Chapitre 1

Brooklyn — 8 mai 2023 — 15h34

Je resserre mon tablier de malheur dix fois trop grand pour moi avant de reprendre mon plateau débordant de boissons sucrées qui vous font devenir diabétique en une gorgée, et fonce à travers la salle pour servir mes clients. Le groupe d'étudiant me remercie chaleureusement entre quelques exclamations et chamailleries, et je ne manque pas de marquer ma surprise quand un jeune aux mèches blondes me donne un généreux pourboire. Trente dollars pour avoir servit six boissons, je ne crache pas dessus.

-    Tes cheveux, Rose, râle Beau derrière le comptoir.

Je m'éclipse de mes clients en un sourire désolé mais leur intention est déjà ailleurs, trop concentrés sur les derniers ragots de la faculté. Lentement, je me tourne vers mon patron en attachant mes cheveux déjà bien courts en une ridicule queue de cheval qui ne va pas tenir deux minutes. J'ai beau les attacher avec des barrettes sur les côtés, Beau est intransigeant quand il s'agit de ma personne — allez savoir pourquoi. Il m'observe longuement, sa grosse spatule à la main, puis hoche la tête d'un air satisfait quand j'ai réussi à faire tenir quelques mèches brunes plus longues que les autres.

J'espère qu'un jour, cet homme gros et gras avec son crâne chauve et sa barbe aussi luisante que son huile de friture finira dans les égouts de New-York. Ou qu'il aura une fille aux cheveux courts pour comprendre ma souffrance quotidienne.

Son crâne luisant s'écarte pour que je puisse voir sa tête dure et j'ai juste le temps de réagir en m'écartant à droite avant que son chiffon crasseux ne finisse sur mon visage.

-    Ça veut pas dire que tu dois prendre ta pause ! Il crache d'un ton mauvais.

Connard. Si j'avais mon flingue...

J'attrape le torchon en sol pour le reposer près du comptoir et continue ma journée comme si de rien n'était. Depuis sept heures je suis ici à sentir le rat mort et la friture, j'ai si hâte de prendre une douche et de glisser mon corps dans les draps frais que j'ai nettoyé avant de partir. Un frisson de plaisir remonte le long de mon échine tant j'ai hâte de ce moment privilégié entre moi et moi.

Au même moment, — celui où je bave de plaisir en rêvant de ma future nuit —, une tête violette passe la porte avec agitation, suivit d'un homme à la peau métisse bien trop grand pour ne pas devoir se baisser. Andréa tourne autour de Glenn en sautillant telle une adolescente totalement hystérique sans prendre en compte l'expression désespérée du jeune homme. Je jette un coup d'œil furtif aux fourneaux, pas de Beau en vue.

-    Dites-moi que ce ne sont pas mes étudiants préférés ? Je déclare avec un grand sourire sincère en m'approchant de mes amis.

Andréa s'arrête pour me regarder, avant de venir me sauter dans les bras. J'essaye tant bien que mal de ne pas lui faire mal avec mon plateau sous le bras mais Glenn vient à ma rescousse en prenant la folle dingue par les épaules.

-    Andréa, Rose travaille je te rappelle, lui rappelle-t-il avec un petit rire.

-    Sorry grand monsieur, j'avais juste trop hâte de voir ma copine. La journée était tellement longue Rose, je ne te dis pas.

Je lève les yeux en ciel en les abandonnant pour préparer leur commande habituelle tandis qu'ils rejoignent leur place attitrée. Ne me demandez pas pourquoi, mais je suis presque sûre que la trace des fesses d'Andréa est encrée dans le fauteuil tellement elle vient souvent pour me tenir compagnie. Il faut dire que je travaille énormément pour ne pas dire tout le temps, alors qu'elle fait des études dont je ne comprends jamais grand-chose mais elle m'épargne le sujet. Les occasions de se voir en dehors de tout travail sont quasi nulles, je lui cache comme je peux mon travail en extra donc elle pense que je bosse de nuit dans un hôtel de Manhattan. Je ne l'ai jamais contredit pour ne pas qu'elle fouine dans mes activités. Trop dangereux pour elle.

Glenn quant à lui vient quand il ne s'entraîne pas au football. Qui aurait cru qu'une femme à la limite du gothique traine avec le quarterback de l'équipe universitaire ? Pas moi en tout cas, j'ai été la première surprise quand elle me l'a présenté. La différence était tellement frappante avec sa carrure imposante, ses cheveux frisés bien coupés et son attitude décontractée ! Andréa a l'air d'une sacrée sorcière à côté de lui entre ses fringues douteuses et sa coupe combinant du violet, une frange, des cheveux longs mais rasés sur les côtés. Je ne l'ai jamais vu autrement, mais n'empêche qu'on dirait qu'elle a voulu faire toutes les coupes de l'univers en une seule. Et ça lui va drôlement bien.

Je pose le café latte supplément caramel et l'immonde matcha latte sur mon plateau et fonce servir mes amis en me posant à leurs côtés. Si jamais Beau me crame avec eux, je pourrais toujours dire que je prends ma pause maintenant. En attendant, regardez le rat en action.

-    Et au fait, vous vous souvenez le professeur dégueulasse de biologie là, explique Andréa entre deux gorgées de sa boisson verte, et bah il a bien couché avec une étudiante quand l'amphi s'est vidé !

Glenn essaye de retenir sa mine dégoûtée, sans succès. C'est vraiment drôle de le voir si vulnérable dès que le sexe arrive en sujet de conversation. Les orgies dont il doit être témoin en soirées doivent en être pour beaucoup. Avec trois ans de plus, je pensais qu'Andréa en avait fini avec les fêtes étudiantes mais cette année l'a fait totalement virer. La rencontre avec Glenn, le plus jeune d'entre nous, en est pour beaucoup.

-    Comment tu es sûre de ça ? Renchéris-je en riant pour taquiner Glenn qui me lance un regard noir.

Quand Andréa se lance dans une épopée, impossible de l'arrêter. Elle nous conte pendant dix minutes l'enquête qu'elle a menée, mais surtout sur une photo publiée sur les réseaux sociaux où l'on voit bien le professeur les fesses à l'air devant une étudiante assise sur le bureau. Le footballeur est à ça de recracher son café par le nez. C'est seulement quand l'horloge sonne seize heures que mon patron me rappelle à l'ordre à coup de chiffon et d'huile bouillante. Andréa lui envoie un doigt d'honneur bien placé qui ne le fait même pas broncher, et mime un deuil extrême quand je retourne au comptoir, à deux mètres d'elle.

Le temps passe longuement, les néons s'allument de plus en plus quand la luminosité de la journée baisse et mes amis me quittent pour retourner chez eux. J'enchaine mon service avec lassitude, envoie chier une bonne quinzaine d'hommes qui me font des avances sans pour autant refuser leurs pourboires. Beau me renvoie chez moi quand il n'a plus besoin d'aide et que mon collègue arrive prendre la suite pour la nuit. Ce n'est que dans le vestiaire, seule dans un coin, que j'ouvre enfin ma page internet soi-disante dédiée à l'esthétique, à la recherche de messages privés.

***

Chinatown — 8 mai 2023 — 23h10

J'enfonce ma casquette un peu plus profondément sur ma tête tout en replaçant ma perruque noire que j'ai collée à la va-vite. Les lumières me piquent les yeux, les panneaux du quartier chinois aussi. Tant d'odeurs, de bruits, j'en ai la tête qui tourne. Dans ce quartier, tout n'est que couleur et panneaux criards, de quoi appâter tous les touristes qui rêvent de se rendre en Asie. Si je comprends une grande partie des panneaux avec mon petit niveau en chinois, je rends l'âme quand c'est du japonais.

On ne peut pas être bons partout.

Un homme, aux origines japonaises je devine, me propose une sorte de brochette dégoulinante de sauce qui ma foi m'a l'air bien appétissante, mais je décline d'un sourire. Si je m'arrête pour manger dans cette rue, je n'en sortirai que dans trois semaines, le ventre énorme et les joues gonflées. Et personne ne veut voir ça. Surtout pas mon transit.

En face de moi, un grand bâtiment en brique de plusieurs étages devient de plus en plus gros et imposant, m'indiquant que j'approche de ma cible. J'accélère, passe de rue en rue jusqu'au musée d'histoire fermé pour la nuit. J'observe les devantures une par une, guettant laquelle de ces façades rouges est la bonne mais toutes se ressemblent trait pour trait sauf au fond de la rue où les bâtiments changent de couleur. Mais je cherche une façade rouge.

Je peste en sortant mon téléphone prépayé où j'ai enregistré les informations que m'a donné mon employeur de la nuit, vérifie la rue, la façade du musée, et les appartements rouges. Les appartements. C'est bien ça le problème. Le message ne mentionnait qu'une seule habitation rouge et non une dizaine.

Alors que je vais faire demi-tour, résignée à faire payer cette perte de temps à n'importe qui sur mon passage, un homme me bouscule avec violence. Je bascule sur le côté en me rattrapant de justesse sur la barrière noire du musée, et insulte l'homme qui s'en va sans rien dire. La main sur mon revolver, je sens le métal froid courir sur mes mains et l'adrénaline courir dans mes veines. De dos, il parait si vieux et condescendant que j'ai envie de lui faire bouffer mon flingue pour qu'il s'excuse de m'avoir fait mal mais surtout de m'avoir fait la frayeur de ma vie. Mais alors que je me redresse les poings serrés contre mon corps en abandonnant l'arme, mon pied percute une petite boite qui n'était pas là juste avant.

Je ne le touche pas et bondis sur le côté de peur qu'il ne s'agisse d'une bombe ou quoique se soit d'explosif, mais le carton me paraissait bien trop léger pour contenir quelque chose. Droite, j'observe les alentours sans distinguer l'homme bizarre qui a disparu plus vite que mes parents quand ils ont vu ma gueule à ma naissance.

D'une main hésitante mais magnifiquement manucuré — il faut le noter, le rouge est ma couleur — j'attrape le petit colis qui pèse moins qu'une plume d'oie. Au moins, pas de risque de finir comme un de ces idiots qui marche sur une mine dans les séries. Pas envie de me sacrifier pour si peu. Sans rien pour le sceller correctement, je découvre un petit papier à l'intérieur de la boite, rien de plus, rien de moins. Tout ça pour un vulgaire papier ! Si seulement je pouvais rattraper ce vieillard pour lui faire bouffer mon talon en plus de mon flingue et peut-être de ma dague...

J'abandonne le carton au sol d'un geste rageur en tournant le papier entre mes longs ongles pour y découvrir une carte de visite. Je ne reconnais pas le nom de l'homme qui semble gérer la société mais le design me dit quelque chose. Au dos, un petit numéro de téléphone est griffonné au stylo Bic, super professionnel dis donc.

Je le compose et laisse le répondeur biper quelques fois avant que quelqu'un ne daigne me répondre.

-    Madame Rosalie ? Demande une voix de femme de l'autre côté du combiné.

-    Elle-même, déclaré-je avec sûreté, la tête haute et le dos droit.

-    Génial ! Mon patron va être ravi. Il n'était pas serein quant à cette histoire d'esthétique ou je ne sais quoi. L'épilation du maillot n'a pas l'air d'être dans ses priorités alors il m'a demandé d'utiliser des méthodes plus... traditionnelles pour vous joindre. Les sites internet, tout ça, il est de la vieille école.

Un ange passe mais je le laisse planer. En plus de me faire perdre mon temps, cet homme ne m'estime pas digne de confiance à travers ce site que j'ai mis des mois à confectionner. J'ai dû passer quelques formations pour me créer un profil solide d'esthéticienne et c'est comme ça qu'on me remercie ? Il a intérêt à avoir un paquet de fric à jeter par la fenêtre car il ne part pas gagnant avec ses vieilles méthodes bidon.

-    Excusez-moi, reprend la femme d'une voix douce. J'ai tendance à m'emporter un peu trop. Je suis Madame Obrien, assistante de Monsieur Burnett que vous devez sûrement connaitre grâce à la maison Ouze.

J'hausse les épaules bien qu'elle ne puisse pas me voir, et ma main libre trouve d'elle-même mon revolver caché dans ma veste noire. La maison Ouze est une grande maison de luxe si je ne m'abuse, et si j'ai l'habitude des gros poissons qui m'embauchent, jamais ils ne me disent leurs identités tout comme ils ne connaissent pas la mienne. J'évite au maximum les rencontres personnelles pour une bonne raison : ma propre sécurité. Moins j'en sais et moins ils en savent, mieux c'est pour tout le monde. Alors savoir que ce richissime homme dont j'ignorais quand même le nom s'intéresse à mes services m'inquiète.

Tandis que l'assistante Obrien m'explique rapidement les valeurs de la maison dont je n'en ai rien à carrer, j'avance dans la rue par où je suis arrivée. Hors de question de rester ici comme une idiote alors qu'ils savaient exactement où je me tiendrais pour achever ce terroriste imaginaire.

Je déteste qu'on me mente.

-    Donc comme je le disais, nous aurions besoin de vos services si particuliers. J'ai lu les retours sur votre site, il me semble que personne n'a eu d'irritation ou de mauvaises repousses alors il aimerait s'entretenir avec vous.

-    Pourquoi ? J'articule tout bas en rejoignant le Manhattan Bridge.

Ici, les gens se font plus présents tout comme la circulation. Quelques mecs louches trainent par ci, par là, mais rien de bien méchant s'ils finissent avec une arme pointée sur le front.

-    Je n'aurais pas de mots pour vous expliquer cela, annonce Obrien avec un petit rire nerveux. Je pense que ce qu'il veut n'est pas dans vos habitudes bien qu'il soit persuadé que vos qualités lui sont nécessaires.

Mes qualités lui sont nécessaire ? Pas ce que j'ai l'habitude de faire ? Je suis tueuse à gage, pas promeneuse de chien. Il commence à me gonfler cet idiot de Burnett. Déjà que je perds une soirée avec ses conneries... J'aurais pu être dans mon lit devant Friends, merde.

-    Il est tard, je vous propose demain à onze heures dans l'Upper East Side. Je vous joindrai par message l'adresse exacte.

-    Pardon ? J'éclate de rire ce qui fait tourner quelques têtes dans ma direction. Pas possible. Plus tard que ça.

-    Disons dix-sept heures ?

Je souffle doucement pour calmer les battements de mon cœur qui s'affolent et l'envie puissante d'aller tabasser quelqu'un qui n'a rien demandé. En plus d'être un con il ne se rend pas compte qu'il y en a qui travaillent ! Puis à cette heure-ci pour circuler dans l'Upper, ça va être la guerre.

Les neurones en ébullition, je réfléchis pendant de longues minutes à une solution pour convaincre Beau de me donner mon après-midi, mais Obrien m'interrompt.

-    Écoutez, vingt heures si ça vous arrange, elle propose finalement. Vous serez évidemment compensée pour la perte de votre soirée et demain.

-    C'est d'accord, au revoir.

Je ne lui laisse pas le temps de finir et raccroche au nez. Aussitôt, un message apparaît avec l'adresse exacte du lieu de notre rencontre. J'attrape un stylo qui traine dans mes poches, gribouille sur la carte de visite pour pouvoir jeter l'appareil avant de rentrer. Je l'abandonne dans la première poubelle, et appelle un taxi directement après.

***

Bronx — 9 mai 2023 — 1h40

Je m'élance sur mon lit et lâche un râle rauque de satisfaction quand le tissu propre entre en contact avec la fine soie de mon débardeur et la peau nue de mes jambes. À bout de bras, je me hisse vers mes coussins pour m'asseoir et ouvrir mon ordinateur qui git sur le côté, en veille.

Je m'empresse d'entrer mes codes, de faire un petit tour sur les réseaux sociaux pour répondre à Andréa et Glenn quand une notification sonore me perce le tympan. Surprise, je baisse le volume et constate que la notification vient de mon compte en banque. C'est bizarre, je n'attends rien de spécial aujourd'hui... Je me retrouve à croiser les doigts de pieds en priant pour que ce ne soit pas mon banquier qui a découvert de nouvelles dettes mais non, pas du tout. Un virement a été fait, je clique dessus et manque de balancer l'écran à travers la pièce.

Il y avait bien cinq zéros ? Je n'ai pas rêvé ?

Non, non. Au nom de la société Ouze, un virement a été fait pour Rosalie en compensation de ma soirée perdue et du rendez-vous de demain. Je ferme l'ordinateur en clignant plusieurs fois des yeux pour me persuader que je ne rêve pas avant de me pincer violemment l'intérieur de la cuisse.

-    Aïe ! Quelle conne !

Je masse l'endroit avec la larme à l'œil, me maudissant mentalement d'être aussi idiote.

Autant d'argent pour se faire percuter dans la rue ? Mais venez me pousser tous les jours en fait !

Aussi jeune que je me souvienne, j'ai toujours vécu avec peu de moyen. Je me souviens légèrement de mes parents avant qu'on ne me place en famille d'accueil, mais rien de très concret. La seule chose concrète dont je me souvienne, se sont les dettes de jeu qu'ils ont accumulé et dont j'ai hérité à leur mort. On ne parle pas de quelques milliers, mais plutôt des millions. Honnêtement, je ne sais même pas comment ils ont pu emprunter autant d'argent pour jouer à la machine à sous sans que personne ne les en empêche. À cause d'eux, je me retrouve à devoir tuer des gens pour vivre et payer ces dettes colossales qui me suivent à la trace, où que j'aille.

Si jamais ils étaient encore en vie, je pense que ça serait moi qui les aurais achevés d'une balle entre les deux yeux.

En attendant que ce jour imaginaire ne se réalise, je pense arrêter de pester contre ce Burnett et me contenter d'écouter ce qu'il a me dire demain. Parce que si mes services valent autant d'argent à ses yeux, je pense qu'il y a moyen qu'on négocie.

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