Chapitre 4 - Faire face
La matinée me paraît interminable. Et ce n'est pas parce que les cours sont inintéressants. Au contraire, je n'ai jamais autant pris mon pied dans des salles de classe. Nous avons exploré les subtilités du surfilage, décortiqué des techniques pour réaliser des drapés de la plus grande finesse possible, et évoqué les méthodes de couture que nous apprendrons prochainement pour obtenir des finitions irréprochables. Chaque sujet est fascinant, et j'ai déjà fait la connaissance de plusieurs personnes formidables.
Si le temps me paraît si long jusqu'à midi, c'est parce que je dois attendre jusque-là pour me rendre au secrétariat. Et je dois avouer que je redoute ce moment.
Toute la matinée, je me suis convaincue que repousser l'atelier Vision et Création à l'année prochaine serait une solution acceptable, mais une part de moi doute encore de la faisabilité de cette option. La perspective d'être contrainte de suivre le cours cette année avec Luccini m'énerve autant qu'elle me fait peur. Comment accepter de passer de la grande Guenièvre de Beaumont, icône mondiale de la mode, à un inconnu qui n'a sûrement jamais accompli quoi que ce soit de remarquable ?
Je parie qu'il a été pistonné pour obtenir cette place... Peut-être est-il le fils du directeur de l'IELC ou le compagnon de la fille cachée de Guenièvre de Beaumont ?
Suivant les instructions données par un appariteur de l'école, je me retrouve dans l'aile administrative, où se trouve le secrétariat. Mon esprit est encore hanté par le regard perçant de Luccini et son sourire suffisant lorsque je lui ai fait part de mon désir de quitter l'atelier.
Il croit avoir réussi à me faire peur. Il croit avoir réussi à me faire douter de mon potentiel. Il croit avoir réussi à me faire fuir.
Je me maudis intérieurement de ne pas avoir eu le courage de lui exposer franchement les raisons de mon départ. J'aurais dû lui dire clairement : "Suivre ce cours avec vous est une perte de temps. Vous n'arrivez pas à la cheville de Guenièvre, et vous ne lui arriverez jamais. Vous ne méritez pas une seule seconde d'occuper la place qu'elle a laissée vacante dans la salle 424."
À chaque pas vers le secrétariat, ma détermination se renforce. J'ai travaillé trop dur pour décrocher cette place. J'ai tout plaqué pour pouvoir assister à cet atelier. J'ai le droit d'en profiter à sa juste valeur et pas avec un prof de seconde zone.
Finalement, j'arrive devant le secrétariat, où un flot d'étudiants se bouscule déjà, chacun avec ses propres préoccupations et demandes. Dans un soupir, et même si je n'ai vraiment pas l'énergie pour ça, je me décide à faire la queue.
Pour la énième fois de la matinée, je répète intérieurement les arguments que je m'apprête à exposer pour obtenir ce que je veux.
C'est à ce moment-là que mon téléphone sonne. C'est Lily.
L'enthousiasme de Lily a le mérite de m'arracher un faible sourire. Mais celui-ci s'évanouit lorsque je reçois un deuxième texto de sa part.
Je range mon téléphone dans ma poche, la mâchoire crispée. Je n'ai pas le courage de raconter à Lily mes désillusions par SMS. Je préfère garder la nouvelle pour ce soir, et avoir tout le loisir de me plaindre - et surtout de cracher sur Luccini - ce soir.
- Suivant !
La voix sèche d'une des secrétaires me sort de mes pensées et je fuse vers le guichet. La femme, qui affiche un sourire professionnel, me demande mon nom.
- Gemma Hayes.
Elle se lève avec un soupir, fouille dans un des petits cartons rectangulaires alignés sur une table derrière elle, et revient avec ma carte étudiante, qu'elle fait glisser sur le comptoir devant moi.
- Voici votre carte étudiante, mademoiselle Hayes.
Elle baisse le nez vers son ordinateur, pianote quelque chose sur le clavier à une vitesse hallucinante avant de me poursuivre :
- Un casier a été réservé pour vous, le numéro 18B, dans le bâtiment A. Assurez-vous d'acheter un cadenas robuste, car l'établissement décline toute responsabilité en cas de vol.
- Hum... D'accord. Merci, répondis-je, un peu perdue.
- Toute l'administration de l'IELC vous souhaite une excellente rentrée, Mademoiselle Hayes. À bientôt.
Sur ces mots, la secrétaire replonge dans son travail, son regard rivé sur l'écran, me signifiant qu'elle en a fini avec moi. Mes lèvres s'entrouvrent, hébétée d'être ainsi congédiée. Je suis tellement bouleversée que je m'apprête à lui souhaiter bonne journée et à partir. Mais je me ressaissis : je ne suis pas venue là pour ça.
- Excusez-moi, j'avais une autre demande à formuler.
La secrétaire, absorbée par son écran, semble ne pas avoir entendu. Alors, je m'efforce de parler plus fort :
- Je souhaite reporter mon inscription à l'atelier Vision et Création à l'année prochaine. Pourriez-vous m'indiquer la procédure à suivre ?
Cette fois, je semble être parvenue à capter son attention car elle relève des yeux écarquillés vers moi, comme si elle n'avait jamais entendu une telle demande.
- L'atelier Vision et Création, vous dites ?
Je hoche la tête, tentant de garder ma détermination.
- Mais l'admission à cet atelier est sur sélection, mademoiselle.
Chaque personne familière avec l'IELC sait que le processus de sélection est long et extrêmement rigoureux. Les étapes sont toutes plus exigeantes les unes que les autres.
Étape 1 : Envoi des dossiers académiques et des portfolios au comité. Étape 2 : Réalisation d'un entretien pour évaluer la motivation des candidats. Étape 3 : Conception des quatres pièces à créer (une robe de soirée, un manteau, un tailleur et l'accessoire de notre choix). Étape 4 : Présentation des pièces réalisées au comité de sélection.
Il est donc compréhensible que la secrétaire soit déconcertée par une demande comme la mienne. Mais je ne me laisse pas démonter. Je savais que ce ne serait pas facile.
- J'en suis bien consciente, admis-je. Mais j'ai des raisons personnelles qui me poussent à demander un report de mon inscription à l'année prochaine.
- Des raisons personnelles ? répète la femme, incrédule, comme s'il lui était impossible d'admettre qu'un motif quel qu'il soit puisse justifier une telle demande.
- C'est exact.
Je dois tenir bon. Je refuse de céder aussi facilement, malgré les difficultés. Je pense aux remarques acerbes de Luccini et je me rappelle tous les sacrifices que j'ai faits pour étudier auprès de Guenièvre. Je ne vais pas abandonner maintenant.
- Mademoiselle, je suis navrée, mais il me semble impossible de reporter votre inscription à l'année prochaine. Le nombre de places est strictement défini et le processus de recrutement pour l'année prochaine est déjà en cours.
- Je comprends cela, mais ayant réussi la sélection cette année, il devrait être possible d'ajouter mon nom à la liste des étudiants pour l'année prochaine. La salle 424 est suffisamment grande pour accueillir un étudiant supplémentaire, n'est-ce pas ?
L'étonnement grandit sur le visage de la secrétaire seconde après seconde. Mon audace la cloue sur place, mais je n'ai pas d'autre choix si je veux obtenir ce que je veux. J'ai tout mis en œuvre pour arriver ici, et je ne compte pas laisser passer cette opportunité sans me battre.
- Je regrette mademoiselle Hayes, le report n'est pas possible. Si vous ne pouvez pas assister à l'atelier cette année, alors il faudra vous résoudre à ne pas le suivre du tout.
- Je ne peux pas accepter ça !
Je réalise que j'ai presque crié ces mots et qu'un silence règne à présent sur le secrétariat. Pour la énième fois de la journée, tous les regards sont braqués sur moi.
- Désolée... chuchoté-je, morte de honte.
Je suis si tendue que je peine à canaliser mes émotions. Il devient impératif que je rentre me reposer.
- Écoutez, je suis certaine qu'il doit y avoir une autre solution. Peut-être que je pourrais intégrer le processus de candidature pour l'année prochaine ? Je suis prête à recréer des pièces, à repasser un entretien avec le comité, et...
Je laisse ma phrase en suspens au moment où je me rends compte que j'ai perdu l'attention de la secrétaire. Son regard fixe quelque chose derrière-moi et elle se redresse dans sa chaise de façon à être parfaitement droite, comme si une personne de la plus haute importance venait de pénétrer dans le secrétariat.
Curieuse, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule pour découvrir qui peut bien lui provoquer une telle réaction.
Quand mes yeux se posent sur Luccini, je suis au bord de la syncope. Merde. Qu'est-ce qu'il vient foutre ici ?
Je me retourne aussitôt, espérant qu'il ne m'a pas vue. Instinctivement, je tente de dissimuler mon visage derrière mes cheveux, pour échapper à son regard. Je ne saurais vraiment expliquer pourquoi, mais je ne veux absolument pas qu'il me voie ici, et encore moins qu'il m'entende batailler pour obtenir le report de mon inscription.
Le fait qu'il ait cru pouvoir me faire fuir me met déjà en rogne. Hors de question de lui donner une satisfaction supplémentaire.
Malgré tout, comme si mon corps répondait à sa présence, mon cerveau fait abstraction des bruits parasites qui m'entourent, pour ne capter que le claquement des semelles de Luccini sur le sol. Il s'approche d'un guichet à ma droite, si bien que nous ne sommes plus séparés que par un étudiant.
- On dirait que c'est votre jour de chance, me dit alors la secrétaire en désignant Luccini d'un signe de tête. Vous pourriez directement vous adresser à Gabriel pour savoir si un report est envisageable. Il fait partie du comité de sélection.
Alors il s'appelle Gabriel ? Et il est au comité de sélection ? À toute vitesse, je cherche dans ma mémoire si j'ai entendu parler d'un Gabriel Luccini. S'il a réussi à se faire une place dans le comité de sélection et s'il a été nommé pour remplacer Guenièvre de Beaumont, il est forcément quelqu'un de très important dans le milieu de la mode.
Mais j'ai beau répéter encore et encore son nom dans ma tête, je sèche. Je n'ai jamais entendu parler de lui, alors que les grands noms du milieu n'ont habituellement aucun secret pour moi. Comment est-ce possible de ne rien savoir sur quelqu'un qui occupe une telle position ?
Du coin de l'œil, j'observe Luccini, deux guichets plus loin. Il offre une sourire charmant à la femme face à lui et dit :
- Bonjour madame, je suis Gabriel Luccini et je suis venu récupérer mon accréditation professorale.
Je suis presque étonnée de constater que Luccini est capable de s'adresser poliment à quelqu'un ! Dommage qu'il préfère réserver un accueil condescendant à ses élèves...
- Bonjour monsieur Luccini. Oui bien évidemment, votre carte vous attend au chaud depuis plusieurs jours. On se réjouit tous tellement de vous revoir ici.
De le revoir ici ? Luccini a déjà enseigné à l'IELC ? Comment est-ce possible ? Il doit avoir vingt-cinq ans maximum !
- Mademoiselle Hayes ?
Ma secrétaire m'interpelle d'un ton las, pour me sortir de mes pensées. C'est à ce moment-là seulement que je me rends compte que l'étudiant qui faisait barrage entre Luccini et moi n'est plus là, et que plus rien ne nous sépare. Nous ne sommes qu'à deux mètres l'un de l'autre.
- Heu, oui, excusez-moi, m'empressé-je de dire, en chuchotant presque, pour que Luccini ne m'entende pas. Merci pour les informations. Au revoir.
Dans la précipitation de vouloir partir sans être repérée, je fais tomber mon sac par terre. Son contenu se déverse sur le sol dans un bruit fracassant : croquis, crayons, coupons de tissus... Une mer d'objets se déploie devant moi.
Je me baisse aussitôt pour tenter de ramasser mes affaires le plus vite possible, mes joues brûlantes de honte.
Pourquoi diable tout doit-il se passer si mal aujourd'hui ? Qu'ai-je fait pour mériter une rentrée aussi catastrophique ?
Alors que je tente de tout rassembler, des grandes mains apparaissent dans mon champ de vision. Mon cerveau peine à croire ce qu'il voit : Luccini, accroupi à mes côtés, s'efforce de récupérer mes feuilles de croquis éparpillées. Je suis abasourdie.
Lui, venu à ma rescousse ? Suis-je réellement si pitoyable pour qu'il se sente obligé de m'aider ?
Il manipule les feuilles avec une délicatesse surprenante, les empilant avec soin comme s'il s'agissait de trésors précieux.
Alors que je demeure là, incapable de bouger à observer Luccini remettre de l'ordre dans le secrétariat, je me demande s'il a remarqué qui j'étais. Je pourrais mettre ma main à couper que non. Après tout, pourquoi me serait-il venu en aide, sinon ? Cela ne m'étonnerait pas qu'il ait déjà oublié mon visage. Il n'a pas l'air du genre à s'attarder sur les gens.
Soudain, je remarque que Luccini s'est arrêté pour regarder plus précisément un de mes croquis. Après la honte et l'étonnement, c'est la gène qui me submerge. Aucun de ces croquis n'est abouti et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle je les emmène partout avec moi. Dès que j'ai un moment, j'avance sur mon travail, c'est comme ça que j'ai toujours réussi à jongler entre études, job étudiant et mon rêve parisien.
Tandis que le regard noisette de Luccini s'attarde bien trop longuement sur le croquis, je remarque que ses sourcils se froncent, d'un air désapprobateur. Mon sang ne fait qu'un tour et je sens la colère monter en flèche. Qui est-il pour juger un croquis qui n'est clairement pas abouti ?
D'un geste incontrôlé, je lui arrache la feuille des mains et la plonge sans ménagement dans mon sac. Luccini relève ses yeux vers moi, impassible.
- Eh bien, vous avez l'art de faire des entrées fracassantes, remarque-t-il, en me tendant le reste des croquis qu'il a collectés.
Il sait donc qui je suis. Cette révélation me perturbe, mais je m'efforce de garder mon calme. Nos mains se frôlent lorsque je récupère mes feuilles et je suis étonnée par leur douce chaleur. J'aurais juré qu'elles étaient froides... comme son caractère.
- En fait, je n'arrivais pas. Je partais, rétorqué-je.
Je range le reste de mes croquis avec précipitation, contrastant avec la douceur qu'employait Luccini pour les manipuler, et me remets debout.
Tranquille, Luccini m'imite. Il fait une bonne tête de plus que moi, et je déteste avoir besoin de lever tant les yeux pour continuer à l'affronter du regard.
- Vous avez l'air fatiguée, lâche-t-il alors, sans la moindre gêne. Vous feriez mieux de rentrer vous reposer.
Je rêve où il vient ouvertement de me dire que j'ai une mine à faire peur ? Son commentaire, aussi direct que déconcertant, me fait l'effet d'un coup de poignard. L'humiliation me submerge, mais je n'ai pas l'énergie nécessaire pour répliquer.
Au lieu de quoi, je ne trouve rien de mieux à faire que de partir en courant, incapable de soutenir une seconde de plus son regard méprisant.
Si je n'ai pas réussi à obtenir gain de cause pour le report du cours, cette visite au secrétariat m'aura au moins apporté une certitude : je n'ai jamais éprouvé une telle aversion pour quelqu'un que pour Luccini.
Hello les Amours ! Qu'avez-vous pensé de ce nouveau chapitre ? 👀
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On se retrouve très vite pour la suite. Love,
Morgane 🩷
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