait pas pouvoir retrouver.

« Je resterais bien là des heures entières... Mais je n'ai pas des heures, et il est déjà une heure et quart d'après cette satanée horloge... »

La voix rouillée, fragile, et pourtant si assurée de Jas résonna un long moment dans le patio. S'aspergeant le visage de cette eau froide touchée pour la première et la dernière fois, iel s'obligea à respirer profondément avant de s'arracher au bassin, reculant de plusieurs pas les yeux fermés.

La vision de la fontaine s'éloignant aurait été insupportable, alors l'enfermé·e s'enfuît rapidement vers la porte aux lauriers, la porte ouverte lors de son précédent éveil. Le cœur battant à des kilomètres heures, iel dévala l'escalier, pour arriver dans le gigantesque hall aux mille ouvertures, le hall de liberté, ses doigts encore humides caressèrent l'ouverture principale, celle derrière laquelle on entendait les oiseaux, les voitures, les voix de fêtards restés éveillés, les pleurs si proches d'enfants cauchemardant, les rires et les taquineries d'amis au téléphone.

Le temps filaient, Jas murmura sa supplique, iel sentait les branches pousser tout autour, des épines de roses venaient érafler son cou et lea plaquer contre la porte, les mots d'or se détachèrent comme une sentence, mystérieux, alors que la fatigue, l'angoisse, l'espoir, l'excitation se mélangeaient et conspiraient pour brouiller son esprit, une goutte de sang lui fût arrachée par une feuille de laurier acérée comme du métal.

« J'ai perdu tant de temps, je le sais, je le sais, montre-moi l'énigme clairement, s'il te plaît, je sais, je sais que cette prison n'a jamais été faite pour que je m'échappe, mais au moins joue le jeu... »

La voix de Jas était brisé de sanglots contenus alors que les vers se précisaient devant ses yeux brillants de larmes inquiètes.

La douleur giflée par les plantes qui grandissaient l'auraient presque empêché·e de lire, mais iel s'accrocha, déchiffrant les mots brûlants à voix haute, ignorant les griffures autour de ses bras, sur ses jambes, ses vêtements déchirés par les épines, le sang qui commençait à couler plus fort, son souffle s'entêtait à redire les lettres de lumière...

Sur l'absence sans désirSur la solitude nueSur les marches de la mort

Écris son nom...

Jas clignait des yeux. Une minute. Son instinct le lui hurlait, il ne lui restait qu'une petite minute, une minute pour comprendre et écrire, iel ramassa une épine, plaqué·e contre la porte de métal, le visage éraflé, le souffle déréglé de peur et d'excitation, iel gravait dans la poussière recouvrant le sol les lettres qui devaient ouvrir la porte, iel avait reconnu le poème, iel savait mais le temps l'étreignait... un l majuscule, bien dessiné, suivi d'un petit i à peine esquissé, un b trop grand mais qui restait net, le e, puis le r, les deux presque collés...

Les yeux fermés, focalisant toute sa force dans ses mains, sur ses doigts qui luttaient avec un dernier souffle, Jas pressa les deux dernières lettres l'une contre l'autre, le t et le e accentué...

« Liberté. Liberté... Sur l'absence sans désir, sur la solitude nue, sur les marches de la mort, j'écris ton nom... L'année m'a dit « tu es ta liberté », expira-t-iel, la porte s'effaçant soudain dans son dos. »

La lumière des étoiles se reflétait dans ses yeux de saphir, une herbe fraîche caressait son corps meurtri, son souffle effaré voyait enfin une raison de s'apaiser.

Et, alors que l'adrénaline qui avait permis à Jas de trouver la réponse se dissipait, iel pris conscience des déchirures dans chacun de ses membres, des épines acérées enfoncées dans son dos, ses pieds et ses jambes, de ses nerfs déchirés par la colère du château, de la douleur dans chaque cellule, du sang qui coulait, des tremblements de froid qui l'agitaient, de la difficulté à respirer, de l'épuisement, de son corps rayé.

J'aime les étoiles...

La lumière des astres, si brillante et rassurante, lui permettait de bloquer un peu de la peur face à l'état de son corps.

Je suis libre... Je suis au-dehors...

Un sourire dissimulant la douleur naquit sur ses lèvres, lui laissant une dernière bribe de chaleur dans le cœur, lui gagnant quelques derniers battements pour retrouver les constellations apprises dix ans plus tôt.

Les yeux rivés à jamais vers la Voie Lactée, Jas échappa enfin à toutes ses prisons, le cœur heureux et l'esprit en paix.


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