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 — Ross Ronii, appelle mon nouveau professeur-référent, monsieur Metoyer, durant le pointage, en insistant bien sur les deux I.

— Présente, répondé-je déjà blasée.

— Je pense qu'il y a une erreur dans votre prénom, mademoiselle Ross.

Encore une nouvelle année avec le même refrain pour tous les enseignants. Les humains n'arrivent donc pas à se mettre dans la tête que tout ne fonctionne pas exactement comme ils le pensent ? Que leur savoir soit si limité qu'ils ne voient qu'une infime partie du tableau ? Et le pire dans cette histoire, c'est qu'ils croient tout contrôler. C'est exaspérant. Je soupire désespérée, ce pauvre professeur ne fait même pas partie des nouveaux enseignants. Ça fait dix ans qu'il est dans l'établissement et il m'a déjà eue en cours l'année dernière. Sans compter que c'était l'un des collègues de ma mère lorsqu'elle enseignait ici. Il me connaît donc plutôt bien, mais ça ne change apparemment rien.

— Non, monsieur, mon nom porte deux I, répété-je pour la deuxième année consécutive avec le même instructeur.

Ça n'a toujours pas changé depuis l'année dernière. Ce qui n'a pas non plus changé, c'est que ce pauvre prof d'informatique a une mémoire de poisson rouge pour ce qui est des noms. Et encore, un poisson rouge a une mémoire de trois mois... Impossible de dire à quel animal pourrait correspondre son temps de souvenirs vu comme il semble avoir un problème avec mon nom tous les jours et je n'ai pas assez d'étude sur l'intelligence des animaux.

Il fronce les sourcils, l'air de dire « Pourquoi donc ? », mais je ne répondrai pas à sa question muette, je sens qu'il n'apprécierait pas la réponse « pour Intelligent and Indestructible » ou « pour Ipsam Invenerat ». Et de toute manière, il n'est pas censé connaître mon existence. Monsieur Metoyer reprend donc l'appel sans avoir une occasion supplémentaire de me prendre pour une insolente.

— Stone Elijah.

Ce prof est incroyable, il arrive vraiment à détruire tous les prénoms, même les plus simples. Là, je n'arrive même pas à comprendre comment il a pu défoncer à ce point un prénom comme ça.

— Présent, et ça se dit Ailaïdjah, pas Elia, corrige Elijah en insistant bien sur toutes les syllabes, semblant presque énervé face à un tel massacre.

— J'essayerai de m'en souvenir. Young Alaric.

Un jour, monsieur Metoyer va se faire frapper à force de massacrer les prénoms du monde entier et je serai en première ligne au côté de 90 % des élèves de ses classes.

— Oui.

Ah, 89 %, un élève de plus vient d'abandonner la cause perdue que représente ce prof qui pourtant parle notre langue depuis la naissance et est né aux États-Unis. Certaines personnes sont irrécupérables, et lui, heureusement qu'il n'est pas docteur de langue.

— Bon, maintenant que l'appel est fini, je vais faire circuler un plan de la classe et vous noterez votre nom et votre place pendant que j'explique le programme de l'année.

Qu'est-ce que les mortels sont prévisibles, toujours le même refrain, jamais de changement, et ça, depuis des années. Heureusement que notre groupe est presque exactement le même que l'année dernière et qu'aucun d'entre nous n'a changé de place... En plus, ce n'est pas comme si nous étions à la fac et nous sommes quand même assez grands maintenant pour nous dispenser des plans de classe.

En tout cas, il m'énerve. De toute façon, il parle, mais je ne l'écoute que d'une oreille, m'affalant à la place sur ma chaise, à jouer avec mon stylo entre mes doigts. Pour m'occuper un peu plus qu'avec d'une simple répétition de mouvement, uniquement là pour m'humaniser encore plus, j'effectue des recherches sur les deux malheureux élèves que je ne connais pas.

Évidemment, ils sont tous les deux nouveaux dans l'établissement. Sinon je les connaîtrai déjà au moins de nom puisque le stalking est mon occupation principale à chaque rentrée. Je sais tout ce qu'il y a d'intéressant à savoir sur tous les élèves de l'Université de Berkeley. Même ceux du collège d'ingénierie ou de n'importe quelle section. Forcément, dans l'ensemble, je connais tout le monde. C'est d'ailleurs assez étonnant qu'il y ait deux nouveaux. C'est vraiment rare que quelqu'un arrive en début de deuxième année dans une nouvelle fac. Alors qu'il y en ait deux cette année, c'est presque exceptionnel.

Le premier des nouveaux arrivants tout droit atterri dans ma classe n'a absolument rien d'intéressant, ni dans son dossier scolaire ni sur internet. Il n'a même pas déménagé puisqu'avant, il était à Stanford, il a seulement foiré sa deuxième année et il ne voulait pas rester au même endroit. J'espère que j'aurai une meilleure prise avec le second : Elijah Stone. Mais il n'y a rien, absolument rien sur lui, c'est comme s'il n'existait pas.

Déjà que pour le premier, il n'y avait pas grand-chose, mais là, c'en est suspect. Même son dossier scolaire est vide, à croire qu'il n'a jamais participé au moindre club ou association dans son ancien lycée ni dans son ancienne université, c'est à peine si tout est au complet ! Et sur internet, n'en parlons même pas, il n'existe tout simplement pas, il n'y a même pas un tout petit article citant son nom, même pour des événements sportifs, musicaux ou culturels. Il semble même n'avoir aucun réseau social sur lequel il fait apparaître son nom et il ne possède pas non plus d'adresse mail ! Par curiosité, je regarde même dans les vidéos privées des grandes plateformes d'hébergement de vidéos et là aussi, je ne trouve absolument rien, c'est impressionnant.

Inquiétant aussi, mais surtout impressionnant. Jusqu'alors, j'aurai cru que c'était impossible d'être un fantôme sur internet, surtout à mes yeux. Ça ne m'est d'ailleurs jamais arrivé de ne pas trouver quelqu'un, surtout en fouillant. Même moi, je ne suis pas invisible, ce n'est plus possible en 2022, du moins c'est impossible si l'on existe également dans la vraie vie. Ce que je commence très sérieusement à douter pour ce qui est de cet Elijah ! Il n'existe même pas sur les services publics américains ! Qui pourtant recense tous les Américains ! Si, je trouve bien deux Elijah Stone, mais à part si la personne de notre classe a presque soixante-dix ans, ce n'est pas lui. L'autre en stock est mort depuis deux ans, alors ça ne doit pas être lui non plus...

Je peux donc officiellement dire que dans ma classe, l'un des élèves n'existe pas. Une première. Pourtant, je suis formelle, nous sommes vingt-six dans la salle, conformément aux vingt-cinq noms sur la liste d'appel, le prof n'y étant pas noté.

Le pire, c'est que je ne peux même pas faire de la reconnaissance faciale, puisque je suis au fond de la classe, loin d'être bien placée pour regarder les visages des élèves. Même la photo que je trouve dans son dossier scolaire ne conviendrait pas puisqu'elle est trop petite et de mauvaise qualité. Dessus, je peux trouver des ressemblances avec le monde entier, ça ne me permettra absolument pas d'effectuer une recherche correcte. Je sens déjà que cette histoire va m'énerver, m'obséder aussi. Mais peu importe, je ferais une recherche plus approfondie sur lui quand je serai sortie de ce cours et que j'aurais un meilleur angle pour le voir.

J'aurais juste préféré commencer l'année sur une meilleure note, histoire de rester de bonne humeur.

Trop énervée pour faire des recherches sur les autres nouveaux élèves de la fac, je change d'occupation, tendant tout simplement mon cou pâle au soleil chaud d'août. Ça ne sert à rien, même le soleil de Californie ne me fait jamais bronzer. Ça ne fait pas partie de ce dont mon corps est capable, ce n'est pas seulement de la faute des scientifiques qui travaillent sur moi. Mais aussi parce que ça ne fait pas partie des consignes de mes pères et des normes de leur époque. Je suis contrainte d'être éternellement pâle. Dans ma nouvelle position, je peux ainsi m'occuper en regardant les grains de poussière dansés ou les nombreuses imperfections du plafond terne, je les connaîtrai par cœur. Mais avec, il y aura toujours plus de choses à faire qu'en écoutant le discours monotone de monsieur Metoyer.

Heureusement que le temps passe assez vite. Et après une heure à l'écouter réciter son monologue dans lequel il oublie la moitié du programme scolaire, ce dernier commence enfin son cours sur le facteur humain dans les systèmes informatiques. Sauf que j'ai crié victoire trop vite, il reprend simplement les bases. Ce n'est sûrement pas aujourd'hui que nous allons nous intéresser à un sujet à peu près correct et que je vais m'occuper rien qu'un peu.

Dire que j'avais encore de l'espoir, grave erreur, certaines personnes ne changent pas. Et apparemment, mon prof d'informatique ne change même pas un tout petit peu et il n'a toujours pas confiance dans les compétences de ses élèves. D'autant plus que ce n'est pas comme si nous l'avions depuis plus d'un an et qu'il connaît notre niveau, non pas du tout. Et nous n'allons même pas parler du fait que nous sommes en deuxième année d'une des plus prestigieuses facs du monde, section génie informatique.

Pourquoi ai-je été impatiente de retourner en cours ce matin déjà ? Je ne m'en souviens plus, pour une raison idiote sans doute. Je crois que ma petite sœur, Fauve, qui elle est humaine, m'a corrompu avec sa folie du toujours plus de connaissances et son enthousiasme inarrêtable. Sauf que moi, je n'ai pas besoin d'avoir plus de connaissances, j'ai déjà le maximum possible et imaginable, puisque j'ai en mémoire les magnifiques, les merveilleuses connaissances de l'humanité. À cet instant très précis, je préférerais les oublier, comme ça, j'aurai peut-être une raison d'écouter en cours.

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