Chapitre 14 - Jouer le jeu

Gabriel

Ton cher petit Casse-tête est là, me souffle ma voix intérieure.

Quand j'arrive dans le cloître où se déroule le cocktail, mes yeux se posent tout de suite sur Gemma, comme si un champ électromagnétique émanait de sa personne. Malgré la foule qui déambule autour d'elle et la distance qui nous sépare, je sens sa présence comme une brûlure sous ma peau. Son visage m'échappe dans cette agitation et je ne suis pas capable de voir avec précision sa tenue, mais je n'ai pas besoin que ce soit le cas pour savoir qu'elle est, une fois encore, bouleversante.

Mais ce qui est également sûr, c'est que je devrais éviter de m'approcher d'elle ce soir.

Je ne dois pas m'écarter de mes objectifs. Je sais pourquoi je suis venu ici, Madame de Beaumont a été très claire à ce sujet. Je ne peux pas me permettre de me laisser déconcentrer.

Je me force donc à détourner le regard, refusant de m'attarder sur Gemma plus longtemps, et me mets à errer parmi les convives, un océan de figures influentes et fortunées.

J'ai déjà ciblé à qui je devais impérativement parler ce soir : le directeur de l'IELC, les représentants du groupe Jack&Lils, et surtout Monsieur Lavergne, un chasseur de têtes de renom qui travaille pour Chanel. Il est redoutable. Chaque année, il parvient à débaucher quelques-uns des meilleurs étudiants de la salle 424, et je parle en connaissance de cause - il a failli m'attirer dans ses filets, il y a trois ans.

Guenièvre, sans le dire exactement de cette façon, m'a clairement fait comprendre que l'une de mes missions consistait à détourner les prédateurs de nos meilleurs éléments...

Je fonds dans la foule, ajustant machinalement ma veste, tout en m'efforçant de ne pas regarder dans la direction de Gemma. Une part de moi lutte contre cette envie irrationnelle d'aller la saluer.

Pourquoi en ressens-je l'envie ? Je ne pourrais pas le dire clairement. Je crois qu'une partie de moi cherche à mieux la cerner. À comprendre sa personnalité complexe, quelquefois énervante, mais toujours surprenante. J'aimerais comprendre pourquoi elle est constamment sur la défensive lorsqu'elle s'adresse à moi. J'aimerais comprendre pourquoi elle a pris la défense d'un de ses camarades, sachant l'enjeu qu'avait cet exercice. J'aimerais la percer à jour...

Mais plus j'essaie de me convaincre de rester à distance, plus mes pensées dérivent vers elle. Tout en continuant à avancer dans la foule, je finis par jeter un coup d'œil là où je l'ai repérée quelques instants plus tôt. Mais elle n'est plus là, elle s'est comme volatilisée, et cette découverte me cloue sur place.

Où a-t-elle pu bien aller ?

Tandis que je la cherche du regard dans cette marée humaine, j'aperçois le directeur de l'IELC près du bar qui, miraculeusement, n'est pas entouré par des dizaines de personnes. Mais au lieu de prendre sa direction comme j'aurais dû me précipiter de le faire, je continue à chercher Gemma.

Pendant ma quête, je repère également Monsieur Lavergne qui me salue de loin avec son verre de champagne, un sourire complice aux lèvres. Je m'efforce de le lui rendre le plus naturellement possible et m'arrête un instant de chercher Gemma.

Qu'est-ce que je fais ? Je devrais aller le voir maintenant, pendant qu'il est disponible et prêt à me recevoir. De plus, il m'a repéré et ne comprendra pas si je ne viens pas à sa rencontre maintenant. Ses petits yeux gris inquisiteurs me scrutent avec curiosité, alors qu'il apporte sa coupe à ses lèvres tellement fines qu'elles semblent inexistantes.

Au moment où je m'apprête à me diriger dans la direction de monsieur Lavergne, mon cerveau capte la voix de Gemma au milieu du brouhaha environnant. Instinctivement, ma tête se tourne dans sa direction et mes yeux se verrouillent sur elle. Elle est dos à moi, mais je sais que c'est elle. Je perçois son interlocutrice, une jeune femme d'origine asiatique, avec qui elle semble avoir une conversation agitée.

Mon cœur cogne fort dans ma poitrine et je ne peux empêcher le mouvement de mon corps dans sa direction. Mes pas me conduisent vers elle, comme si une force invisible me tirait dans sa direction.

Quand j'arrive juste derrière-elle, je me stoppe un instant, la main en l'air, prêt à la poser sur son épaule à peine recouverte d'un drapé transparent. Mais je la laisse retomber doucement à côté de moi et hésite à m'annoncer. Quelque chose me retient d'interrompre son amie qui lui donne un cours de confiance en soi :

- T'es une boss, rappelle-toi, assure celle-ci. Tu crées des trucs de dingue, tu n'as pas à être impressionnée. Mais si tu préfères éviter, je comprends. Pardon, je n'avais pas réalisé que ça te mettait vraiment mal à...

Mais finalement...

- Gemma c'est bien vous ?

Ma voix est à peine plus qu'un murmure, mais Gemma sursaute comme si je venais de crier à son oreille. Son corps se fige, je perçois ses épaules se raidir. Son amie, toute de rose vêtue, lève ses yeux pétillants vers moi. Ceux-ci s'écarquillent en se posant sur mon visage.

Ma petite voix me souffle à l'oreille : Gemma te déteste, même son amie le sait ! Qu'est-ce qui t'a pris d'aller la voir, ce soir ?

Elle hésite un instant avant de se retourner, sachant qu'elle ne peut pas faire semblant de ne pas avoir entendu. Le temps d'une fraction de seconde, je perçois dans ses yeux un éclat de vulnérabilité, presque de fragilité. C'est une facette de Gemma que je ne m'attendais pas à voir, surtout pas ici, au milieu de ce cloître bondé.

Mon regard accroche le sien, et je sens mon cœur s'emballer, bien que je m'efforce de garder une façade impassible. Son visage, baigné par la lumière tamisée de la soirée, est aussi captivant qu'énigmatique. Ses longs cheveux bruns, dévalant en cascade autour de son visage, la rendent aussi belle qu'une déesse hellénique. Une partie de moi savoure la manière dont elle tente de masquer sa surprise derrière une façade stoïque. Et pourtant, il y a cette tension palpable entre nous, un non-dit qui s'étire dans le silence... Et je donnerai tout pour être capable de lire ce qui se passe dans sa tête à cet instant précis.

- On dirait bien que c'est moi, oui, répond-elle enfin, sa voix légèrement tremblante, mais avec une lueur de défi dans le regard.

- Je ne m'attendais pas à vous voir ce soir, dis-je en retour.

C'est vrai, je ne pensais pas qu'elle viendrait. Gemma et moi nous ressemblons plus qu'elle ne le croit. Chaque année, je me rends à ces soirées avec une certaine réticence. Mais là où Gemma et moi divergeons, c'est qu'elle, elle n'est pas du genre à faire semblant. C'est pour cette raison que j'aurais parié qu'elle serait restée chez elle, à coudre de petites fleurs sur une robe ou à peaufiner des croquis, allongée à même le sol de sa chambre.

Tu as une imagination débordante, raille ma petite voix.

- J'avoue que je ne m'attendais pas à tomber sur vous non plus, réplique finalement Gemma, avec un ton qui oscille entre la défiance et une politesse froide.

Sa répartie m'amuse. Gemma est dans la mode comme elle est dans la vie. Sur la défensive, pour tenter de dissimuler sa sensibilité, prête à tout pour prouver qu'elle mérite d'être là où elle est.

Sentant sûrement la tension grimper, le petit bonbon rose à côté d'elle décide de se présenter :

- Bonsoir, je suis Lily Bennett, la coloc' de Gemma. Je suis ravie de faire votre connaissance.

Son enthousiasme presque surnaturel transparaît à travers le ton vibrant de sa voix et la main fébrile qu'elle me tend. Je ne suis pas certain que ce genre de choses se fasse entre un professeur et un étudiant de l'IELC, mais je finis par attraper sa paume en me présentant en retour.

- C'est dingue, poursuit-elle, j'ai déjà l'impression de vous connaître. J'ai tellement entendu parler de vous...

Gemma lui donne un coup de coude tout sauf discret pour l'arrêter. Tandis que les deux amies échangent des regards chargés de messages silencieux, je réalise ce que Lily vient de dire : "J'ai tellement entendu parler de vous."

Si Lily a entendu parler de moi, ce n'est ni à travers les médias, où j'ai disparu depuis bien trop longtemps, ni lors d'une Fashion Week, que je fuis comme la peste depuis des années. Ce n'est certainement pas non plus pour l'une de mes créations qu'elle connaît mon nom...

Alors si elle a entendu parler de moi, c'est Gemma la responsable. Et vu la pâleur qui envahit soudain son visage, elle en est pleinement consciente.

Mais même si je n'ai pas envie de la mettre davantage mal à l'aise, je ne peux m'empêcher de dire :

- Vraiment ? J'ignorais que j'étais au centre de tant de conversations.

Je la regarde se débattre avec sa gêne tandis qu'elle tente de trouver une issue à la situation :

- Oh, juste... des discussions de routine, sur le cours et les projets en cours. Rien de centré sur vous spécifiquement...

Lily ne résiste pas à l'envie d'ajouter son grain de sel et réduit à néant la tentative maladroite de son amie de se sortir de l'embarras :

- Gemma admire votre travail, c'est tout. Elle a été bluffée par vos croquis et...

Gemma se crispe, murmure un "Lily" à peine audible, qui ressemble presque à un appel à l'aide. De blème, elle est passée au rouge pivoine. Un masque de gène l'enserre, et c'est presque cruel de la pousser plus loin. Je pourrais désamorcer la situation, en prétendant ne pas avoir entendu, mais la vérité, c'est que cette révélation inattendue me bouleverse. Cela fait si longtemps que personne n'a parlé de mon travail ainsi.

Gemma Hayes admire ton travail, en voilà un scoop... concède ma petite voix.

Je soutiens le regard de ce Casse-tête attachant, incapable de détourner les yeux alors que l'aveu de Lily résonne encore dans l'air. Gemma, elle, semble tout à coup minuscule, comme si elle voulait disparaître dans les plis de sa robe. Ce moment de vérité me laisse un goût étrange. Admiration. Je n'avais pas entendu ce mot à mon sujet depuis... Je ne pourrais même pas le dire avec précision tant cela fait longtemps.

Mais finalement, je reviens à la réalité, et de façon tout à fait inexplicable, un éclat de rire se faufile au travers de ma gorge :

- Je dois reconnaître que c'est flatteur, dis-je, en tentant de cacher à quel point cette révélation m'a ébranlé.

Gemma se dandine sur ses talons hauts, comme si l'idée de fuir à toute vitesse la démangeait. Il y a quelque chose de fascinant dans ses réactions et je me surprends à penser que je pourrais passer des heures à l'observer.

L'observer. Ce n'est qu'à ce moment-là que je réalise que je n'ai pas quitté son visage du regard. Je n'ai pas même jeté un coup d'œil à sa tenue ce qui est... tout sauf habituel chez moi.

La robe noire qu'elle porte est longue, moulante et... presque agressivement élégante. Chaque ligne souligne ses courbes, comme si elle avait créé cette pièce dans le but de contrôler chaque regard posé sur elle.

- Cette pièce est de vous ? demandé-je, ayant en réalité déjà la réponse à ma question.

Je reconnais cette robe. Elle faisait partie des pièces présentées pour l'admission au cours de Guenièvre. À l'époque, j'avais trouvé cette proposition plutôt réussie. Mais désormais, en connaissant sa créatrice, je ne peux m'empêcher de la trouver fade.

Je lève les yeux vers le visage de Gemma, découvre que ses lèvres sont entrouvertes, mais qu'aucun son n'en sort, comme si ma question pourtant très simple la laissait sans voix. Lily Bennett, avec un enthousiasme déstabilisant, prend une nouvelle fois le relais :

- Oui, c'est Gemma qui a créé cette robe. Elle est magnifique, n'est-ce pas ?

Je plonge mon regard dans celui de Gemma et souffle :

- Vous êtes élégante.

Puis je me mure dans le silence, poursuivant mon analyse. Le tissu, la coupe, les coutures. C'est bon, vraiment.

Mais ce n'est pas suffisant.

Le haut, drapé et transparent, se fond sur ses épaules frêles, glissant avec une fluidité presque trop calculée. Mes yeux voyagent plus bas, vers ce voile léger qui dévoile ses jambes de façon subtile, mais là encore, c'est un choix sécurisé. Sa robe est belle, oui... mais c'est trop sage. Il y a un contrôle, un désir de plaire sans brusquer.

Ce n'est pas elle. Cela ne lui ressemble pas.

Il manque cette audace que j'attends d'elle et que je la sais capable d'avoir. Je sais qu'elle a l'étoffe d'une créatrice de génie, mais ce soir, elle a choisi de ne pas sortir du cadre. Elle est sur la retenue, et ça me frustre.

Alors oui, bien sûr, elle est élégante. Cette pièce fonctionne et est même séduisante. Mais moi, je ne veux pas que Gemma se contente de "fonctionner."

Je veux qu'elle brille. Qu'elle explose.

Tandis que mon regard revient à ses épaules, à cette transparence sage et prévisible, une pointe d'agacement me traverse. Pourquoi n'a-t-elle pas osé ce soir, alors que je la sais capable de bien mieux ? Elle me l'a prouvé avec sa création Jardin de Nacre, comme j'ai décidé de la baptiser. Alors : pourquoi ce choix ?

Peut-être parce que tu ne l'as pas défié ? suggère ma petite voix, et pour une fois, je suis d'accord avec elle.

Chaque fois que je la provoque, Gemma repousse ses limites. Elle semble animée par une rage intérieure, déterminée à me prouver de quoi elle est vraiment capable. Comme si contredire mes attentes était devenu son moteur, sa raison d'être.

Oui, c'est ça : quand je la pique, elle se transcende.

Alors, délibérément, je choisis de la pousser dans ses retranchements, une fois de plus :

- Vous êtes élégante, mais l'exécution n'est pas encore excellente et il manque un petit quelque chose pour que cette pièce vaille vraiment la peine que l'on s'attarde dessus.

Je laisse tomber ce verdict brutal, sans ménagement. Les beaux yeux en amandes de Gemma se plissent légèrement, tandis qu'elle accuse le coup. Ça lui fait mal. Très mal.

Je sais qu'une tempête fait rage dans sa tête. Mais je ne regrette rien. Mon rôle, c'est de pousser Gemma à exploiter tout son potentiel, et cela passe par la critique, par les piques. C'est ce qui fonctionne avec elle, et je le sais, car c'est aussi ce qui fonctionne chez moi. Du moins... C'est ce qui fonctionnait.

- Je vois, finit-elle par murmurer, la voix étouffée par le coup invisible que je viens de lui infliger.

Je sais que j'ai déjà réussi à la toucher mais ce n'est pas suffisant. Je dois rallumer cette flamme en elle, la pousser encore plus loin. Alors je décide d'enfoncer le clou :

- Ce n'est pas une critique, mais un constat. Pour sortir du lot, il ne suffit pas d'être élégant. Il faut marquer les esprits. Ne pas travestir votre style créatif en croyant que cela plaira, au contraire, vous devez vous affirmer. Je ne suis pas certain que ce soit encore le cas. Vous devez aller plus loin.

Gemma déglutit avec difficulté, baisse les yeux vers ses pieds, puis les relève vers moi, son regard assombri par une colère contenue. Voilà, c'est exactement ça que je cherchais.

- Merci pour vos conseils, je les prends en note, dit-elle. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser.

Et avant que je n'ai le temps d'ajouter un mot, elle met fin à son débat intérieur et finit par opter pour la fuite. J'ai été dur, mais je sais que j'ai fait ce qu'il fallait. Elle me remerciera plus tard.

Enfin... je l'espère.


Hello les Amours ! Comment allez-vous ? Que pensez-vous du point de vue de Luccini sur cet échange ?

Le cocktail n'est pas terminée... 🤫 Que pourrait-il bien arriver selon vous ?

Désolée d'avoir pris du temps à poster, c'était la course cette semaine... Et ça va continuer ! Les épreuves de mon prochain livre PhonePlay : Les origines du jeu viennent de me parvenir ce qui veut dire qu'il va falloir que je relise TOUT très attentivement ! D'ailleurs sur Instagram, j'ai fait un poste avec le résumé du préquel !

Si vous avez lu les PhonePlay et avez hâte de lire le préquel commentez 📱 (sortie en librairie le 14 Novembre !)

La suite sera postée quand le chapitre aura atteint les 100 likes ! Alors, à vos votes les Roomers 🙈💕

Si vous aimez Room 424, n'oubliez pas de LIKER ce chapitre, de le COMMENTER et de le PARTAGER à vos amis ! Ça m'aiderait énormément et ça me ferait vraiment super plaisir ! 💕 Merci d'ores-et-déjà pour tous vos retours adorables.

Love,

Morgane 💕

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