10010 (18.1)
En attendant, j'ai un autre problème en stock, comme si ce n'était pas déjà assez chaotique dans ma tête : j'ai annoncé à Elijah que j'allais lui montrer, mais du coup, il n'y a absolument rien à voir... Revenir sur ma décision serait définitivement débile. Lui avouer la vérité, n'en parlons même pas. Surtout qu'il sait bien que quand un système informatique refuse d'ouvrir un dossier, c'est souvent très mauvais signe, d'autant plus sans véritable raison. La seule chose à peu près sensée que je peux faire, c'est falsifier des documents pour lui faire croire qu'il ne s'est rien passé d'anormal. J'ai moi-même honte de cette idée, mais c'est vraiment la seule solution.
Il commence à s'impatienter, après tout, même si je réfléchis très vite, ça fait quand même presque une minute que je lui ai emprunté son portable et je suis censée être rapide, c'est censé être facile.
— Attends deux secondes, j'ai la version manuscrite de mon père et à part si tu sais lire le latin et que l'écriture miroir ne te pose aucun problème, il faut que je les numérise, improvisé-je en disant presque la vérité, si j'avais les documents, ce serait sans doute ce que je devrais faire.
Après tout, tout ce que je possède en termes de document historique sont des originaux dépourvus de la moindre transcription et de la moindre traduction.
Encore une fois, le fait que je ne les ai jamais vus ne m'aide absolument pas, mais ça, c'est entièrement ma faute. J'ai quand même une vague idée de ce à quoi elles peuvent ressembler et surtout de quoi il doit être question. C'est alors très rapide et très facile d'enregistrer mes pensées dans un traitement de texte. A priori, je n'oublie rien, j'ai conscience de ce dont il est question est j'ai en plus l'avantage de me connaître à la perfection. Ce n'est sans doute pas parfait, ce serait sans doute impossible, surtout en improvisant totalement comme je suis en train de le faire, mais ça devrait largement suffire pour ne pas lui montrer mon dysfonctionnement.
Une fois que c'est prêt, je lui rends son téléphone et je ne peux pas m'empêcher d'ajouter presque par fierté personnelle :
— Toute la liste est là.
C'est aussi un peu pour masquer mon mensonge, mais non seulement ça ne sert strictement à rien puisque je sais parfaitement déformer la réalité, en plus, ça empire presque la situation. Mentalement, j'ai presque besoin de masquer la réalité, comme pour me la cacher à moi-même, ce qui est parfaitement idiot.
Il prend quelques petites minutes pour lire, ne s'étant bien sûr aperçu de rien, alors que je le surveille du coin de l'œil, ayant repris l'air de rien mon dessin, comme si entre-temps, il ne s'était absolument rien passé. Mes pensées insistent peut-être un peu trop sur « rien »... C'est la définition même de la rage et de la frustration. Là, quelqu'un m'entendrait penser, il se douterait forcément de quelque chose. Normalement, je suis pourtant très forte pour ne rien laisser paraître, que ce soit en non verbale ou au travers de mes mots, mais pas aujourd'hui a priori. Dès que je l'ai fini, j'enchaîne sur une nouvelle feuille, ne perdant pas de temps à lui faire remarquer que j'ai fait une fabuleuse copie d'une toile de Charles Van den Eycken.
— Ce n'est même plus précis à ce stade-là ! finit-il par s'exclamer en fermant son portable sans avoir lu jusqu'au bout, devant estimer qu'il a déjà eu un bon aperçu. Ils ont vraiment tous choisi ! Ton physique, ton caractère, tes centres d'intérêt, tout ! C'est à la limite s'ils ne réclamaient pas certaines réactions ! Ils ne voulaient pas d'un enfant, ils voulaient la perfection incarnée à leurs yeux !
Apparemment, il ne semble pas convaincu par ce genre de façon de procéder, mais bon, tant pis pour lui, il ne se rend juste pas compte que via l'éducation, les parents normaux font exactement pareil. Bon, je le reconnais, peut-être pas en termes de physique. Mais ils n'ont pas non plus fait de manière incohérente, je ne suis pas brune aux yeux marrons, alors qu'un de mes pères était blond aux yeux bleus et l'autre roux aux yeux bleus, je suis quand même rousse aux yeux gris. Ça reste tout à faire sensé, génétiquement, j'avais toutes mes chances de ressembler à ça. Bon, génétiquement, il y aurait eu quelque problème niveau des chromosomes, mais là n'est pas la question.
— Un peu obligatoire s'ils voulaient que je leur ressemble. Et la génétique, c'est pareil je te rappelle. Sans parler de l'éducation et de l'influence de la société qui laisse également des traces. N'importe qui peut faire des suppositions pareilles sur le physique, le caractère et les hobbies de leur futur enfant, c'est même plutôt très simple.
— Soit, mais ce n'est pas pareil, des parents normaux ne choisissent pas, ils en restent au stade des suppositions, ils n'imposent quoi que ce soit à leur enfant.
Il est toujours aussi énervant au fond. Je l'aime beaucoup, mais quand il a une idée en tête, il est insupportable.
— Tu chipotes. Et tu oublies que j'ai une conscience assez développée pour prendre des décisions par moi-même, ce ne sont pas mes parents qui m'ont forcé à aller en fac de génie informatique pour devenir entrepreneuse dans le numérique, c'est moi qui l'ai choisi. Et ça n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, remarqué-je en hésitant presque à lui dire que Salaï et De Vinci ne m'ont pas non plus demandé d'être sympa avec lui, mais c'est peut-être un peu trop abuser. En plus, on ne doit pas oublier que je suis un robot, il faut bien qu'il y ait des avantages au fait qu'il n'ait jamais pu voir leur fille quand même.
— Ça se tient, j'ai un peu de mal, apparemment avec le fait que tu sois un robot.
La révélation du siècle, je ne l'avais jamais remarqué dit donc, c'est bluffant !
— Je n'osais pas le dire, soupiré-je amusée.
— N'empêche, tu as eu de la chance, remarque-t-il comme s'il venait de réagir à propos de quelque chose.
J'attends qu'il développe son affirmation, parce que sans plus de détails, je ne peux pas vraiment deviner la raison de ma chance à ses yeux. Mais ça doit lui sembler logique puisqu'il ne poursuit pas et garde le silence, m'obligeant à aller chercher l'information :
— De quoi tu parles ?
— J'ai un doute sur le fait qu'au quinzième siècle, ils appréciaient les filles franches.
Franche, c'est peut-être un peu léger comme terme, j'aurai plutôt dit que j'étais sans filtre et que j'ai une fâcheuse tendance à ne pas m'intéresser aux avis des autres.
— Affirmatif.
— Alors tu as vraiment de la chance.
— Dans un sens oui. Je n'aurai pas été brûlée vive non plus, c'est à peine si j'aurai réellement eu des problèmes, dans l'ensemble, ils acceptaient à peu près les grandes gueules, ils n'aimaient pas non plus ça. Mais ils toléraient à peu près, je m'en serais bien sortie, même si j'aurai sûrement été traitée de folle et rejetée par les moins ouverts d'esprits. C'est sûr et certain, je suis bien mieux au vingt et unième siècle où une place m'est accordée par tous. Mais à côté de ça, j'ai quand même été privée de mes pères et j'ai été fini cinq cents ans trop tard pour les connaître. Parce que je leur ressemble, c'est chouette, j'ai leur caractère, encore plus génial. Mais la seule partie de moi qu'ils ont connue, ce sont mes plans, et la seule partie d'eux que je connais, c'est leurs portraits, leur biographie et la lointaine descendante de ma tante, j'eus connu mieux comme famille.
— C'est vrai que vu sous cet angle... reconnaît-il le visage tordu dans une grimace que je ne comprends pas vraiment, il a sans doute encore du mal avec mon existence et la séparation grandissante entre la période où j'aurai dû vivre et celle où je suis.
— Ça fait beaucoup moins chanceux, complété-je.
— Mais tu as tout de même une famille qui t'aime ? affirme-t-il presque comme une question, espérant apparemment que ce soit le cas.
— Ça, pour ça, je ne regrette rien, mes parents adoptifs sont adorables et Fauve est tout simplement moi version humaine.
— C'est déjà bien.
— C'est sûr.
En vrai, si je pouvais partir dans le passé pour connaître mes parents, je ne sais pas si je resterais avec mes pères, je suis peut-être mieux avec ma famille adoptive, même si c'est un peu malheureux pour eux, mais c'est sans doute la réalité.
Nous discutons encore de tout et de rien un petit moment, tandis que je garde dans un coin de ma tête le fait que je n'ai pas pu accéder à mon dossier, ce qui me frustre énormément. Après presque une demi-heure, je me retrouve à nouveau avec de l'art abstrait, ce qui était clairement prévisible. J'ai un peu de mal à tirer quelque chose de potable de « I Am The Walrus » des Beatles, je suis désolée, mais moi, je ne cherche pas le sens de paroles écrites en partie sous LSD, c'est trop dur pour moi. La musique n'est pas désagréable, mais il y a des limites.
— Tu veux un magnifique croquis de la huitième composition de Kandinsky ? demandé-je une fois terminé.
— J'ai toujours autant de mal avec l'art abstrait, remarque-t-il en regardant l'esquisse de l'œuvre comme si c'était vraiment immonde. Ça faisait un moment que tu n'en avais pas fait, sache que ça ne m'avait pas manqué.
— Je m'en serais aussi très bien passé, mais pour le coup, je ne sais pas quoi faire d'autre sur cette musique, parfois, le choix aléatoire n'est pas du tout à mon avantage, affirmé-je en changeant de musique et en commençant à faire un autre dessin.
Je ne prends même pas la peine de regarder le papier, je n'aurais pas dû laisser faire le hasard, maintenant, je me retrouve avec I Want Love d'Elton John. Je ne sais pas mieux que la musique d'avant ce que je peux dessiner. À part des petits cœurs, je n'associe rien aux paroles. Ou alors il faudrait peut-être que je dessine le portrait d'un des acteurs, mais dans aucun des deux cas, je n'ai la moindre chance de faire quelque chose d'unique. Alors on va plutôt partir sur de l'aléatoire, encore et toujours, au moins, il y a peut-être une toute petite probabilité de réussite. Même pas sûr, mais tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir.
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