Chapitre 26 : Hoseok
Impossible de nier, Hoseok était frustré. Incapable de danser correctement, à présent il éprouvait en prime la sensation que sa blessure diffusait dans tout son corps une intense brûlure qui le faisait souffrir comme il avait rarement souffert. Appuyé sur Jungkook, il boita jusqu'à son dortoir.
« Ton lit, c'est lequel ? »
Hoseok le lui indiqua d'un geste de la tête, et son cadet l'accompagna pour lui permettre de s'y installer. L'autre poussa alors un profond soupir de soulagement. Il s'apprêtait à remercier son ami quand ce dernier fila sans un mot. Il revint quelques instants plus tard avec de quoi le soigner, ainsi qu'une poche de glace que lui-même avait vue le jour de leur arrivée.
« Kook-ah, t'as pas besoin de faire ça, souffla-t-il.
— Je sais. Mais je sais aussi que toi, à ma place, tu l'aurais fait. Alors t'as pas le droit de protester.
— Bien dit, gamin. »
Dès lors, Hoseok se laissa faire. Il s'étendit sur son lit et permit à Jungkook d'agir. Ce dernier lui demanda de retirer sa chaussette, ce à quoi il obéit aussitôt, et une fois de nouveau correctement allongé, il frissonna en sentant s'appuyer contre sa jambe la poche glacée enroulée dans un chiffon.
« Ta cheville a gonflé, c'est inquiétant, expliqua Jungkook, mieux vaut appliquer un peu de froid dessus, histoire que ça revienne à un état moins préoccupant. Ensuite je referai ton pansement. Ça marche ?
— Pas avec ma blessure. »
Son cadet mit quelques secondes à saisir le jeu de mots et s'esclaffa en rétorquant que la blague était très mauvaise. Hoseok haussa les épaules avec un rictus, manifestement amusé par la bonne humeur de Jungkook.
Quelques instants plus tard, le silence était de retour et le maknae continuait de vérifier régulièrement la cheville de Hoseok.
« Dis, hyung, tu peux m'expliquer... pourquoi t'as décidé de participer malgré ta jambe ? Je veux dire... enfin... je comprendrais que tu refuses, j'aurais pas dû poser la question. Tu m'en as déjà assez dit, de toute manière, je...
— C'est ce championnat auquel on a participé, avec mon équipe, murmura pourtant Hoseok. On avait choisi de présenter une chorégraphie particulièrement compliquée, avec des mouvements qui impressionnaient parce qu'ils étaient risqués. Notre dernier était probablement le pire. Un de mes danseurs a fait une erreur. À l'entraînement, ça coûte pas très cher puisqu'on est sur des tapis. Mais là on était sur scène.
« En tombant, je me suis pété la cheville. Mais ça... c'était pas grave. Le benjamin de notre groupe est tout jeune, il a seulement douze ans... et lui il est tombé sur la tête. Cervicales complètement foutues, dos en morceaux. Soit il se faisait opérer, soit il terminait tétraplégique dans le meilleur des cas. Mais le coût des opérations était monstrueux, il pouvait pas s'offrir ça, même si les médecins lui assuraient qu'il y avait cent pour cent de chances pour que ça fonctionne. Quand t'as pas le fric, t'as pas le fric, c'est tout. Sauf que ce gosse, si on l'avait pris dans l'équipe, c'était parce que son talent... Jungkook, t'imagines même pas à quel point ce gamin était balèze. Je crois qu'à force de l'entraîner, j'ai fini par le considérer comme mon petit frère. Toute l'équipe le considérait comme leur petit frère. Mais si l'opération était pas effectuée dans les jours qui venaient, sa vie aurait été complètement détruite : paralysie quasi générale jusqu'à sa mort. Tu te rends compte ? Alors que c'était un putain de danseur incapable de tenir en place plus de deux secondes. T'imagines, le calvaire que ça représenterait pour lui de ne plus pouvoir bouger que la tête ?
« Dès le lendemain, on m'a proposé de participer aux Rookie Games. J'aurais jamais accepté... mais ils ont offert de payer l'opération du gamin, de tout financer jusqu'à ce qu'il puisse danser comme avant, et de lui financer aussi un suivi médical à vie pour s'assurer qu'il ne lui arrive plus rien et que, dans le cas contraire, il serait immédiatement pris en charge. Alors... est-ce que quiconque aurait hésité ? Moi non. J'ai pas hésité un instant. J'ai signé. Et c'était huit jours avant le début des jeux... J'avais la jambe prisonnière d'une attelle quand ils sont venus me faire cette proposition, mais je pouvais pas refuser.
« Dès que ma signature a été apposée, je leur appartenais. L'après-midi même, mon petit frère était amené en salle d'opération. Ça a été un succès. Il éprouvait encore d'atroces douleurs au dos, mais il pouvait de nouveau bouger. Oh, bien sûr, il pouvait pas se mouvoir comme toi et moi, mais ça, la rééducation le lui apprendra. C'est un gosse persévérant, et de ce que j'ai pu voir la dernière fois que je lui ai rendu visite, il commençait déjà à se lever. Avec les progrès de la médecine dans ce domaine, je suis convaincu que d'ici deux ou trois mois, il sera de nouveau en train de danser avec notre équipe... pendant que moi je danserai, bien plus haut. »
Sa gorge se serra à ces mots. Jungkook l'avait écouté religieusement, fasciné par son récit autant qu'ému par ses actes. Alors... ça existait encore, un tel niveau d'altruisme ? Malgré le régime, malgré les catastrophes environnementales, économiques, sociales... ça existait encore ?
« Tu vas donner ta vie, murmura-t-il comme s'il n'y croyait pas.
— Je dirais plutôt que je vais la vendre... mais ça en vaut la peine. Niki sera suivi pour toujours, il n'aura plus jamais à payer pour des soins de santé et il pourra danser encore longtemps. C'est une aubaine.
— Est-ce qu'il sait que t'as fait ça pour lui ?
— Non, soupira Hoseok en jetant un regard à son bracelet éteint, et il est convenu que personne ne doit le savoir. Il croit que son opération a été financée par des fonds dont bénéficieraient les sportifs prometteurs blessés.
— Pourquoi ils t'ont recruté alors que t'as la cheville défoncée ?
— Tôt ou tard, le public saura que je suis blessé, même s'il ignore que c'est le cas depuis mon arrivée, alors j'imagine que c'est pour le côté dramatique. Mais ça, c'est pas à moi qu'il faut le demander.
— Je vois... »
Un lourd silence tomba, que Jungkook coupa peu après.
« Ta cheville... ça va faire deux semaines, du coup. C'est ça ?
— Ouais. Ça aurait dû être pratiquement guéri, mais je pouvais pas faire de pause, pas alors que j'allais participer aux jeux. J'ai essayé de m'entraîner, et encore aujourd'hui je dois danser sans montrer à quel point ça fait mal. Je force sans arrêt, alors au lieu de guérir, je suis convaincu que je me contente d'aggraver ça. Ça me fait tellement chier... même quand je bouge pas ça me lance, c'est comme des aiguilles en permanence plantées dans ma jambe, et qui remuent à chaque mouvement que je fais. Ça remue, et ça s'enfonce. Ça sort pas, ça guérit pas. Juste ça remue, et ça s'enfonce, toujours plus profond. »
Allongé, Hoseok avait rejeté la tête en arrière et murmurait presque. Un instant, son cadet se demanda si la douleur ne le faisait pas délirer. Pourtant, lorsqu'il releva le visage pour croiser le regard de Jungkook, ce dernier lut dans ses prunelles tant sa lucidité que son désespoir.
« Hyung...
— Je suis beaucoup plus laid que vous et je suis même pas en mesure de danser correctement... je sais bien ce qui m'attend, Jungkook. J'essaie de me convaincre du contraire, j'essaie vraiment d'y croire. Mais y a toi, ne serait-ce que toi : une gueule d'ange, une voix d'ange, un talent pour le rap, des chorées parfaitement maîtrisées... comment je suis supposé gagner ? Même avec toute la chance du monde, je crèverai bien avant toi. Je suis pas stupide.
— Tu peux pas dire ça.
— Vraiment ? Ose me le dire avec honnêteté, ose affirmer que je me trompe.
— Alors pourquoi tu souris ? »
Oui, l'aîné souriait. Il parlait désormais avec une moue attendrie, comme touché par la naïveté de son ami – peut-être l'enviait-il, en vérité. Jungkook l'observait, à la recherche de la moindre trace de mensonge, à la recherche de ce désespoir que son visage exprimait encore quelques instants plus tôt. Il n'en trouva pas. Pas une once. Juste un rictus, et des yeux qui pétillaient de vie alors même qu'ils regardaient la mort.
« Parce que quand je suis vraiment triste, quand je me sens au fond du trou, je contemple les lieux autour de moi, Kook-ah, et je pense à Niki. Ici, je vois des tonnes de belles choses, un environnement dont j'aurais jamais osé rêver. Et ailleurs, je vois un garçon bourré de détermination, avec une vie entière et radieuse devant lui pour développer tout son potentiel. Puis je me dis que j'aurais pu finir beaucoup plus mal, et que j'ai de la chance, finalement, d'avoir atterri là. La douleur, c'est pas grand-chose. De toute façon, bientôt, ça ira beaucoup mieux. C'est peut-être une récompense, en fait. Un beau geste, et hop, me voilà au paradis. »
Si Jungkook crut un court moment que les yeux de son concurrent brillaient de bonheur, il se rendit vite compte qu'ils se remplissaient en vérité de larmes. Sans réfléchir une seconde, il se pencha pour enrouler les bras autour de Hoseok qui se laissa faire, et qui lui rendit ce geste. Les paupières fermement closes, le chorégraphe espérait sans doute que ses larmes ne lui échapperaient pas, mais c'était peine perdue. Les premières s'engagèrent sur le chemin de ses joues, qu'elles parcoururent une à une à la suite, pareilles à de petits soldats qui effectuaient une marche millimétrée.
« Y a que deux choses qui me définissent : ma danse et mon sourire, murmura Hoseok entre deux sanglots. Je peux pas me permettre de les perdre toutes les deux.
— Si elles te définissent, ça veut dire que les perdras jamais, quoi que tu fasses.
— Merci... »
Il avait simplement besoin qu'on le lui dise, il avait simplement besoin d'y croire. Pour la première fois de sa vie, Hoseok avait besoin qu'on lui apporte un peu d'optimisme. Juste un peu d'espoir.
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