Chapitre 19 : Jungkook

« J'ai jamais été considéré comme quelqu'un de beau, admit Namjoon après un long silence qui lui permit d'apaiser sa colère. On s'est moqué de moi, jadis, même ma famille me lançait parfois des piques. Ça m'insupportait. Je voulais disparaître, m'échapper de cette enveloppe corporelle que j'abhorrais.

« J'ai fini par me tourner vers les livres. Dès que j'ai su lire, j'ai trouvé en eux des amis muets incapables de me faire souffrir, incapables de me trahir. Ils ne me jugeaient pas, pourtant ils me parlaient dès que je les ouvrais. Aveugles, ils ne me voyaient pas, et ils m'apportaient tout le savoir que je cherchais à acquérir. Quand je lisais, j'avais la sensation de n'être rien d'autre qu'une voix dans ma tête. J'étais une voix. Pas un corps, juste une voix. Et jamais je ne m'étais senti aussi bien.

« C'est à cette époque que j'ai commencé à écrire des textes. Des romans, pour commencer, du moins de courtes histoires. Puis je me suis tourné vers la musique, parce que je voulais pas être seulement des mots, je voulais être une voix, une vraie voix, pas juste celle qu'on entend quand on lit en silence.

« Lire des montagnes de bouquins m'aidait beaucoup à écrire mes textes : grâce à tout ce que j'ai appris, je me suis rendu compte de ce qu'était notre monde, de ce qu'il était devenu, et de ce qu'il risquait de devenir – car on peut toujours tomber plus bas, mais il sera de plus en plus difficile de remonter la pente. J'ai jeté toutes les chansons que j'avais écrites jusque-là, et je me suis mis au rap, pour dénoncer ces injustices, ces inégalités, ces actes barbares qui pourtant constituent notre quotidien et au sujet desquels on ne s'interroge jamais. Plus on en sait, plus on a d'outils pour raisonner. Si tu savais à quoi ressemblait le monde d'hier, tu serais indigné de ce qu'il est aujourd'hui.

— Ah bon ?

— T'imagines même pas... et il y a tellement de choses au sujet desquelles on nous ment, à commencer par notre propre histoire.

— Comment ça ?

— L'inconvénient avec le régime, c'est qu'ils savent faire peser la peur sur le peuple pour le dissuader d'apprendre : moins t'en sauras, mieux tu te porteras, crois-moi.

— À ce point ? »

Leurs deux bracelets étaient éteints depuis que Namjoon avait évoqué sa passion pour la lecture.

« T'imagines, Kook, un ciel bleu, un air pur, des troupeaux en train de paître ? T'imagines des gens qui vivent comme ils l'entendent, qui votent pour ceux qui les représenteront, qui ont le droit de prendre leurs décisions en fonction d'eux-mêmes et non du régime... t'imagines un monde sans régime ?

— On serait perdu, sans le régime.

— Non, on serait libres.

— La liberté, c'est agir dans l'intérêt du régime, récita Jungkook.

— Non, être libre c'est faire ce que tu veux.

— C'est l'anarchie, ça.

— Non, parce que quand t'es libre, tu fais ce que tu veux tant que ça n'empiète pas sur la liberté des autres et que ça ne leur cause aucun tort.

— Alors même si on est libre, on peut pas tuer quelqu'un ?

— Non. C'est pas la liberté, ça.

— Pourquoi ?

— Quand on vit en société, il faut que chacun respecte la liberté et les droits fondamentaux d'autrui. On a tous le droit de vivre, donc on n'a pas le droit de tuer.

— Mais si je suis ton raisonnement, être libre, c'est pouvoir voyager. Ça blesse personne, hein ?

— Oui, t'aurais le droit de voyager.

— Partout ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que c'est bien, de voyager, et ça permet de s'ouvrir à d'autres cultures, et donc d'être un peu plus tolérant envers les autres. Parfois aussi, ça permet de remettre en question son point de vue.

— Ah bon ?

— Si tu voyageais dans un pays libre, tu penses pas que ton point de vue sur le régime changerait ?

— Pourquoi il changerait ?

— Parce que tu découvrirais un endroit où tout est mieux, répondit Namjoon d'un air rêveur. Une pression sociale beaucoup moins marquée, une terre bien plus saine, un gouvernement en faveur de la liberté... Et pourtant, ils ne mesuraient pas leur chance.

— Être libre, ça doit faire peur, en quoi c'est une chance ?

— Pourquoi ça ferait peur ? T'aimerais pas que le régime arrête de te dicter la moindre de tes actions ?

— Au contraire, je saurais pas quoi faire.

— Dans ce cas, j'imagine qu'être libre, ça s'apprend. T'apprendrais, et tu finirais par comprendre.

— Pourquoi t'aimes pas le régime ?

— Parce qu'il m'a pris beaucoup plus qu'il ne m'a donné.

— Ah bon ?

— C'est pour ça qu'il vaut mieux ne pas lire.

— Et si je veux lire ?

— Est-ce que t'es heureux, Jungkook ?

— Oui, je crois. Pourquoi ?

— Alors ne lis pas.

— T'es pas heureux d'avoir lu ?

— Si, mais j'étais malheureux avant de lire. C'est pour ça. »

Le cadet observait son aîné avec de grands yeux curieux dans lesquels brillait une admiration croissante. Jungkook en effet connaissait peu de gens qui lisaient, et ceux qui lisaient, ils lisaient essentiellement des livres de mathématiques, de physique, ou bien d'ingénierie. Les bouquins, cependant, ça coûtait cher, et même si le jeune homme avait grandi au sein d'une famille aisée, il n'avait pas envie de dépenser des fortunes pour des ouvrages qu'il n'était pas convaincu d'ouvrir un jour ou l'autre.

Et puis... avec ce que venait de lui dire Namjoon, il ne se sentait pas très intéressé. Il ignorait ce qu'il pourrait découvrir en lisant, mais puisque son ami le lui déconseillait, il préférait ne pas savoir.

Il avait longtemps écouté les mots de ce rappeur qu'il avait admiré pendant des années avant qu'il ne le rencontre, en dépit de quoi il n'avait pas imaginé un instant qu'une telle réflexion puisse se cacher derrière ces paroles qui lui étaient parfois presque incompréhensibles. Il avait cherché à déchiffrer certains de ses textes, mais il n'avait pas saisi le message qu'ils dissimulaient. Il avait cru sentir des propos profondément polémiques, mais avec ce qu'il avait connu au sein de sa famille, il avait préféré ne pas creuser plus loin et s'en tenir plutôt à la beauté de mots qu'il lui paraissait plus simple de ne pas tenter d'élucider.

« Par contre, c'est vrai qu'un monde aussi beau que ces montagnes, ce serait cool, reprit Jungkook.

— C'est-à-dire ?

— L'air pur, le ciel bleu et les plantes. C'est sympa, en vrai.

— Ouais... »

Jungkook posa la tête contre l'épaule de son camarade qui le laissa faire, la gorge nouée : il y avait tant de choses au sujet desquelles il souhaiterait s'exprimer, pourtant il lui semblait être pieds et poings liés. C'était la souffrance du prisonnier qui, sorti de la Caverne, savait qu'il ne pouvait pas y retourner sans risquer gros. La vérité s'avérait parfois plus dangereuse que le mensonge...

Par chance, lorsqu'ils quittèrent la terrasse, le rappeur détendit involontairement l'atmosphère en manquant de s'écrouler après avoir trébuché sur une dalle. Il fut rassuré de voir le maknae glousser.

Namjoon repartit composer, quant à Jungkook, il alla trouver refuge auprès de son autre ami : Taehyung, qu'il percevait comme le grand frère qu'il n'avait jamais eu. Son tempérament jovial et joueur lui permettait de décompresser et de vivre innocemment malgré l'endroit.

Ainsi, le soir, ils cuisinèrent ensemble et, en dépit de quelques soucis, ils parvinrent à préparer quelque chose qu'ils trouvèrent délicieux et à la hauteur de leurs espoirs. Ce fut quand il s'endormit, après avoir écrit le début d'un morceau avec Taehyung, que Jungkook songea qu'effectivement, il n'avait pas besoin de savoir ni de lire pour être heureux. Il lui suffisait d'être entouré de personnes capables de lui témoigner un peu d'affection.

Dans les bras de Taehyung, il se sentait plus protégé que jamais. Plus protégé que dans les étreintes frigides et inconfortables de sa mère.

L'ignorance était sans doute la clé du bonheur... car il y avait une chose que Jungkook savait et qu'il préférait oublier : il s'était peut-être particulièrement attaché à Taehyung, mais s'il survivait à ces jeux terrifiants, il se retrouverait de nouveau seul. Il ne voulait pas, ça l'effrayait. Pas seul. Pas avec elle. Même s'il gagnait, elle demeurerait. Ses yeux toujours fixés sur lui, l'obscurité ne l'arrêtait pas, elle le surveillait. Jungkook vivait dans l'anxiété avec au-dessus de la tête une épée de Damoclès prête à lui fendre le crâne à la moindre erreur.

Même à présent qu'il était couché, il pensait à elle, à celle qui lui avait causé tant de tort en prétendant agir pour son bien. Jungkook se recroquevilla dans un souffle tremblant, les paupières closes. Il remonta son drap sur son corps en tentant de trouver le sommeil – un sommeil qui ne vint qu'après de nombreuses heures.

Sans doute demanderait-il à Taehyung s'il pouvait dormir avec lui, le lendemain. Même si son lit demeurait près du sien, Jungkook se sentait seul, et il avait peur. Sa mère refusait de quitter son esprit.

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