Chapitre 7 : Sortie nocturne (1/2) - Nayle
La ville revêtait une dimension très différente lorsqu'elle était baignée par la lune et par la lumière blanchâtre des lampes à huile. A l'exception de quelques tavernes qui animaient les ruelles, les rues étaient calmes, balayées d'un vent frais et par le passage de quelques silhouettes encapuchonnées, ombres tremblantes, filant comme les chats curieux qui, comme Nayle, poursuivaient leur ronde.
Le jeune homme esquivait les flaques et regardait, amusé, le passage de ses semblables sur les sols boueux. Personne en dehors des membres de son clan ne prêtait vraiment attention aux empreintes des bottes et des bottines ; mais pour lui qui savait les reconnaître, ces symboles compliqués étaient leur carte d'identité, le seul vêtement qui montrait leur individualité. Ici, une sœur qu'il avait déjà rencontrée dans la carrière d'entraînement, ici, un frère aîné. Il s'arrêta pour être sûr de ne pas se tromper : la double-spirale inversée, surmontée de trois trapèzes et d'une lune pleine.
Pas de doute, c'était bien le père adoptif d'Aylin et un de ses maîtres qu'il respectait le plus. Peut-être venait il lui aussi se détendre ici. Tout de même, il s'étonna de le savoir à Narranda.
Il regarda sa propre semelle, toujours vierge à l'exception du cercle réservé aux apprentis. Qu'allait-il y inscrire ? Qu'est ce qui le distinguait des autres ?
N'ayant ce soir là encore pas la réponse, il suivit les pas familiers jusqu'à la porte grinçante de l'auberge du « Lion d'or ».
Les clameurs, les rires, les notes chantantes d'une cithare, les odeurs de vin, de viandes rôties et la chaleur étouffante d'un espace trop petit pour la vingtaine d'hommes qui l'occupait, le prirent à la gorge comme autant de signes de vie. Il balaya l'assemblée du regard mais s'étonna avec regrets de ne pas reconnaître son camarade proche. Etait-il parti ailleurs ? Non, les traces s'arrêtaient là. Il patientait dans un coin, s'attendant à le voir surgir de la cuisine ou des latrines. Mais non, aucun visage familier n'apparaissait aux alentours alors une seconde idée, un brin absurde, s'insinua dans sa tête.
Peut-être n'était-il pas là et que quelqu'un lui avait volé ses bottines. Il se demandait avec une réelle curiosité qui parmi tous ces attablés, aurait pu se montrer si imprudent. Les occupants étaient pour la plupart des soldats et des officiers de passage ; il y avait aussi des âmes égarées au regard dans le vague. Indifférentes à leur désœuvrement, les serveuses circulaient, déposant les plats et évitant les remarques et les gestes déplacés avec une agilité surprenante.
Nayle discernait plusieurs accents inconnus, plusieurs viandes qu'il n'avait jamais goûtées et même des blagues qu'il ne parvenait pas à comprendre. Encore une fois, il remarquait à quel point Tsouly, son village natal, était isolé du monde.
Les militaires étaient rassemblés en plusieurs groupes de quatre ou cinq et le jeune homme les observa discrètement, le temps de se délecter des dernières bouchées de sa volaille trempée dans un bouillon parfaitement agrémenté. Nayle commanda une chope d'hydromel et s'approcha d'une des bandes, occupée par une partie de tarot Asaltien ; au moins, c'était là un jeu qu'il maîtrisait. Nayle adorait jouer et c'était la seule façon pour lui d'être complètement à l'aise avec des inconnus.
— Puis-je me joindre à vous ?
Les soldats se regardèrent, de toute évidence peu habitués à ce qu'on vienne les interrompre.
— Bien sûr, si tu es prêt à parier une partie de ta bourse.
Nayle glissa d'une voix claire, presque perdue dans le brouhaha de la taverne :
— Je suis aussi d'avis que les mises rendent les jeux plus intéressants.
Il jeta dix oléos et tira une chaise devant la mine amusée de son nouveau camarade. Il découvrit une à une les cartes de sa main avec curiosité avant de s'intéresser à ses adversaires. Il avait toujours été étonnement habile pour lire les jeux de chacun, pour repérer les menteurs, les aventuriers, les prudents et les timides. Chaque geste l'aidait à cerner un peu plus ses opposants ; leur nervosité, leur sincérité, leur impatience ou leur colère. Il se plaisait à analyser, à bluffer, à gagner ou perdre à sa guise. Avoir de l'argent ne l'avait jamais importé : s'il avait désespérément besoin de quelque chose, il n'avait qu'à le prendre. Il n'avait que faire des bijoux et des bibelots chers dont raffolaient beaucoup de gens d'ici. Pour lui, les beaux vêtements n'avaient pas d'importance puisque sa tenue serait toujours l'uniforme noir du Renai.
Son voisin, un géant à l'œil rieur ramassa avec bonheur les pièces misées puis les nouvelles mains furent à nouveau distribuées, ralentissant les phrases et les conversations. Chacun réfléchissait à la nouvelle stratégie à adopter, alors que Nayle repensait à sa journée, soudain curieux de connaître l'avis populaire sur l'intendant qu'il suivait pendant le jour.
— En arrivant dans la ville, j'ai remarqué que tout le monde ne parlait que de la souveraine, mais qu'en est-il de son second ? Interrogea-t-il ou ouvrant le jeu.
— Bien sûr, même quelqu'un d'un aussi noble lignage que Serym Sénécha ne peut faire de l'ombre à Tally Anishar ! Nous sommes bien les seuls de tout Ashirel à pouvoir dire avec fierté que notre cheffe soit une femme capable de faire de l'ombre à n'importe quel homme. Même toi, l'étranger, tu ne peux pas en dire autant du tien, n'est-ce pas ?
Nayle sourit mais ne répondit, peu enclin à se lancer dans ce genre de débat. Ce n'était pas la première fois qu'il constatait l'admiration que suscitait la souveraine, même auprès de ses adversaires.
— Le chancelier est un bon soldat, reprit un autre soldat, confortablement callé dans sa chaise. Un homme d'honneur, sous le commandement duquel, j'ai été fier de combattre.
— Combattre ? Peut-on vraiment parler de combat ? Rit un autre qui ne tenait pas place, le plus jeune du groupe, en abattant avec énergie son 10 de carreau sur la table.
— Bien sûr, petit ! rétorqua le premier soldat, les incessants brigandages sur la voie royale et sur la route du sud jusqu'à Toldrish ont cessés grâce à lui. Beaucoup lui sont reconnaissant.
Un peu plus loin, le musicien stoppa son morceau, créant un moment de flottement. Au lieu de reprendre sa ballade, il s'adressa à eux. Sa voix était forte et son accent marquait certains mots selon un usage d'ailleurs mais Nayle ignorait d'où il pouvait bien venir. Cela donnait à sa phrase un rythme inattendu.
— Souhaitez-vous que je vous chante ce qu'on dit de lui un peu plus au sud de la Cité ?
Tous se retournèrent avec surprise vers le grand barde et Nayle hocha la tête, alors le musicien gratta quelques accords sur le luth et entama d'une voix son premier couplet.
« Il était grand et riche, reconnu de tous
Bien-né dans un beau fort de la vallée douce
Où les pierres s'élèvent, si claires et pleines d'éclats
Qu'on les prend pour les grand' tours de Narranda.
Hélas, cupide et dépourvu de cervelle.
Le preux chevalier était superficiel,
Confiant des conseils creux et mal avisés
Il se fit ravir ses plus belles contrées
Toujours fidèle à Dame Tally l'Eternelle
Qui préféra le roi à sa cité belle
Ensemble ils régnaient
Jouaient et dansaient
Quand les verts manteaux franchirent les remparts
Quand la chouette céda au chêne des Valar »
Nayle était surpris que le barde chante si tranquillement une chanson qui pouvait lui valoir sa langue coupée mais personne ne l'arrêta pour le mettre aux fers, tous semblaient s'être désintéressé de lui. Sa voix douce enchaînait les couplets toujours aussi acerbes et des accords mélancoliques clôturèrent sa prestation licencieuse.
Ils étaient nombreux à être frustrés que les Grands du Conseil aient choisi de ployer le genou devant la couronne. Les récits divergeaient sur les raisons de cet acte et sur l'affront que cela représentait pour la si ancienne et si prestigieuse cité de Narranda. Mais il était notoire que la vieille cité avait perdu de son panache au fil des siècles et que l'alliance avec Shalliath avait redynamisé son économie. Mais, si Tally Anishar et le roi Ithellan Valar étaient plus forts que jamais, il était certain que Narranda avait perdu bien des libertés au profit de la capitale. Alors les indépendantistes s'insurgeaient toujours que le Conseil poursuivait la spoliation de leurs droits autant par stupidité que par avidité, ils luttaient avec hargne, ramassant chaque cendre de la puissance déchue.
Dans tous les cas, à cette heure de la nuit, personne ne sembla vouloir défendre la couronne. Les soldats discutaient, plus soucieux de leurs nouvelles fonctions depuis que le confinement avait été déclaré. Nayle tendit l'oreille, faisant mine de se concentrer sur son jeu.
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