Chapitre 40 : Yoongi - 82%
Assis l'un sur une chaise, l'autre sur un tabouret, Yoongi et Jimin étaient silencieux depuis une bonne dizaine de minutes. Le rappeur avait offert un siège à son cadet qui l'avait gratifié d'un signe de tête reconnaissant, et il avait allumé l'ordinateur sans un mot. Il sentait sur son dos le regard du danseur, et sans savoir pourquoi il en frissonna. Les yeux de Jimin exprimaient toutes les émotions que son corps taisait.
Cette nuit, quand ils s'étaient vus, Yoongi l'avait compris, et il en avait été étonné. Jimin ressentait. Oui. Ses yeux sombres pétillaient, et l'aîné voulait croire que c'était parce qu'il aimait se tenir auprès de lui et observer son écran par-dessus son épaule. Il ignorait pourquoi il espérait tant que le danseur le remarque. La vanité, peut-être.
La session de Yoongi était ouverte, son logiciel favori également. Deux heures et quart ; il leur restait moins de dix heures pour créer une chanson entière.
« On commence ? » osa Yoongi la gorgée nouée.
Pourquoi était-il stressé ? Aucune idée. Jimin, avec son visage silencieux et ses prunelles qui hurlaient, l'intimidait. Il le trouvait fascinant, charismatique et pourtant frêle au point qu'il semblait d'une indescriptible fragilité. Sa luciole.
« On fait une chanson sur quoi ? » s'enquit Jimin.
Il parlait peu, de sorte que quand il laissait entendre cette voix mélodieuse, Yoongi s'en sentait aussitôt tout chamboulé. Ridicule.
« Je sais pas. Quelque chose qui nous met tous les deux d'accord. Faut faire vite.
— Les fans. »
Yoongi tourna la tête, les yeux plissés et l'air dubitatif.
« J'crois qu'on s'est mal compris, répliqua-t-il, j'ai dit qu'il fallait prendre un truc sur lequel on était d'accord. Tu pouvais pas tomber plus à côté de la plaque. »
Jimin était prêt à tout pour ses fans, Yoongi en revanche n'entendait que ses haters, ne vivait que pour eux.
« Justement, répondit Jimin sur le même ton qu'à l'accoutumée, au moins ce sera pas une chanson impersonnelle. Il y aura toi, et il y aura moi. »
Yoongi faillit répliquer qu'il aurait voulu qu'il y ait eux, mais il se retint, songeant que la phrase paraissait un peu étrange, formulée de cette manière.
« Un couplet de moi sur tout ce que les fans nous apportent, poursuivit le danseur sans se démonter, le suivant de toi au sujet de la pression qu'ils exercent et de leur toute-puissance sur ceux qu'ils prétendent aimer, et après le deuxième refrain on pourrait faire un pont en canon où on se répond l'un à l'autre, on confronte nos émotions. Ensuite dernier refrain. »
Yoongi demeura silencieux. Jimin aussi. Il attendait. Il ne semblait ni stressé ni confiant. Juste neutre. Comme s'il ne venait pas de proposer à Yoongi l'idée du siècle. Parce que merde, c'était une putain de bonne idée.
« Des suggestions sur la musique en elle-même ? s'enquit Yoongi.
— Non.
— Des paroles déjà en tête pour ton couplet ?
— « Je suis l'ange duquel / Tu vas briser les ailes / Dans l'espoir insensé / Qu'il reste à tes côtés. / Mais l'envie de te plaire / Rendra doux mon enfer : / Je m'abandonnerai / Si tu promets m'aimer. / Les caresses de ton sourire / Valent bien plus que le martyr », » récita Jimin.
Yoongi, toujours tourné vers lui, le fixa de longues secondes durant. Encore le silence.
Mais d'où il sortait, ce mec ?
« Ça t'est venu d'un coup ?
— Deux ou trois jours que ça me tourne dans la tête, admit Jimin dans un haussement d'épaules.
— Je croyais que t'aimais profondément tes fans.
— C'est parce que j'aime me faire du mal. Ça me fait me sentir vivant. Et comme ça ils m'admirent. Alors je suis heureux.
— C'est quoi, pour toi, être heureux ?
— C'est ne pas être malheureux.
— T'es malheureux ? demanda Yoongi.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis pas heureux.
— C'est le serpent qui se mord la queue.
— Il est bien trop occupé à nous injecter son venin pour se mordre la queue.
— J'ai l'impression de te redécouvrir.
— T'avais déjà eu l'impression de me découvrir ? l'interrogea Jimin.
— Non. Donc t'aimes tes fans.
— Oui.
— Parce qu'ils t'en demandent trop ?
— Oui, ça me pousse à me concentrer sur les efforts à fournir pour leur plaire.
— Comme ça tu peux oublier que t'es malheureux, c'est ça ?
— Oui. Et ensuite je suis heureux.
— Tu souris, quand t'es heureux ?
— Je sais pas.
— T'es pas heureux quand tu danses ?
— Si, très, opina Jimin.
— Et tu te vois pas sourire dans le miroir ?
— Quand je danse, c'est pas moi que je vois dans le miroir.
— C'est qui ?
— Je sais pas, mais c'est pas moi. »
Toujours le silence, fidèle ami. Jimin avait planté son regard dans celui de son aîné. Yoongi n'avait pas détourné les yeux, il préférait encore mourir en se noyant dans les siens, océans sombres qui semblaient vouloir l'avaler.
« Jungkook est timoré mais plutôt sociable une fois qu'il fait confiance : c'est quelqu'un d'assez naïf qui n'en reste pas moins mature, et j'ai la sensation qu'il nous cache quelque chose. Taehyung n'est clairement pas là pour gagner, on dirait qu'il se croit en vacances et qu'il essaie de se voiler la face en en profitant tant qu'il peut. Peut-être un désespoir qu'il refuse de montrer. Namjoon bosse comme un dingue, il a un talent fou et veut prouver qu'un physique ne suffit pas à faire un idol, ça lui tient à cœur. Hoseok est un dingue, prêt à endurer les pires douleurs pour ce jeu auquel il ne s'est probablement pas inscrit de son plein gré – il aime trop la vie pour risquer de la perdre, y a un truc qui cloche. Quant à Jin, je sais pas si ce qui l'a amené ici c'est sa rage de prouver sa valeur ou bien l'envie de fuir je sais pas quoi, mais si c'était bel et bien ça ses objectifs, je suis convaincu qu'il a réussi et a pu partir l'âme en paix.
— Pourquoi tu me dis tout ça ?
— En observant les autres, en les écoutant, on peut comprendre plein de choses d'eux. Ils sont comme des puzzles qu'on peut reconstituer au fil du temps.
— Et moi ? demanda Jimin.
— C'est comme si on avait pris des pièces de plein de puzzles différents. On a des couleurs et des formes sans aucun sens, certaines se contredisent, et on ne peut rien en faire. Impossible de construire quoi que ce soit, ça restera toujours un mystère.
— C'est mal ?
— C'est juste mystérieux.
— Et ça veut dire quoi ?
— Que j'arrive à cerner que j'arrive pas à te cerner.
— C'est bizarre.
— Je sais, acquiesça Yoongi.
— C'est pour ça que je t'intéresse autant ?
— Oui.
— D'autres t'ont déjà intéressé ?
— Non. Ils étaient tous des puzzles faciles à reconstituer. Toi, t'es différent.
— Ça t'énerve ?
— Ça m'intrigue.
— Et le jour où t'auras reconstitué mon puzzle ?
— C'est trop difficile de reconstituer ce qui a été à ce point brisé et éparpillé. Quand on perd des pièces, en prendre dans la boîte d'un autre puzzle ne permet pas de créer quelque chose de cohérent.
— Alors je suis un mélange incohérent de plusieurs puzzles ?
— Oui.
— C'est tout ce que je représente à tes yeux ?
— Non, admit Yoongi sans marquer la moindre hésitation.
— On continue notre chanson ? »
Il hocha la tête, puis il se replaça face à son écran. Il ouvrit un fichier texte et demanda à son cadet de lui réciter à nouveau les quelques vers qu'il lui avait proposés. Il les nota scrupuleusement, et il sauvegarda le document, même s'il ne le ferma pas. Il éprouva une sensation nouvelle, une sorte de fierté jalouse à l'idée de posséder ces mots, les mots de Jimin. Ils n'étaient pas d'une éloquence bouleversante, mais ils étaient sincères, et ça les rendait beaux à ses yeux. Beaux également parce qu'ils venaient de la luciole, du puzzle incohérent aux airs d'œuvre d'art.
Pourtant, Jimin était bien plus que ça. Il était devenu bien plus que ça. Cet après-midi-là, dans cette pièce sombre où ils s'étaient enfermés, Jimin était devenu le premier garçon dont Yoongi était tombé amoureux.
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