10000 (16.2)
Il me regarde comme pour me demander d'être plus sympa avec lui. Aussi, il aurait pu choisir un autre sujet de conversation. Et en attendant, je devrai déjà être rentrée chez moi.
— Tu n'as tout de même pas répondu à ma question.
Il ne se démonte pas, c'est incroyable. J'ai presque l'impression que c'est de pire en pire, je crois que j'ai une très mauvaise influence sur lui.
— Non, je ne dessine pas dans le sens où tu l'entends, j'en suis incapable, ce qui rend ma passion pour les arts complètement minables.
— Comment ça tu en es incapable ? Tu as pourtant accès à toutes les connaissances, non ? Tu devrais être capable d'appliquer des techniques de dessin ou d'art en général, non ?
— Si, c'est justement exactement ça le problème, j'ai uniquement les techniques, pas les idées. Je peux te reproduire à la perfection n'importe quelle œuvre, peindre un Van Gogh, pas de problème, jouer du Beethoven, sans souci, récréer la tour Eiffel, facile, reproduire un Michel-Ange, quand tu veux. Mais, faire quoi que ce soit venant uniquement de moi, ça m'est impossible. Je ne suis qu'un papier-calque ambulant, je ne suis même pas capable de faire un foutu dessin avec les parents que j'ai, affirmé-je de plus en plus en colère au fur et à mesure où je parle.
J'ai conscience de cette faiblesse depuis toujours, mais ça ne la rend pas moins énervante et frustrante, être capable d'imaginer quelque chose serait de loin l'un de mes souhaits les plus chers. Je donnerai presque tout ce que j'ai pour en être capable. Malheureusement, ma condition m'en empêche, les scientifiques ont déjà réussi à faire des choses exceptionnelles en me permettant de penser par moi-même et en me donnant un savoir infini. Mais ils n'ont jamais réussi à résoudre le problème de la créativité, dont ils ne soupçonnaient pas dissocier de la pensée jusqu'à ma mise en marche, ils ont eu beau effectuer des recherches, rien à faire. Personne actuellement n'est capable de trouver une solution et de remplir l'une des consignes de mes parents. Je ne suis même pas certaine que ce sera possible un jour, du moins je n'ai que très peu d'espoir à ce sujet-là.
— Tu ne peux donc rien créer ? s'étonne-t-il comme si c'était la chose la plus triste qu'il n'ait jamais entendue.
— J'ai déjà essayé de le faire plusieurs fois, ça ne fonctionne pas, si tu me donnes une feuille de papier et que je me force à dessiner, je recrée automatiquement une œuvre qui existe déjà, confié-je sans trop de raison.
Étrangement, j'ai presque l'impression que ça me fait du bien d'en parler. Pourtant c'est complètement contradictoire puisque plus je discute avec lui, plus j'ai envie de couper court à la conversation. Mais une part étrange de moi meurt d'envie de continuer de blablater avec lui, même si c'est à propos d'un sujet sensible comme celui-ci. C'est comme si deux parts de moi se battaient pour savoir quoi faire, c'est très perturbant comme situation, jamais encore je n'avais ressenti de tel sentiment contradictoire, j'ai l'impression d'être totalement déboussolée à cause de lui.
— Pourtant, tu réfléchis par toi-même, non ?
— Oui.
— La réflexion et la créativité, ça va ensemble non ?
— Apparemment non, vu qu'il me manque quelque chose. Peut-être l'humanité, je reste qu'un robot, même si je pense par moi-même.
— Ça me paraît complètement aberrant, je n'y crois pas. Je te propose un truc, demain, on se retrouve ici, ou chez moi, comme tu préfères. Et je tente de te faire dessiner ou peindre ou n'importe quoi, je veux bien t'aider à faire une sculpture en papier mâché s'il le faut, je n'irai pas jusqu'à ramener un instrument de musique, mais tout le reste aucun problème du moment que ça reste raisonnable.
Oh l'idiot, il arrive même à me faire espérer qu'il y parvienne, je ne veux même pas refuser sa proposition tant je me dis que ça vaut la peine d'essayer... Je suis pathétique, comme si je n'allais pas être déçue dans quelques jours quand j'aurai réalisé pour la trentième fois que mes efforts sont complètement vains.
— Pourquoi tu ferais une chose pareille ? demandé-je vraiment étonnée. Je viens pourtant de te dire que j'en suis complètement incapable.
Je rajoute plus ça pour me le rappeler plutôt que pour lui rappeler, mais ça, c'est un autre problème.
— Peut-être parce que je t'aime bien.
J'espère sincèrement que sa phrase n'a aucune autre signification, parce que là, je serai vraiment dans la merde complète.
— Tu ne devrais pas.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Parce que je ne suis pas humaine.
— Je ne vois absolument pas le rapport. Bon, je vais devoir y aller, mes sœurs commencent à s'inquiéter, remarque-t-il en regardant son téléphone qui vient de vibrer.
Le truc, c'est qu'il se dérobe pour éviter de poursuivre sa très chère discussion, aucune de ses deux phrases n'ait vrai. Je suis à peu près certaine qu'il voit très bien qu'elle est le rapport et qu'il ne préfère pas en parler. Et pour son téléphone, il l'a lui-même fait vibrer en appuyant sur un bouton pour activer la caméra, il n'a même pas reçu le moindre message de la part de l'une de ses sœurs. Mais je laisse passer ses excuses merdiques sans problème, je n'ai aucune envie de savoir ce qu'il a dans la tête et moi-même je devrai déjà être rentré depuis longtemps.
— À demain alors, déclaré-je à la place en partant, m'engageant au passage à jouer le jeu au moins un jour.
Je ne suis pas certaine que ce soit une excellente idée, mais je tenterai quand même, juste pour la petite dose d'espoir qu'il m'a offert. Par contre, pour la première fois depuis très longtemps, je ne raconte rien à ma sœur, je ne lui dis même pas que je retournerai voir Elijah demain, d'ici là, j'aurai eu une nuit pour réfléchir et je me serai peut-être trouvé une excuse.
Cette nuit, je n'ai pas trouvé d'explications à mon comportement et je ne parle même pas de l'excuse que je vais lui servir pour justifier mon absence ce soir, parce que pour ça non plus je n'ai rien. Je suis si peu habituée à mentir à Fauve que je ne sais même pas comme m'y prendre pour que ça ne semble pas suspect. Dans un dernier recours, je lui sors un truc abracadabrant comme quoi l'un de mes profs a déplacé son cours et que je resterai donc à la fac. Je me retrouve même à insister pour qu'elle rentre sans moi afin de pouvoir être tranquillement sans me soucier d'elle. J'ai affreusement honte de moi, je sais très bien que je ne devrai absolument pas agir ainsi, mais c'est trop tard maintenant.
Une fois ma vraie journée de cours terminée, je regarde ainsi ma sœur partir et je vais à pied jusque chez Elijah où nous nous sommes donné rendez-vous, ce n'est pas juste à côté, mais c'est assez proche pour que j'arrive à l'heure en marchant. Après trois quarts d'heure, je suis déjà devant la porte, en avance, alors je me retrouve à patienter, tant pis pour moi, je n'aurai dû être plus lente. Un instant, je me demande comment Elijah réagirait si je sonnais quinze minutes trop tôt, mais je ne teste pas, ma politesse m'en empêche. Par contre, je suis ponctuelle à la seconde près. Et soit il s'en doutait, soit il m'attendait, mais il m'ouvre dans la porte presque immédiatement, ce qui va nous faire gagner du temps à tous les deux, tant mieux.
— Déjà là ? s'étonne-t-il comme s'il s'attendait à voir quelqu'un d'autre derrière la porte.
— Tu sais, la plupart des personnes ont tendance à être ponctuelles, je ne sais pas si tu avais déjà remarqué.
C'est gratuit, mais pour ma défense, à chaque fois que je lui ai donné rendez-vous, il était en retard, alors je pense que la pique est clairement méritée.
— C'est juste que je n'ai pas fait attention à l'heure et que j'avais l'impression qu'il était plus tôt, réplique-t-il cinglant, en regardant discrètement son téléphone.
— Tu as quoi comme idée en tête ? demandé-je en changeant de sujet.
— Pour te faire dessiner ? Je dois avouer que je n'ai pas de plans précis, j'avais plutôt l'intention de te faire dessiner jusqu'à ce que tu arrives à faire quelque chose toi-même. Je pense qu'avec peu de temps, on peut obtenir quelque chose de satisfaisant.
— Quel beau plan voué à l'échec ! J'espère pour toi que tu as beaucoup, beaucoup de temps.
— Je ne compte pas te lâcher avant que tu y sois parvenu.
— Tu comptes dormir un jour ? Parce que là, je ne suis pas sûre que tu puisses de nouveau.
— Façon de parler. Et arrête donc d'être aussi défaitiste, ça vaut quand même le coup d'essayer, juste pour voir, si ça tombe, avec de meilleures conditions, tu arriveras à faire quelque chose.
— De toute manière, si je suis là, ce n'est pas pour repartir sans rien essayer au niveau des dessins. Je ne suis pas venu pour rien, c'est bien parce que ton projet, aussi idiot soit-il, me semble valoir le coup d'essai comme tu le dis si bien, remarqué-je en rentrant dans la maison même s'il ne m'en a pas vraiment donné l'autorisation.
Je me dirige alors dans le salon, bien décider à commencer au lieu de bavasser. Et après quelques secondes, il me suit comme si c'était chez moi et non pas chez lui, cette pensée me fait vaguement sourire, il ne sait tellement pas s'y prendre qu'il me laisse presque entièrement faire. Reprenant un peu le contrôle de la situation, il me dit de m'installer dans le canapé et il va chercher un tas de feuilles blanches et un crayon à papier. Apparemment, il a suffisamment compris pour savoir que nous n'avions pas besoin de dépasser le stade de croquis pour que je sache si c'est un original ou non.
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