Chapitre 3 - Être la meilleure


- Nous verrons bien. Mais sachez que Paris n'est pas tendre avec les rêveurs. Et moi non plus...

Le regard dédaigneux de Luccini glisse lentement de mon visage à ma tenue, s'y attardant avec un air glacial. Un de ses sourcils tressaille, signe de sa désapprobation évidente. Pas besoin d'être devin pour comprendre ce qu'il pense de mon choix vestimentaire, encore plus pour un jour aussi important que celui-ci...

    Lorsqu'il fait enfin volte-face pour retourner sur l'estrade et faire face à la classe, une vague de bile me monte à la gorge.

Qui est ce Luccini, et que fait-il aux commandes de la salle 424 ? Ce qui est certain, c'est que je ne vais pas l'apprécier. Son mépris à peine dissimulé et le ton condescendant qu'il a utilisé pour me parler devant toute la classe me l'ont fait immédiatement détester...    

Certes, j'étais en retard, mais cela ne justifie en rien cet affront public ! Pour qui se prend-il ?

D'autant plus qu'il n'a probablement que quelques années de plus que moi. Il devait encore être étudiant il n'y a pas si longtemps, et il ose me traiter comme ça ? Un peu de compassion ne lui ferait vraiment pas de mal. Je ne comprends pas comment quelqu'un d'aussi jeune peut se permettre une telle hauteur.

- Comme je le disais avant d'être interrompu par Mademoiselle Hayes, reprend Luccini en se positionnant devant le tableau, je remplace Madame De Beaumont cette année.

Ma mâchoire se décroche presque. Il remplace Madame De Beaumont ? Pardon ? Mais... elle est irremplaçable ! Comment ose-t-il dire ça sur un ton si détaché ?

- Guenièvre a eu un problème de santé qui l'empêche d'être parmi nous, précise Luccini, dénué de la moindre émotion.

    Son regard brun croise brièvement le mien et je peine à dissimuler mon effroi. Mon sang bouillonne, je sens mon rêve s'effondrer sous mes yeux, sans pouvoir y changer quoi que ce soit.

- Mais rassurez-vous, cela ne changera absolument rien au déroulé du cours, ajoute Luccini, le menton haut.

Pardon ? Absolument. Tout. Sera. Différent.

Un rire incontrôlable m'échappe soudain, brisant le silence lourd de la classe. Immédiatement, tous les regards se tournent vers moi. Les yeux de Luccini se verrouillent sur mon visage comme des missiles à tête chercheuse. Même d'ici, je perçois sa mâchoire se contracter.

- Vous aviez un commentaire à faire, peut-être, Mademoiselle Hayes ? lance-t-il, acide.

- Non, excusez-moi, j'ai un chat dans la gorge, balbutié-je, tentant de masquer mon désarroi.

Je fais mine de tousser pour renforcer mon mensonge, mais au regard noir qu'il me lance, je sais qu'il n'a pas gober un seul de mes mots et que je suis déjà dans son collimateur.

- Il n'y aura donc aucun changement, poursuit-il, sans s'attarder sur moi. Ce qui signifie que vous devrez, comme prévu, présenter une collection complète à la fin de l'année. Moodboard, croquis, patronages, prototypes, coupes, assemblages, coutures, finitions, accessoirisations... Tout sera à votre charge.

    Théâtrale, il énumère chaque étape en levant un doigt à chacune d'entre elles, comme pour nous faire réaliser la tâche herculéenne qui nous attend.

- Inutile de préciser que la charge de travail est colossale et que vous n'avez pas une seconde à perdre avant de vous y mettre. À partir de maintenant, c'est une course contre la montre qui vous attend.

Je pourrais jurer que ces mots me sont destinés, même si Luccini évite soigneusement de croiser mon regard. Il est trop occupé à balayer la salle 424 du regard, comme pour asseoir son autorité sur les étudiants présents.

— Vous savez ce qu'il y a à la clé, continue-t-il, son ton empreint d'une certitude glaçante. Et croyez-moi, on ne refuse pas une place auprès de Guenièvre de Beaumont.

Sérieusement ? Comme si on ne le savait pas déjà ! Chacun de nous s'est battu corps et âme pour être admis dans ce cours que l'entièreté de l'IELC convoite.

Si c'est pour nous marteler de telles évidences, Luccini aurait aussi bien pu s'abstenir de venir nous faire cours !

    Une main au premier rang se lève, ce qui a le mérite de tirer Luccini de sa tirade.

- Oui, rappelez-moi votre nom, s'il vous plaît, demande-t-il à la blonde qui l'a interrompu.

- Blanche Evrard, dit-elle d'une voix douce, presque mielleuse. Je me demandais si nous pourrions vous montrer nos avancées au fur et à mesure, et bénéficier de votre aide si nécessaire ?

Même du fond de la salle, je distingue ses longs cils qui battent d'un air calculé. Habillée d'une robe en tweed, d'une paire de talons Babies à bride beige et d'un épais serre-tête, on dirait une version ratée de Blair Waldorf.

Bon ok, pas si ratée que ça. Elle est canon.

Mais je connais ce genre de filles et je dois me retenir de lever les yeux au ciel. Je n'ai jamais compris que l'on puisse minauder ainsi avec un prof. Aussi canon soit-il.

Croit-elle vraiment que l'on décroche sa place dans une des meilleures maisons de couture de Paris grâce à un battement de cils et un sourire enjôleur ? Cette naïveté m'exaspère. Le monde de la mode ne fonctionne pas comme dans un épisode de Gossip Girl. Ici, ce sont les idées tranchantes, l'audace créative et un travail acharné qui ouvrent les portes, pas les charmes superficiels.

En tout cas, cela n'a pas l'air d'avoir eu un quelconque effet sur Luccini qui répond sans même la regarder :

- Bien évidemment, c'est mon rôle de vous accompagner dans la réalisation de vos collections.

Il se met à arpenter l'allée centrale de la salle, entre les deux rangées de tables.

- Vous serez même régulièrement obligés de me montrer où vous en êtes.

Il avance à une lenteur déconcertante vers le fond de la salle 424, et je me surprends à être incapable de le quitter des yeux. Il y a quelque chose chez lui de magnétique... Peut-être son aplomb ? Son air hautain ? 

N'importe quoi, Gemma, depuis quand trouves-tu quand l'excès de confiance attirant ? Au contraire, il est détestable !

- Vous n'êtes pas sans savoir que l'atelier Vision et Création est la vitrine de notre école, et qu'à ce titre, vous devez vous surpasser. Autrement dit, l'IELC a misé gros sur vous, et vous ne pouvez pas vous permettre d'être juste bons.

Je manque de m'étouffer lorsque ses iris brunes croisent les miennes au moment où il ajoute :

- Vous devez être les meilleurs.  

Le silence qui suit ces mots est presque assourdissant. Je sens les regards se tourner vers moi, alors que Luccini continue à me fixer. Je sens la panique monter d'un coup, ne comprenant pas ce qui se passe.

Pourquoi a-t-il choisi de planter son regard dans le mien à cet instant précis ? Est-ce une provocation, un test, ou simplement un cruel hasard ?

- Chaque détail comptera, reprend-il, sa voix grave et assurée résonnant à travers la salle. Chaque ligne, chaque couture, chaque choix que vous ferez sera scruté à la loupe.

Il finit par détourner les yeux, continuant son avancée lente, presque prédatrice, à travers la salle. C'est seulement à cet instant que je réalise que j'étais en apnée.

- Si vous croyez être bons, détrompez-vous. Vous êtes encore très loin du niveau attendu.

    D'un seul coup, rapide, il retourne sur l'estrade devant le bureau pour conclure :

- Pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris, cet atelier est votre chance de prouver ce que vous valez. Le meilleur aura une place de choix dans l'industrie, les autres...

Il laisse sa phrase en suspens, l'ombre d'un sourire apparaissant au coin de ses lèvres. Un frisson glacé me parcourt l'échine. Luccini sait exactement ce qu'il fait. Il joue avec nos nerfs et teste nos limites.

Il laisse le silence s'installer encore quelques secondes, savourant sans doute l'effet de ses paroles sur nous. Puis, sans prévenir, il claque des mains, un son sec qui résonne dans toute la salle, nous faisant presque sursauter.

— Sortez vos carnets de croquis, ordonne-t-il, soudain, d'un ton qui n'admet aucune discussion. Montrez-moi ce dont vous êtes capables.

Comme un signal de départ, les autres étudiants s'agitent immédiatement. Leurs mains tremblantes et précipitées fouillent dans leurs sacs pour en extraire leurs carnets. Je me dépêche de faire de même, mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine.

Tandis que mes doigts s'attardent sur la couverture de mon carnet, je réalise à quel point ce premier exercice compte déjà. J'ai attendu ce moment précis une bonne partie de ma vie.

Je lève la tête vers Luccini qui nous observe maintenant en silence, ses bras croisés sur sa poitrine.

La pression qu'il impose pourrait paraître cruelle à d'autres, mais pas à nous. Le milieu est impitoyable : les délais sont serrés, les exigences des clients démesurées et les coupures de presse cinglantes. Il n'y a pas d'autre choix que de se blinder.

Car le monde de la mode n'attend personne.

Je prends une grande inspiration, essayant de calmer mon esprit en ébullition. C'est le moment de montrer ce que je vaux. Surtout après avoir été ainsi humiliée tout à l'heure en arrivant. Je dois prouver que j'ai eu raison d'affirmer haut et fort que j'ai ma place ici.

Mais les minutes passent et la feuille blanche devant moi reste désespérément vide.

Pour la première fois de ma vie, je sèche. D'ordinaire, les idées fusent, les visions défilent et un vêtement s'impose presque naturellement dans mon esprit. 

Mais là, c'est le trou noir.

Une vague d'angoisse me submerge. Que m'arrive-t-il ? J'évalue où en sont mes camarades et réalise que je suis la seule à n'avoir pas pas commencé. Ils sont tous concentrés sur leur croquis, leurs crayons glissant avec assurance sur le papier, dessinant des lignes qui prennent forme sous leurs mains expertes.

Je sens la pression monter, la peur de l'échec se resserrant autour de moi comme un étau.

Je ferme les yeux un instant, cherchant à comprendre ce qui me paralyse. Les raisons sont nombreuses : l'épuisement dû au décalage horaire, le stress de débarquer dans un nouveau pays, et surtout, la déception amère de cette rentrée, qui ne ressemble en rien à ce que j'avais imaginé. L'absence de Guenièvre De Beaumont est une réalité que je n'arrive pas à accepter.

La boule qui grossit dans ma gorge me rend incapable de réfléchir convenablement et de me lancer dans un croquis.

Je ferme les yeux pour me concentrer à nouveau, m'ordonnant de reprendre le contrôle.

Gemma, ressaisis-toi. Après ce cours, tu iras directement au secrétariat pour demander à reporter cet atelier à l'année prochaine, quand De Beaumont sera de retour. Tu trouveras un autre cours pour cette année, et tu n'auras plus jamais affaire à Luccini et à ses remarques désobligeantes.

Cette perspective me redonne de l'espoir et quand j'ouvre les yeux, je me force à prendre mon crayon de papier et à le poser sur la feuille blanche.

Je commence à esquisser quelque chose, n'importe quoi, juste pour briser le blocage. Une ligne hésitante, puis une autre. L'idée est floue, brouillonne, mais au moins, c'est un début.

Je ne peux pas rendre feuille blanche à ce Luccini. Plutôt mourir que de lui donner la satisfaction de croire qu'il avait vu juste me concernant.

Je ne suivrai peut-être pas l'atelier Vision et Création cette année comme prévu, mais c'est pour la bonne cause. Dans un an, Guenièvre de Beaumont sera de retour, et alors, je pourrai apprendre à ses côtés. Je serai plus aguerrie, mieux préparée, et je connaîtrai les codes de tacites de Paris. Et alors, je m'en fais la promesse, je gagnerai ma place dans sa maison de couture.

- Le temps est écoulé.

    La voix de Luccini tonne soudain dans la salle, arrachant un tressaillement général. Je sors de ma bulle, m'autorisant enfin un regard critique sur le croquis que je viens de réaliser. Et... Ce n'est pas brillant : quelques traits hésitants, une robe qui manque cruellement d'originalité... J'aurais dû faire mille fois mieux. 

    J'ai perdu de précieuses minutes qui m'auraient permis de peaufiner certains détails, de gommer les traits de travail, mais j'essaye de m'en satisfaire. Pour un dessin réalisé en si peu de temps, et dans ces conditions, ça aurait pu être pire.

Après tout, Luccini ne sera pas mon professeur cette année et mon but premier était de ne pas rendre feuille blanche.

- Apportez vos croquis au bureau, instruit ce dernier. Et avant de partir, prenez une fiche de renseignement. Vous la remplirez et me la rapporterez au prochain cours. Bonne journée.

    Comme les autres étudiants, je rassemble mes affaires en vitesse. Il n'est que dix heures du matin mais je suis déjà exténuée. Heureusement, je n'ai pas de cours prévus les lundis après-midi. Ce sont des moments que je pourrais consacrer à la création ou à la couture. Mais pour cette semaine, je vais me contenter de me reposer et de prendre mes marques.

Je m'avance vers le bureau professoral, mon croquis en main, essayant de ne pas prêter attention aux autres étudiants qui défilent les uns après les autres devant Luccini pour déposer leur travail bien plus abouti que le mien. Malgré tout, je veille à garder le menton haut, déterminée à ne pas montrer la moindre faiblesse.

Quand vient mon tour, je dépose ma feuille avec une apparence de calme, bien que mon cœur tambourine dans ma poitrine.

- Merci, mademoiselle Hayes, dit Luccini en jetant un bref coup d'œil à mon dessin.

Je hoche la tête, prête à tourner les talons et à sortir de la salle 424, mais sa voix me retient.

- Vous n'avez pas pris votre fiche de renseignement, fait-il remarquer.

Je m'arrête net, mes doigts se resserrant sur la lanière de mon sac. Je me tourne vers lui, croisant son regard brun qui semble percer à travers moi. À cette distance, je perçois que ses iris sont en fait noisettes.

- Je n'en aurai pas besoin, répliqué-je.

Ses yeux se plissent légèrement, une lueur d'interrogation s'y glissant brièvement.

- Vraiment ? Pourquoi cela ?

Pour la première fois, sa voix se fait douce, presque curieuse. Il semble troublé, essayant de comprendre ce qui me motive à partir. L'attention des autres étudiants se braque à nouveau sur nous, mais à cet instant, je ne vois plus que Luccini. Son regard semble chercher à percer mes pensées, à déchiffrer ce que moi-même j'ai du mal à formuler.

Pourquoi suis-je incapable de détourner les yeux ? Il y a quelque chose chez cet homme d'indéchiffrable et je ne cesse de me demander qui il est. Pourquoi est-ce qu'on l'a désigné pour remplacer madame De Beaumont ? Pourquoi lui et pas un autre ?

— Je vais changer de cours, dis-je enfin, brisant le silence qui a déjà bien trop duré.

Luccini reste muet un moment, s'attardant encore quelques instants sur moi, comme s'il cherchait à comprendre ce qui motive cette décision. Puis, lentement, il incline la tête sur le côté, ses lèvres se resserrant en une ligne fine.

— Êtes-vous certaine que c'est ce que vous voulez, mademoiselle Hayes ?

Il n'attend pas simplement une réponse, mais une justification, quelque chose qui puisse expliquer ce choix. Car personne ne quitte cet atelier à la légère.

En fait, personne ne quitte cet atelier tout court.

- Pourquoi souhaitez-vous partir ? insiste-t-il.

Il veut savoir si je vais flancher, si je vais admettre que c'est la pression qui m'a fait fuir. Mais ce n'est pas le cas, et je refuse de lui donner cette satisfaction.

- J'ai mes raisons, répondis-je, mes mots aussi tranchants que je le peux.

Un sourire carnassier apparaît sur ses lèvres. Je comprends alors l'idée qui germe dans son esprit : "Je savais que vous n'étiez pas à la hauteur."

Mais il se contente de hocher la tête et de souffler :

- Très bien. Si c'est ce que vous souhaitez.

Il détourne alors son regard, se concentrant sur la pile de croquis qui se forme devant lui, comme si notre échange n'avait jamais eu lieu. Pourtant, quelque chose dans son attitude, dans le ton de sa voix, me souffle que cet affrontement entre nous ne fait que commencer.

Je pivote sur mes talons et m'éloigne finalement du bureau.

Au moment où je m'apprête à quitter la salle 424, je jette un dernier coup d'œil par-dessus mon épaule. Luccini ne me regarde plus. Il est en pleine discussion avec Blanche Evrard qui semble vouloir son avis sur son croquis. Elle se tient tout près de lui, lui collant presque sa feuille sous le nez.

Pour une raison que j'ignore, cette vision m'hérisse le poil. Mes poings se referment, si bien que mes ongles s'enfoncent dans les paumes de mes mains.

Je déteste ce genre de comportement. Je déteste Luccini. Et je déteste De Beaumont pour avoir brisé mon rêve, au moins pour cette année.

Je détourne enfin le regard et quitte définitivement la salle 424.  Mais même dans le couloir, même hors de sa portée, l'ombre de Luccini semble me suivre, comme une présence qui ne disparaîtra pas aussi facilement que prévue...


Hello les Amours ! Qu'avez-vous pensé de ce premier cours de Monsieur Luccini ? 👀

J'attends vos avis avec impatience !

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Si tu as lu la note de fin de chapitre jusqu'ici t'es un petit diamant qui brille. Pour me le montrer, commente "💎".

On se retrouve très vite pour la suite. Love,

Morgane 🩷

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