Semaine 1 – Jour 5.

Quand Yoongi dormait, il cauchemardait. Ça restait toutefois moins inquiétant que lorsqu'il se réveillait. Le monde avait tout d'un cauchemar, mais un cauchemar accepté par chacun. Sans doute Yoongi devait-il tenter de se plier à cet étrange présent.

Pourtant, ici, dans son studio, au calme et concentré sur sa musique, il lui semblait presque... découvrir le bonheur. L'angoisse s'installerait probablement une fois un de ses concurrents mort – sauf s'il était le concurrent en question. Sa mixtape avançait bien, il pouvait s'en montrer fier.

Dans un soupir, il recula sa chaise de bureau et s'y affala lourdement en se frottant les paupières. Quatre heures du matin. Le jeune homme songea aux mots échangés avec Jimin. Il désirait aller le voir maintenant. Jimin en effet était doué d'un physique envoûtant qui paraissait présager d'une grâce qui le serait tout autant. Yoongi souhaitait plus que tout le regarder danser.

Avant même d'avoir pris la moindre décision, le rappeur était déjà en train de traverser le couloir pour rejoindre la petite salle de la villa. Jimin pourrait occuper la plus grande, puisqu'aucun autre danseur n'était actuellement réveillé, mais peut-être se sentait-il plus à l'aise dans un espace restreint – qui, de toute façon, suffisait largement à lui permettre n'importe quel mouvement.

Yoongi, devant la porte de la pièce surmontée d'une lueur rouge, hésita. Il avait levé le poing, prêt à frapper, quand il remarqua son bracelet désormais lumineux. Il déglutit : des millions de personnes le surveillaient, lui qui se trouvait en plein débat intérieur, effrayé à l'idée de déranger son cadet.

Il renonça à toquer. Il se contenta d'abaisser discrètement la poignée et d'entrer, sans le moindre bruit.

L'endroit était baigné d'un chant délicieux, une musique et des paroles que Yoongi n'avait jamais entendues. Or, très rapidement, il n'y prêta plus attention. Son regard se porta sur le danseur qui, au centre de la salle, se mouvait avec la même délicatesse qu'une brise estivale entre les arbres. Yoongi en fut hypnotisé : statufié dans l'encadrement de la porte, il détaillait chaque partie de ce corps maigre comme s'il s'agissait d'une œuvre d'art. Il l'admirait, le dévorait, l'adulait, tout ça à la fois.

L'effet que Jimin exerçait sur lui était celui d'un charme irrésistible.

Le danseur ne le voyait pas. Concentré sur sa chorégraphie, il fermait parfois les yeux de longues secondes durant, et quand il les ouvrait, c'était uniquement pour perdre ses prunelles dans le vague. Le jeune homme se laissait porter par la musique sans s'inquiéter de ce qui l'entourait – ça ne comptait plus. Son corps se déplaçait seul, il ne contrôlait rien, et son esprit lui-même avait fui pour permettre aux notes de dominer.

Yoongi en demeura aphasique, incapable de mettre des mots sur ce fabuleux spectacle.

« Oh, bonjour. »

Yoongi rougit immédiatement avec la sensation d'avoir été pris sur le fait, la main dans le sac. Il adressa un salut timide à son cadet qui venait de le repérer dans le miroir à présent que le morceau s'achevait. Il arborait un rictus très léger qui ne laissait entrevoir aucune once de moquerie malgré la situation. Yoongi lui offrit un sourire gêné et entra, refermant derrière lui avec l'impression de les isoler complètement du reste du monde.

Alors même que leur bracelet illuminé prouvait que des millions d'inconnus les observaient en direct.

« Tu comptes présenter cette chorée, dimanche ?

— Oui, approuva Jimin. Elle compte beaucoup pour moi.

— Je suis sûr que tu feras partie des favoris.

— Peu importe le jeu, ce qui compte c'est la danse.

— Pas facile de danser si tu crèves.

— Si je crève, ne pas danser ne me brisera pas le cœur.

— Tu penses survivre ?

— Ça m'importe peu, dans tous les cas je quitterai cet endroit en paix.

— Parce que t'y es entré comment ?

— Effrayé, répondit encore Jimin.

— Par quoi ?

— J'avais peur que l'extérieur me rattrape.

— Et maintenant ? s'enquit Yoongi

— Je me sens mieux. C'est fini.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? »

Aux yeux du rappeur, ces mots n'étaient pas ceux d'un jeune adulte de dix-neuf ans normal, c'était les mots de quelqu'un qui n'avait plus rien à perdre : quelqu'un qui avait déjà beaucoup trop souffert. Immédiatement, Yoongi songea que la raison pour laquelle Jimin s'était inscrit à cette émission dissimulait quelque chose de particulièrement douloureux. Après tout, qu'est-ce qu'une fleur aussi délicate que lui pouvait bien faire ici ? Il n'avait pas sa place dans la villa de la mort, lui qui irradiait par son talent. Yoongi sut que ce garçon, s'il devait périr, le monde s'en trouverait amputé de ses ultimes fragments de pureté.

Jimin plongea ses prunelles dans les siennes, pencha de manière presque imperceptible la tête sur le côté et haussa les épaules. Ça ne signifiait pas qu'il ignorait de quoi son concurrent parlait, simplement qu'il ne voyait pas l'utilité de s'y étendre.

Le danseur coupa son portable qui s'apprêtait à démarrer une nouvelle chanson et s'assit en tailleur au centre de la pièce. Il lança un regard à son aîné, regard qui l'invitait à prendre place auprès de lui. Yoongi obéit à cet ordre silencieux, il s'installa dans la même position que son cadet, face au miroir.

Leurs deux reflets les contemplaient d'un air perplexe, un peu distrait. Ils se faisaient face sans se reconnaître, ils se fixaient sans se voir. Ils ne se ressemblaient pas. Yoongi pouvait identifier l'image de Jimin, mais il ignorait qui se tenait à ses côtés. Il en allait de même pour le jeune danseur.

« Je peux t'appeler « hyung » ? demanda Jimin tout à coup.

— Si tu veux. Je peux t'appeler « Jiminie » ? »

Son cadet ne répondit pas, du moins pas immédiatement. Il le regarda à travers le miroir, il pencha la tête de manière presque imperceptible – visiblement, il s'agissait d'un tic. Il parut s'interroger, peser le pour et le contre. Au terme de cette intense réflexion, il fit la moue.

« Non, je préfère pas.

— D'acc. T'avais fini de danser ?

— Non, j'en profitais juste pour faire une petite pause.

— Fatigué ?

— Ça va, j'ai connu pire. Et toi ?

— Idem.

— T'as encore passé la nuit à composer ?

— Ouais, j'ai aussi enregistré un peu.

— Ça avance bien ?

— Ouais. De toute façon, j'avais déjà la plupart des mélodies de prêtes avant d'arriver. Là, c'est surtout de l'écriture et de l'enregistrement. Et puis j'arrange aussi un peu certains trucs qui me plaisent pas.

— Y a du boulot, quoi.

— Ouais, c'est l'idée. »

Jimin opina doucement. Quelque chose prit alors place sur son visage, et Yoongi crut reconnaître une indicible douleur, une souffrance si intense qu'elle en demeurait muette. Pourtant, ce fut furtif ; juste le temps d'un regard, et déjà ses prunelles avaient repris la couleur de l'indifférence.

« Tu peux rester un peu ? s'enquit Jimin.

— Je comptais justement te poser la question.

— J'aimerais beaucoup que tu restes.

— Pourquoi ? »

Jimin se redressa et retourna à son portable, enjoignant à son aîné de se trouver un endroit d'où il pouvait l'observer sans risquer de prendre un coup. Yoongi n'obtint pas sa réponse, mais il obéit. Il s'installa dans un coin de la salle et verrouilla son regard sur la silhouette frêle qui dansait devant lui, en rythme avec la musique qui venait de se lancer. Ce ne fut qu'après quelques instants, au premier refrain, qu'il comprit : c'était Taehyung qui chantait, et Jimin s'occupait des chœurs.

Quel talent, c'était impressionnant, si doux...

Après quelques répétitions, tandis que le cadet s'entraînait encore, Yoongi sentit ses paupières s'alourdir. Son smartphone indiquait huit heures du matin, il commençait à avoir sérieusement sommeil. Il posa la tête contre le mur auprès de lui, et presque aussitôt Morphée le cueillit. Il sombra dans une agréable torpeur, porté par les notes délicates de la mélodie. Elle ressemblait à une tendre caresse.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, ce fut à cause de la musique qui venait de se stopper. Jimin, portable entre les mains, s'apprêtait visiblement à aller le réveiller. En voyant les paupières de son aîné papillonner, il lui adressa un simple regard et un signe pour l'enjoindre à se redresser. Il était presque l'heure de déjeuner. Les deux garçons se séparèrent alors : épuisé, Jimin alla profiter d'une douche et se coucher, tandis que Yoongi, après un long bain, rejoignit ses camarades à la cuisine.

L'heure arriva rapidement, pour chacun, de se réunir au salon. Jimin y entra en traînant des pieds, encore fatigué. Aussitôt, le visage de Yoongi prit un discret pli soucieux : le danseur avait les jambes flageolantes, il semblait à peine capable de tenir debout. Il s'installa lentement sur le canapé, sous les regards inquiets des autres participants qui, cependant, ne lui posèrent aucune question.

L'écran afficha finalement l'épreuve de leur camarade ; alors que jusque-là chacun retenait son souffle, ils furent soulagés de la simplicité de la tâche. Au moins il ne s'agissait pas d'une performance physique. Toutefois...

Dis-nous combien de kilos tu as perdus depuis ton arrivée à la villa, s'il te plaît.

Yoongi sentit sa gorge se nouer.