10001 (17.1)
— Alors, tu veux que je fasse quoi ? demandé-je en prenant un papier.
— Une corbeille de fruits ? propose-t-il en indiquant un banal panier de fruits sur la table de la cuisine.
Il a conscience qu'il y a des centaines de dessins de corbeilles de fruits, si ce n'est pas carrément des milliers ou des millions.
— Trop courant, je suis prête à parier que je peux aisément reproduire la tienne sans que ce soit quelque chose d'original.
— Un paysage ? J'ai plein de photos en stock, il doit bien y en avoir quelques-uns qui ne ressemblent à rien d'autre.
Il se prétend original, mais pour ce qui est de ses idées d'arts, il n'en a absolument aucune. Ou alors il ne se rend absolument pas compte à quel point il y a vraiment des dessins d'absolument tout.
— Le problème, c'est que plusieurs lieux se ressemblent énormément. Et j'ai vu tes photos, elles sont presque toute dans un lieu connu, alors même si ton point de vue est unique, ce sera assez facile pour moi de dévier, remarqué-je en rapprochant de moi les feuilles et le crayon.
— Tu peux aussi faire des efforts ou inventer, au choix.
— La raison même pour laquelle je suis ici, c'est que je suis incapable d'inventer quoi que ce soit.
— Alors dessine quelque chose qui te passe par la tête, n'importe quoi, ça n'a pas d'importance, tout ce qui compte, c'est que tu t'exerces. Même si tu n'es pas d'accord avec moi, peut-être qu'à un moment le déclic se fera, après tout, tu as une conscience et une intelligence et je suis presque certain que tu es capable d'apprendre toute seule, alors en toute logique, tu as toutes les cartes en main.
Il dit ça comme s'il m'apprenait quelque chose, mais il ne semble pas penser que si justement, je suis ici, c'est parce que je partage au moins un peu son point de vue, du moins j'ai de l'espoir que son point de vue soit juste. Mais je ne suis pas près de lui avouer une chose pareille, alors je l'ignore royalement et je commence à dessiner. Je ne fais que des traits abstraits, n'ayant absolument aucun sujet en tête, comme les rares autres fois où je me suis aventurée sur le terrain risqué de la création artistique.
Avec un peu de chance sur un malentendu, ça ne ressemblera à rien qui n'existe pour l'heure et je pourrai prétendre que c'est de l'art, même s'il n'y a ni émotion ni pensée à travers l'œuvre, je laisserai le soin aux autres de déterminer ce que ça signifie. Ou plus probablement, mes traits abstraits formeront inconsciemment je ne sais trop quelle œuvre célèbre sans que je n'aie eu de contrôle sur eux, en tout cas, c'est ce qui s'est produit systématiquement les autres fois. Et ça ne rate pas, après plusieurs coups de crayon, j'identifie déjà le taureau de Guernica. Le premier essai est une grande réussite, je me mets à dessiner du Picasso maintenant... Le cubisme faisant partie des mouvements artistiques que j'aime le moins, ce n'est pas super malin de dessiner Guernica, à la limite, du Picasso, pourquoi pas, mais Guernica, ce n'est pas vraiment mon délire. Par principe, je continue tout de même, le temps que mon voisin, qui me surveille assidûment, remarque les ressemblances, j'espère juste qu'il a suffisamment de culture artistique pour reconnaître l'un des tableaux les plus connus de Pablo Picasso.
— Euh, ça me dit quelque chose, remarque Elijah après quelques minutes, approximativement au moment où je finis le taureau et où je commence le soleil/ampoule – je n'ai jamais compris, ce que c'était.
— Normal, c'est le taureau de Guernica, affirmé-je honteuse, j'aurai clairement préféré réussi à faire quelque chose de bien.
— Faire un effort, tu connais ?
— Parce que tu penses vraiment que je l'ai fait exprès ? Est-ce que j'ai l'air de quelqu'un qui adore le cubisme ? Je ne pense pas, si je l'avais fait exprès, je t'aurais fait Les Trois Grâces de Raphaël, pas Guernica. Je te signale que sans ma sœur, mes goûts en termes d'art s'arrêteraient en 1520, allez, possiblement en 1530, mais pas beaucoup plus loin. Je reconnais que j'aime aussi des œuvres plus modernes, mais la plupart correspondent encore au code réaliste de la Haute Renaissance et c'est principalement grâce à Fauve quand même. Alors le cubisme...
— Tu es incroyable comme fille.
Apparemment, c'est tout ce qu'il trouve à répondre, pourquoi pas après tout. Je n'insiste pas plus, je pense que ce n'est pas la peine, s'il avait quelque chose de plus intéressant à me dire, il l'aurait déjà fait. À la place, je mets enfin ma première feuille de côté et j'en prends une nouvelle. Je recommence alors un dessin depuis le début, espérant avoir de meilleurs résultats.
— Bon, tu reviens la semaine prochaine ? demande-t-il à la fin, n'abandonnant pas encore, mais étant sans doute un peu ébranlé par mes échecs répétés.
— Et pourquoi pas demain ? proposé-je à mon tour en ne comprenant vraiment définitivement pas ce qu'il me prend.
Je ne sais même pas pourquoi je lui propose une chose pareille. OK, sa compagnie ne m'horripile pas autant qu'avant, je peux peut-être même dire que je m'apprécie. OK, j'aime beaucoup l'idée d'insister et de possiblement enfin réussir à dessiner par moi-même. Et OK, il a réussi à faire naître un espoir fou chez moi. Mais de là à le revoir dès demain, peut-être pas quand même. Pourtant, c'est bien moi qui ai dit ces mots, pas lui...
— Tu voudrais bien ?! s'exclame-t-il à peu près aussi étonné que moi, mais semblant fortement espérer ma réponse.
— Pourquoi pas ? répondé-je sans avoir de meilleures raisons. Bon, à demain alors, ajouté-je en partant avant qu'il n'ait le temps de me poser plus de questions auquel je serais incapable de donner une réponse.
— Attends Ronii ! s'exclame-t-il en me voyant fuir lâchement.
Je me déteste de devoir agir comme ça, je n'aurai d'ailleurs jamais eu à avoir une telle réaction dans n'importe quelle autre situation, je ne peux déjà pas m'expliquer à moi-même pourquoi j'ai dit une chose pareille, alors l'expliquer à quelqu'un d'autre. En plus, je viens de me foutre dans un bordel sans nom. Je ne sais même pas comme je vais faire pour m'en tirer. Parce qu'en plus de devoir expliquer à Fauve pour quelle sombre raison je suis venue au rendez-vous aujourd'hui sans l'avoir prévenu, je vais maintenant rajouter pour quelle raison encore plus étrange je dois y retourner dès demain. Je me souhaite bonne chance dans la vie, je suis en très bonne voie pour réussie. Cette histoire est un fiasco.
Étonnamment, comparaît aux autres jours, il ouvre la porte à l'instant même où je me gare. Normalement, il prend au moins la peine d'attendre que je sonne, mais pas cette fois. Il arrive même à m'inquiéter, peut-être qu'il en a eu marre de perdre son temps à tenter de me faire dessiner alors que c'est inutile, et il est donc sorti pour me prévenir avant que je ne sois descendue de ma voiture.
Mais il ne bouge pas, semblant attendre, ce qui m'oblige en quelque sorte de le rejoindre. J'espère vraiment de tout mon cœur que j'ai tort, mais j'ai peu d'espoir, c'est déjà étonnant qu'il m'ait supportée aussi longtemps.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? demandé-je très sérieusement inquiète.
— Rien pourquoi ? s'étonne-t-il ne comprenant pas non plus.
— Alors pourquoi, tu es là ?
— Oh ça, simplement parce que je profitais du soleil. D'ailleurs, ça ne te gêne pas si l'on reste dehors ? Le temps de ces derniers jours m'a complètement démotivé, je veux reprendre un peu de lumière, je n'aurais jamais cru qu'un temps pareil puisse exister en Californie, c'en est presque effrayant.
— Ça m'aurait plutôt semblé évident pourtant que nous n'avons pas toujours un beau temps. Et si tu veux qu'on reste dehors, il n'y a pas de problème, de toute manière, ça ne change pas grand-chose pour moi.
— Parfait alors, je vais chercher les feuilles, je reviens dans deux secondes.
Wouah, il est rapide ce mec s'il pense pouvoir rentrer chez lui et revenir en deux secondes, deux minutes auraient quand même été un peu plus réaliste. Quand il revient, je lui fais remarquer, juste pour le taquiner un peu. Comme s'il commençait à s'habituer à moi, il soupire et me tend plusieurs feuilles ainsi que le crayon et une petite planche de bois. Nous nous installons alors côte à côte dans l'herbe du jardin.
Ces derniers jours, j'ai pris l'habitude de mettre un peu de musique en fond, ça ne change pas grand-chose, mais j'aime bien et je tente au maximum de m'inspirer des paroles pour dessiner, ce qui me permet dans l'ensemble d'éviter l'art abstrait. Bien sûr, nous discutons tout de même, après tout, si c'est que pour dessiner dans le silence, je ferais les exercices toute seule chez moi. Mais ça, je ne l'avouerai jamais.
Lançant une musique au hasard dans toute celle que j'apprécie, je me retrouve avec pour première musique, Everybody Wants To Be a Cat. Je pense que pour le coup, le thème est très clair. Ces derniers jours, j'ai franchement déjà rencontré des musiques beaucoup plus floues en en choisissant une au hasard. Le pire, c'était avec Overrated de Ruth Tracy, dessiner autour des choses surfaites de la vie, j'ai quand même rarement vu aussi flou, je me suis quand même retrouvée à faire des traits au rythme de la musique et j'ai réussi à faire la Nuit Étoilée de Van Gogh, si ça, ce n'est pas le talant.
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