Chapitre 21 : Coma
Elle ne savait pas depuis combien de temps elle se trouvait sur cette chaise. Immobile comme une statue, elle n'avait pas bougé d'un pouce depuis qu'elle y était tombée. Les larmes avaient séché sur ses joues, le sang sur ses vêtements.
Sur ses mains.
Les yeux rivés dessus, elle ne voyait même plus ses doigts tachés de rouge.
La dame de l'accueil des urgences lui avait promis de lui donner des affaires dès qu'elle en aurait. D'ailleurs, elle lui jetait de temps à autre des coups d'œil inquiets. La police était venue l'interroger. Face à son état de choc, ils n'avaient pas pu tirer grand-chose d'elle. Des témoins avaient déjà expliqué la scène, or, elle, elle n'avait quasiment rien vu. Mais elle avait entendu.
Le cri de Louis.
Le ricanement fou de Paul.
Des gens qui faisaient des bouffées délirantes, elle en avait déjà vu. Son père, avant de sombrer dans l'alcoolisme, lui en avait parlé, aussi. Cela arrivait parfois après l'ingestion de certaines drogues. Des personnes ne supportaient pas du tout ces dernières, qu'elles soient récréatives ou plus fortes. Ils faisaient alors des bouffées délirantes aiguës.
Paul avait été emmené directement au service de psychiatrie de Sainte Musse, l'hôpital public le plus proche. La mère d'Emma travaillait en psychiatrie au moment de sa mort. Cela arrivait rarement, mais il se pouvait que les cas les plus lourds deviennent totalement hors de contrôle. Parfois, cela se terminait par la mort d'un membre du personnel soignant.
Voilà ce qui était arrivé à sa mère, infirmière à l'époque.
Elle ferma les yeux.
Voilà ce qui risquait d'arriver à Louis, maintenant.
Clarisse et Virginie étaient là. Elle ne savait pas qui les avait prévenues, mais elles s'étaient assises à ses côtés, l'encadrant de leur force bienveillante. Pour autant, elle ne ressentait pas leur chaleur. Henry et Charles faisaient les cent pas dans la salle d'attente.
Par chance, peut-être, à cette heure-ci il n'y avait quasiment personne aux urgences. En période estivale, c'était plein plus tard dans la soirée, quand tous les fêtards avinés commençaient à faire n'importe quoi. De toute façon, les urgences vitales étaient prioritaires.
Une larme roula sur la joue d'Emma, pour tomber sur le sang séché de ses mains.
Elle revoyait Paul qui réalisait soudain son geste, comme si l'effet des drogues qu'il avait pris se dissipait d'un seul coup, à l'instant où Louis tombait au sol. Elle s'entendait hurler en soutenant son compagnon dans sa chute.
Paul avait fui la scène, mais Henry, qui se trouvait par hasard plus haut dans la rue, l'avait assommé d'un coup de poing bien placé.
Emma, mue par une habitude née d'années à appeler le samu pour les comas éthyliques de son père, avait déjà son téléphone à l'oreille. Elle bredouillait des mots incompréhensibles quand un passant le lui avait gentiment pris, pour parler à sa place.
Elle revoyait Louis, qui lui souriait en lui demandant si elle allait bien.
Il osait lui demander cela, alors qu'il saignait abondamment. Il avait été poignardé trois fois au ventre. Sa perte de sang était telle, la douleur si intense qu'il avait perdu connaissance dans ses bras.
Comment elle était arrivée là, elle n'en savait rien. Dans tous les cas, elle attendait, muette. Inexpressive. Totalement fermée.
Un peu comme avant sa rencontre avec Louis.
Avant qu'il n'illumine sa vie de sa présence.
-Mademoiselle ?
Elle leva des yeux vides sur le médecin venu la voir. Il remarqua les deux amis de Louis, qui s'étaient aussitôt rapprochés. Les saluant d'un hochement de tête, il s'accroupit devant Emma, statufiée dans l'attente des nouvelles.
-Votre mari est actuellement en cours d'opération. Je ne vais pas vous mentir, son pronostic vital est engagé, mais trois de nos meilleurs chirurgiens sont en train d'évaluer et de réparer le plus vite possible les dégâts. Il a perdu énormément de sang, donc nous le transfusons en même temps. Dans tous les cas, il sera emmené directement en service de réanimation. Les visites sont restreintes, mais en tant qu'épouse vous pourrez le voir plus facilement. D'accord ?
Elle hocha la tête. Charles et Henry posèrent quelques questions. Elle écouta tout, sans montrer la moindre émotion. Puis quand le médecin parti, elle se leva et se dirigea droit vers la salle d'attente de réanimation.
Trois heures d'opérations furent nécessaires pour réparer les dégâts causés par Paul. Et encore, cela saignait tellement qu'ils avaient peur de ne pas avoir tout vu. Durant ces trois longues heures, Emma resta sur sa chaise, à attendre, sans boire, ni manger, ni même aller aux toilettes. Clarisse avait appelé le Starbique, ouvert jusqu'à tard le soir, pour les prévenir que son amie ne pourrait pas y être le lendemain.
Elle ne sut pas quand Louis arriva en réanimation, mais quand on lui dit qu'elle pouvait entrer, il était aux alentours de minuit. Elle y alla seule, sous le regard angoissé de Charles et d'Henry.
La vue des machines, tensiomètres, respirateurs, de tous les engins d'urgence et de Louis, intubé, perfusé, relié à elle ne savait combien de choses, la fit se bloquer. Elle le considéra un instant, avant de venir prendre sa main. Il ne la serra pas en retour. Évidemment, il était inconscient.
Et pourtant, elle lui caressa la paume du pouce, tout en lui disant que tout irait bien. Qu'il allait s'en sortir. Qu'il allait vivre. Et qu'alors, elle pourrait lui dire combien elle l'aimait. Et que s'il voulait bien d'elle, elle ferait tout pour lui.
Lui, qui avait eu le courage de prendre trois coups de couteau à sa place.
*
Louis ne reprit pas connaissance avant un long moment. C'était en grande partie sur décision des médecins. La chirurgie avait été longue et compliquée. Dans la crainte d'avoir loupé quelque chose, et que le patient ne s'agite, faisant sauter toutes les sutures internes, ils avaient préféré jouer la sécurité. Le coma artificiel était parfois préférable à des jours de souffrance éveillée pour le patient.
Ils avaient bien fait, car effectivement, il saignait de quelque part. Ils avaient dû le réopérer deux jours plus tard, afin de trouver la cause de cette hémorragie interne. Une plaie microscopique à la rate s'était élargie en l'espace de quarante-huit heures.
Au total, deux semaines furent nécessaires pour voir les beaux yeux de Louis. Ce ne fut pas comme dans les films, où il était déjà parfaitement coiffé, rasé et alerte.
Non, il se réveilla alors qu'il était encore intubé, sous le regard terrorisé d'Emma. L'extubation d'urgence était tout sauf agréable, aussi furent-ils contraints de l'endormir pour éviter qu'il ne fracasse tout.
Dans tous les cas, c'était une bonne nouvelle selon les médecins. Il était en forme.
Quand il reprit connaissance, plus tard, il fronça d'abord les sourcils en fixant le plafond, avant d'avoir un léger sursaut en voyant Emma apparaitre dans son champ de vision. Aussitôt, un immense sourire s'épanouit sur son visage marqué par les derniers jours.
-Douce Emma.
Alors, pour la première fois depuis qu'il avait été poignardé à sa place, elle fondit en larmes en posant le front contre l'épaule de Louis. Incapable de faire grand-chose, ce dernier lui caressa les cheveux au prix d'un gros effort.
Les semaines suivantes furent compliquées. Les pansements étaient finis, mais la rééducation était barbante et les examens de contrôle plus encore. Il fit des pieds et des mains pour rentrer à la maison, en promettant qu'il prendrait une infirmière libérale pour quelques semaines, histoire de continuer ses injections d'anticoagulants.
Quoi qu'il en soit, son entreprise n'avait pas particulièrement pâti de son absence, Charles et Henry ayant géré la situation comme des chefs. Ils savaient Emma à son chevet, donc ils avaient presque pu tout faire l'esprit tranquille. Annulation de tournages, explications à la presse, mise sur le marché du dernier jouet sexuel, promotion, bref. Ils avaient fait tout ce qu'il fallait. Tout ce qu'ils demandaient, c'était que leur casse bonbon de patron reste les doigts de pieds en éventail au bord de la piscine.
Puni d'activité sexuelle pendant un bon moment, il coula des jours doux aux côtés d'Emma. Rien de tel qu'une période d'abstinence forcée pour savoir si on est réellement bien avec la personne qui partageait votre vie.
Dans tous les cas, il était certain d'une chose : cela faisait un mois et demi qu'il avait été poignardé, et il avait bien l'intention de déclarer sa flamme à Emma. C'était peut-être vieux jeu dit comme ça, mais il s'en foutait !
En revenant d'une soirée avec ses amies, Emma eut l'agréable surprise de découvrir, en rentrant chez Louis, des pétales de roses disséminées sur le sol. Oh.
Intriguée, elle suivit le chemin ainsi tracé, allant de l'entrée à l'extérieur. La piscine était cernée de bougies allumées, des lanternes pendaient à la pergola sur la terrasse, donnant une ambiance délicieusement romantique au lieu. Et surtout, Louis se trouvait là, un sourire un peu nerveux aux lèvres. Cela faisait des lustres qu'elle ne l'avait plus vu en costume. Il était encore plus beau qu'avant.
L'espace d'un instant, elle regretta d'être en débardeur trois fois trop grand, short et claquettes.
Mais pour rien au monde elle aurait voulu se trouvait ailleurs.
Sans réfléchir, elle se jeta dans les bras de Louis. Ils s'enlacèrent tendrement. Ils faisaient souvent ça, en raison de l'abstinence forcée. Et elle adorait les calins tendres.
-Emma ?
-Mmh ?
-Tu sais, je t'avais entendu.
Ne comprenant pas, elle lui adressa un sourire interrogateur. Louis lui caressa doucement la joue, les yeux pétillants.
-Je t'avais entendu, quand tu me disais que tu m'aimais.
Un instant d'incompréhension, et elle rougit jusqu'à la racine des cheveux. Elle voulut se dégager de son étreinte, mais il la retint avec un petit rire.
-Je t'aime aussi, Emma !
Oh. Oh !
-Louis... bafouilla-t-elle en le regardant avec des yeux pleins de larmes. Moi aussi, je t'aime...
Il l'embrassa doucement, tendrement.
-Je ne voulais rien te dire tant que je n'étais pas complètement remis, murmura-t-il à son oreille.
-Pourquoi ? souffla-t-elle en se blottissant un peu plus contre lui.
-Parce qu'une déclaration d'amour sans partie de jambe en l'air ensuite, ça aurait été frustrant, non ?
Ils se regardèrent un instant. Le corps d'Emma devint soudain plus chaud.
-Mais, le médecin...
-M'a donné son feu vert ce matin.
La frustration ne se faisait pas toujours sentir au fil des jours, mais quand elle lui sauta dessus sans autre forme de procès, elle se dit que oui, il avait bien fait d'attendre pour lui déclarer son amour.
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