Mazeppa
-Votre fils est incontrôlable.
Bo-yung et Kyung se tournèrent d'un même mouvement vers l'enfant au fond de la pièce qui s'amusait tranquillement à dessiner, totalement ignorant quant à la réunion de la plus haute importance qui se tenait en ce moment même pour sa simple personne. Les deux parents se dévisagèrent quelques instants avant d'exploser de rire sous la surprise de la vieille dame.
Kyung secoua la tête alors que Bo-yung se redressa légèrement, jusqu'à poser son coude sur le bureau.
-On vit avec, pensiez-vous qu'on ne le savait pas déjà ?
La directrice de l'école retira ses lunettes avant de les essuyer. En quarante ans dans le milieu, elle n'avait jamais vu un enfant aussi turbulent que le petit Jung Hoseok. À peine six ans, et le petit chenapan n'écoutait personne et faisait toutes les bêtises possibles et inimaginables, entraînant ses petits camarades par la même occasion.
En remettant ses lunettes à sa place, elle risqua un nouveau regard vers le petit garçon. Elle laissa échapper un cri de stupeur, alertant les deux parents. Éberlués, ils ne purent qu'admirer Hoseok qui s'amusait dorénavant à dessiner sur le mur du bureau de la directrice, trouvant certainement qu'une feuille de papier n'était pas assez riche pour exprimer son élan créateur.
-Hoseok, pose ce crayon tout de suite ! sonna son père.
Le petit garçon se retourna vers son paternel, le détailla quelques instants d'un air penaud, avant de tracer un grand trait rouge sur le mur. Bo-yung soupira tandis que son mari se levait d'ores et déjà pour s'emparer de l'arme de leur fils qui hurlait comme un forcené.
-On sait de quoi vous parlez. Il est intenable à la maison aussi. Tout le contraire de Ji-woo.
La vieille dame acquiesça.
-En effet, je n'ai jamais reçu sa grande soeur dans mon bureau, c'est un véritable petit ange. Lui, dit-elle en désignant Hoseok qui boudait, a déjà une carte membre alors qu'il vient à peine de rentrer à l'école.
-Que nous conseillez-vous ? demanda Kyung en se rasseyant, le crayon à la main et le regard subtilement posé sur son petit démon.
La vieille dame croisa ses mains sur son bureau avant de regarder les deux parents à travers ses grosses lunettes.
-Un enfant avec une telle énergie...Il faut la canaliser, annonça-t-elle solennellement. Lorsque j'étais enfant, une de mes camarades avait un comportement similaire. On l'a envoyé voir un psychologue. Ce n'est pas la solution. Hoseok a de l'énergie à revendre et il faut l'épuiser.
Kyung gratta pensivement sa barbe, ses pieds tapant frénétiquement contre le parquet vieilli de la pièce.
-Une activité extrascolaire ?
-Tout à fait.
Tandis que Hoseok boudait encore dans son coin, la vieille directrice posa un regard tendre sur elle.
-Vous savez, j'ai toujours été attaché aux enfants turbulents, je trouve que c'est les plus intéressants. Une telle énergie, lorsqu'elle est canalisée, devient une merveilleuse harmonie.
♪
Le professeur Lee était souvent sujet à des moqueries à l'opéra de Séoul. Il avait semblé, à de nombreux membres, que ce vieillard avait toujours été là. Certains s'amusaient même à dire qu'il était né en ce lieu et qu'il y mourrait, très certainement.
Ces ignares. Ils ne pouvaient pas savoir que le vieux Lee aimait apprendre. Il était divin au piano mais avait volontairement écarté une carrière pavée d'or et de renommée pour juste faire découvrir sa passion à d'autres.
Cela faisait donc de nombreuses années qu'il enseignait. Il en avait vu passer, des élèves. Plus ou moins bons. Mais, il ne savait pas encore qu'il avait face à lui, un futur grand musicien comme il y en avait peu. Hoseok ne le savait pas non plus lui-même.
De sa petite taille, il dévisageait ce vieux monsieur aux cheveux blancs, à la longue barbe et à la peau flétrie. Il ne comprenait pas pourquoi sa mère l'avait amené ici. Bo-yung ne disait rien, laissait seulement son enfant découvrir le visage de son professeur et ce dernier analyser son fils. Ils s'imprégnaient de l'autre. La jeune femme avait face à elle un tableau bien étrange. L'enfant et l'ancien qui s'observaient ainsi longuement, semblant échanger tant de mots par un simple regard, étaient un spectacle fort divertissant.
Soudain, Hoseok se tourna vers elle et tira sur sa main, les yeux brillants de curiosité.
-Maman, pourquoi le visage du monsieur il est fondu ?
Bo-yung se retint de jurer. Et comme si cela ne suffisait pas, Hoseok avait pointé du doigt le professeur face à lui. Le summum de l'impolitesse. Elle s'empara vivement de sa main pour l'abaisser avant de s'excuser, rouge de honte, auprès de Monsieur Lee.
Le vieillard secoua la tête avant de s'abaisser à hauteur de l'enfant. Durant cette simple action, la mère et le fils avaient entendu très distinctement le craquement de ses os vieillis. Bo-yung grimaça.
-Pourquoi, dis-tu ? demanda le professeur en regardant le garçon. Parce que les choses fanent, même les êtres humains. Ça, mon garçon, c'est le reflet de ce que tu deviendras un jour.
Hoseok se tourna vers sa mère, apeuré. Ses yeux se mirent à briller et, tout à coup, il explosa en larmes, arrachant un rire gras à son professeur.
Le professeur Lee était aussi bien connu pour ne faire preuve d'aucune bienveillance. Il avait fait pleurer son futur élève et en éprouvait, dans son coeur d'enfant, une certaine joie.
Tandis que l'enfant continuait à pleurer dans les jupons de sa mère, le vieil homme se redressa avant d'esquisser un grand sourire. Oui, cette expérience serait très amusante pour lui. La mère lui avait parlé du côté turbulent de son fils et avait décidé de l'amener jusqu'à lui en entendant parler de la thérapie musicale. Monsieur Lee en avait vu passer, des élèves et des années, et c'était certainement pas un gamin comme le petit qu'il avait face à lui qui l'ébranlerait.
Ainsi, les séances passèrent. Le professeur Lee avait remarqué que son élève n'était pas aussi nul qu'il l'avait d'abord pensé. Le problème était seulement qu'il mettait une telle force dans chaque morceau qu'il interprétait qu'il bousillait non seulement ses tympans, mais aussi les œuvres qu'il jouait. Comment le vieil homme, amoureux de la musique comme il l'était, pouvait laisser passer ça ? Il ne le pouvait décemment pas.
Ainsi, lors d'une énième séances, alors que le petit garçon avait encore une fois interprété ses exercices comme un dégénéré, le vieil homme conclut que c'en était trop.
Le professeur Lee se redressa, releva le menton et joua le même morceau. Hoseok ne savait pas à quoi s'attendre et fut un moment déconcerté lorsque le vieil homme joua en mettant environ la moitié du volume que Hoseok avait donné. Au premier abord, cela semblait trop doux, et le petit garçon se demanda s'il s'agissait d'un procédé pédagogique particulier. Mais soudain, tandis que les notes s'écoulaient, Hoseok perçut le contrôle exquis avec lequel son professeur libérait la musique dans l'air. C'était surnaturel.
Le piano sembla disparaître, seules les notes emplirent la conscience de l'enfant , l'architecture de la musique éclairée dans ses moindres détails, flottant, se repliant sur elle-même. Puis le silence. Hoseok souffrit devant une telle beauté. Il voulait quitter son corps, suivre la musique là où elle s'en était allée, dans l'hyperespace, quel qu'il soit, qui l'avait avalée. Le professeur Lee tourna la tête, l'enfant plongea ses yeux dans les siens et demeura immobile, le souffle coupé, comme si son regard pouvait ramener la musique.
Il se sentit au bord de quelque chose, il eut l'impression que chaque atome de son corps subissait une transformation subtile, un réajustement minuscule, le préparant à entrer dans un autre monde.
Il se sentit vivant.
♪
Ainsi, quatre années passèrent. Hoseok était bien connu au sein de l'opéra pour être l'espoir du professeur Lee. Le vieillard clamait haut et fort qu'il était le meilleur élève qu'il n'ait jamais eu. Et ce simple fait encourageait Hoseok chaque jour à donner toujours plus, à pousser plus loin les limites possibles et inimaginables.
Et il pensait naïvement qu'il en serait ainsi pour toujours.
Cela se passa un après-midi d'automne. Il pleuvait dehors et le garçon âgé de dix ans s'était donc hâtée pour rejoindre l'opéra en vue de son prochain cours. Les cheveux mouillés, il entra dans la pièce sans même toquer avant. Son professeur et lui avaient développé l'habitude de se rejoindre avant que le cours ne commence pour parler de tout et de rien.
Sauf que cette fois-ci, son professeur n'était pas seul. Il était debout, de profil, et avait un grand sourire sur les lèvres. Un sourire fier qu'il n'adressait normalement qu'à Hoseok. En voyant cela, le garçon baissa légèrement les yeux, son regard plongeant dans deux prunelles onyx. Il dût s'arracher à ces iris absorbants pour pouvoir contempler un peu mieux l'être à qui ils appartenaient. Hoseok remarqua alors que c'était un enfant d'à peu près son âge qui se tenait face à lui. Il dût se retenir d'exploser de rire en voyant sa tenue et se fit la réflexion que ce gamin devait être complètement paumé pour s'habiller comme Monsieur Lee.
-T'es qui ? laissa-t-il échapper avec suspicion.
Le garçon à la gueule d'ange ne lui répondit pas. À la place, son professeur se retourna dans sa direction, une expression si éblouissante qu'il dût presque plisser les yeux.
-Ah, Hoseok, te voilà enfin ! dit-il en posant une main sur l'épaule de ce garçon. Je te présente Taehyung et, à partir d'aujourd'hui, il devient lui aussi mon élève !
Hoseok tiqua. Il y avait quelque chose qu'il n'aimait pas à propos de son nouveau camarade. Il semblait hautain. Son regard était si morne qu'on aurait dit celui d'un poisson crevé. Il le savait déjà; ils ne s'entendraient pas. Ce fait s'insinua si profondément en lui qu'un rire sarcastique sortit d'entre ses lèvres sans qu'il ne puisse le contrôler.
-T'es retenu en otage ou quoi ?
Il vit Taehyung hausser imperceptiblement un sourcil à sa remarque, encourageant sans le vouloir Hoseok.
-De quoi parles-tu ? demanda son professeur, perplexe.
Hoseok le désigna d'un geste las. C'est toute la personne de Taehyung qu'il critiquait de cette façon.
-Ben, regardez-le, il tire une tronche de carême à faire fuir des corbeaux.
Le professeur Lee se redressa comme il le put avant de froncer les sourcils, mécontent.
-Hoseok, ça suffit ! Ne peux-tu pas te montrer courtois, pour une fois ?
Le garçon enfouit ses mains dans les poches de sa veste, le regard ancré dans celui de son camarade. Les deux enfants se livraient une bataille silencieuse et puérile qui n'avait aucun sens pour l'un mais qui était une preuve de dominance pour l'autre.
-Nan, pas envie.
Le professeur Lee lui sonna d'un ton appel de disparaître de sa vue, surprenant Hoseok. Il ne comprenait pas ce qu'il avait fait de si grave.
Il ne savait pas encore à qui il venait de s'en prendre. Plus tard, il apprendrait à ses dépens que Taehyung n'était pas n'importe qui. De par sa mère, célèbre violoniste, ou son oncle, l'actuel directeur de l'opéra, Hoseok comprendrait malheureusement que ce simple nom de famille avait placé son futur rival sur un piédestal dans le coeur de son professeur.
Ainsi, lorsqu'il referma lentement la porte derrière lui, il eut le temps de voir les lèvres de Taehyung se courber discrètement dans un sourire narquois.
La guerre était lancée.
♪
Hoseok n'était plus le seul espoir du professeur Lee. Dorénavant, il y avait aussi Taehyung. Les nombreuses fois où il avait écouté à travers la porte lorsque l'autre élève de son professeur jouait lui avait fait comprendre qu'il était doué. Peut-être même plus doué que lui.
Taehyung finit par le dépasser en notoriété et talent.
C'était quelque chose que Taehyung n'avait pas forcément voulu. À contrario de son camarade, le bouclé ne ressentait pas de haine à son égard. Mais il pouvait tout à fait comprendre sa jalousie et son animosité. En revanche, il n'acceptait pas de se laisser marcher dessus. Kim Taehyung était simplement irrité et las du comportement d'Hoseok, ce qui ne fit que renforcer -malheureusement- cet aspect hautain de sa personne.
Ainsi, au grand dam de leur professeur, les deux garçons commencèrent à se livrer des batailles sans merci. C'est Hoseok, qui commença en premier.
Les deux garçons ayant un niveau similaire, la dominance sur l'autre, peu importe les moyens, étaient devenu un sentiment de félicité. Ils apprenaient les mêmes choses et se surpassaient l'un l'autre au-delà du raisonnable pour prouver qu'ils étaient meilleurs. À l'âge de douze ans, tous deux apprirent Andante, le deuxième mouvement du concerto pour piano n.21 de Mozart.
Ils rentraient chez eux et l'apprenaient, encore et encore. Si bien que les parents d'Hoseok n'en pouvaient plus. Si bien que Mee-yon pensait que son fils était possédé.
Mais lorsque Hoseok le joua, son professeur trouva quelque chose à redire. Alors même qu'il avait tant travaillé dessus. Il fut blessé, mais ne se remit pas en question. Dans sa quête de vouloir être le meilleur, il en vint à monter un plan diabolique. Il savait que Taehyung allait le jouer juste après lui. Alors, lorsque la fin de son cours vint et que son professeur partit aux toilettes, il ne perdit pas de temps pour sortir la pâte à fixe qu'il avait dans son sac et de contourner le piano. Se tenant près du couvercle, il n'hésita pas un seul instant à coller les petits bouts de gommes sur les cordes de l'instrument. Une par ci, une par là...À la fin de son oeuvre, Hoseok arborait un sourire maléfique.
Il se releva et s'empara de sa besace au moment même où Taehyung passa le pas de la porte. Le bouclé s'arrêta dans son avancée, dévisagea son camarade et Hoseok en fit de même.
-Tu l'as réussi ? demanda Taehyung.
Avant qu'Hoseok ne puisse esquisser le moindre mot, son camarade secoua la tête en pouffant doucement, comme si cette question était absurde.
-Pourquoi je demande...Je sais bien que non.
Hoseok se retint de justesse d'envoyer son poing dans son joli minois. Seigneur, qu'il le détestait ! Lui et son sourire arrogant, ses manières princières et ses putains de fringues de riches. D'ailleurs, il observa sa tenue du jour, l'air hébété. Taehyung avait douze ans et pourtant, il avait des mocassins aux pieds, un pull sans manches torsadées et une sympathique petite chemise blanche bien repassée. Lors de certains jours, Taehyung mettait même des lunettes. Apparemment, il ne les portait pas tout le temps, seulement lorsqu'ils sentaient ses yeux fatigués. Aujourd'hui, il les avait, posées sur le bout de son nez. C'était des lunettes rondes écaillées qui allaient parfaitement à la symétrie de son visage.
Hoseok ricana, pensant qu'il ne lui manquait plus que le cordon pour ressembler à ces vieux grands-pères qui se livraient une partie d'échecs dans les parcs.
-Tu sais que ce que tu dis ne m'atteint pas, Kim ? J'crois qu'il manquerait plus que ça, que je sois blessé par les commentaires d'un mec qui s'habille comme un témoin de Jéhovah.
Taehyung baissa le regard, analysant sa tenue, comme s'il ne comprenait pas pourquoi son rival s'attaquait à sa tenue vestimentaire qu'il trouvait tout à fait charmante. Il observa celle de son camarade; un jean usé, un sweat-shirt blanc trop larges et des baskets pleines de boue, avant de décider qu'il ne méritait pas sa colère sur ce sujet.
-Dis-moi, tu choisis délibérément de t'habiller comme ça ou c'est ta môman qui le fait ? ricana-t-il.
Taehyung n'aima pas la façon dont sa voix avait sonné ironique. Il détestait qu'on parle de sa mère, parce que, du haut de ses douze ans, il avait encore du mal à s'assimiler à elle. Ils ne parlaient que très rarement et jamais il n'avait appelé Mee-yon « maman ». C'était ainsi. C'était presque naturel, d'ailleurs. Pourtant, au plus profond de son cœur, Taehyung ressentait une certaine solitude. À chaque moment important de sa vie, il ne se souvient pas avoir vu le visage de sa mère y figurer. Elle était tout simplement absente.
-T'es naturellement con ou c'est moi qui te rends stupide ? demanda Taehyung.
Hoseok craqua ses doigts avant de s'approcher de Taehyung, l'air menaçant. Son camarade à la bouille d'ange ne bougea pas d'un poil et se contenta d'observer sa démarche de son éternel regard morne. Avant que Hoseok n'ait pu faire quoi que ce soit, Monsieur Lee entra dans la pièce, refermant la porte de son pied et remontant sa braguette dans le même processus. Il releva la tête et fut surpris de voir ses deux élèves proches l'un de l'autre. Complètement à côté de la plaque quant à la tension qui régnait dans l'air, le vieillard afficha un sourire ravi.
-Hoseok ! Ça tombe bien que tu sois encore là. Tu vas rester ici et écouter la prestation de Taehyung.
Hoseok sentit très nettement son cœur chuter dans son corps. Il se recula de son rival et déglutit, jetant des regards furtifs un peu partout dans la pièce. Taehyung haussa les sourcils en voyant son camarade agir comme une sorte de lémurien sous ecstasy. Son comportement n'avait absolument rien de normal. C'était même très suspect. Il croisa les bras contre son torse, curieux quant à ce changement d'attitude aux antipodes de cette expression confiante qu'il arborait il y a peu.
Hoseok serra la lanière de sa besace avant de sourire maladroitement à son professeur.
-Monsieur, je ne peux pas. J'ai un devoir à rendre pour demain et...
-Balivernes ! répondit monsieur Lee en s'avançant jusqu'à lui. Cela ne prendra que cinq minutes.
Son professeur avait juste. Ce morceau ne durait que cinq minutes et cinquante-et-unes putain de secondes. Il était foutu. Il acquiesça alors, blême, sentant déjà les gouttes de sueurs apparaître sur son front.
Tandis que Taehyung s'installait gracieusement derrière la banquette et que l'attention de son professeur était braquée sur lui, Hoseok en profita pour raser le mur et se diriger lentement mais sûrement vers la porte.
-Tu peux commencer lorsque tu te sens prêt.
En voyant les mains de Taehyung en l'air, prêtes à s'abattre sur le clavier, Hoseok n'hésita plus et tourna la poignée avant de tout simplement fuir.
Au même moment, son rival commença à jouer mais s'arrêta très vite en entendant les notes abjectes qu'il jouait. Il comprit aussitôt le pourquoi du comportement étrange qu'avait eu Hoseok. Il avait trouvé le moyen de désaccorder l'instrument. Lorsque le vieillard regarda en dessous du couvercle et qu'il vit la pâte à fixe, il sentit une colère sans nom l'envahir. Taehyung regarda le petit bout de gomme que son professeur tenait entre les doigts et fronça les sourcils, essayant de retenir le juron qui menaçait de déborder d'entre ses lèvres.
Hoseok, quant à lui, commençait déjà à descendre l'escalier lorsqu'il entendit son vieux professeur hurler son prénom.
♪
-Je suis en train de rêver ou le grand Kim Taehyung est devenu nul ?
Taehyung grommela des paroles incompréhensibles avant de se tourner vers son ennemi, le regard peu amène.
-Tu n'y arrives pas non plus, sinon tu ne serais pas là. Ne te crois pas au-dessus de moi. La différence entre nous deux, c'est que toi t'as toujours été nul.
Hoseok prit un air hautain et balaya son épaule de sa main avant d'offrir un regard impérieux à son rival.
-Tu viens empiéter sur mon heure de cours. Il est donc évident que tout ceci signifie que c'est moi, qui vais devoir te montrer le travail d'un vrai professionnel.
Quinze ans. Ils avaient désormais quinze ans. Ils avaient bien changé, devenant dorénavant de beaux adolescents. Après toutes ces années, la haine qu'ils se vouaient n'étaient plus aussi vivaces qu'autrefois. À vrai dire, c'était devenue une sorte d'habitude, une relation familière dont ils s'amusaient secrètement.
Taehyung secoua la tête, las.
Au même moment, le professeur Lee entra d'un pas guindé dans la pièce, l'expression colérique. Hoseok se poussa docilement à son passage, comme si frôler son professeur signifiait un aller simple pour l'au-delà. Arrivé près du piano, le vieil homme baissa son regard courroucé sur Taehyung qui ne bougea pas d'un poil, comme figé.
-Bouge.
Taehyung se releva alors rapidement sans demander son reste. Leur professeur prit la place sur la banquette et les deux adolescents l'observèrent, dans l'expectative d'ils ne savaient quoi.
Taehyung et Hoseok n'étaient jamais sur la même longueur d'onde. Même lorsqu'il s'agissait de trouver un surnom à leur professeur. Avec sa longue barbe et ses cheveux blancs, Hoseok l'avait surnommé Dumbledore. Mais Taehyung n'était pas d'accord, il trouvait que Gandalf lui correspondait mieux. Et, putain, ils savaient tout deux que, question physique, les deux personnages pouvaient lui correspondre parfaitement. Mais c'était surtout une question de préférence et de fierté. L'un préférait Harry Potter, l'autre, le Seigneur des Anneaux. Taehyung avait même trouvé, comme justification puérile, que la bande son des films adaptés des livres de Tolkien était un chef d'œuvre qui avait déjà été interprété par divers orchestres dans le monde. Que si leur professeur l'écoutait, il tomberait indéniablement sous le charme.
Hoseok avait vite arrêté ce débat en voyant la folie frénétique qui s'emparait de Taehyung lorsqu'ils en parlaient. Malgré tout, d'un commun accord, ils avaient décidé de réunir les prénoms des deux personnages jusqu'à n'en former plus qu'un. Ainsi, le surnom de ce cher professeur Lee était Dumbaf. Et ça aussi, c'était très nul. Mais moins que la prestation de la fantaisie impromptue de Chopin qu'ils lui livraient depuis déjà trop longtemps.
Si Hoseok pensait qu'il était mieux que Taehyung, il se trompait lourdement. Ses deux élèves étaient exécrables et il était grand temps que le vieil homme leur fasse comprendre de la manière la plus juste et limpide qui soit. Il en avait plus qu'assez de cette foutue guerre qu'ils se livraient inlassablement, de cette jalousie maladive et destructrice qu'ils se vouaient et qui obstruaient leur talent.
Alors, comme il se doit, monsieur Lee fit honneur à cette œuvre de Chopin.
Fascinés, les deux garçons observèrent le changement qui s'était opéré chez leur professeur, transformant un personnage distant et sarcastique en un être quasi sous l'empire d'une vision. Ils entrevirent une sorte de prophète messianique derrière la façade froide et, un instant, en furent effrayés, tant la chose paraissait brutale, puissante.
Il semblait tout simplement avalé les notes. Taehyung avait du mal à réaliser que ces doigts vieillis et osseux étaient encore capables de courir sur les touches du piano avec une telle hargne et vivacité.
Lorsqu'il eut fini, les deux adolescents avaient la bouche grande ouverte, hébétés. Le vieil homme se tourna vers eux avant de reposer ses mains à plat sur ses cuisses.
-Je viens simplement de vous montrer que vos doigts pouvaient faire plus de choses que vous ne les sentez physiquement faire.
Il dessina avec sa main un petit arc en l'air.
-Vous devez atteindre l'autre côté du mur.
Hoseok réfléchit. Il n'avait pas une telle dextérité lorsqu'il jouait ou, plutôt, il n'avait pas une telle légèreté de telle qu'il semblait fusionner avec le piano.
-Ouais, mais comment ? Comment vous faites ?
Le professeur Lee quitta la banquette et vint se placer devant ses deux élèves.
- Vous devez imaginer la musique dans votre tête. L'imaginer avec la forme et l'équilibre que vous voulez lui donner. La porter dans votre tête, puis y croire. Concentrez-vous, croyez-y, vos doigts la feront.
-Seulement ça..., chuchota Taehyung.
-Tout ce que vous imaginerez clairement, vous le jouerez. Voilà, le grand secret.
-Alors, c'est au-delà du corps..., souffla Hoseok.
-Exactement.
Lorsque les deux garçons suivirent enfin son conseil, il n'était plus question de rivalité, mais seulement de musique. De la musique pure. S'ils continuaient à suivre attentivement le progrès de l'autre, ils avaient aussi décidé que c'était le destin qui façonnerait le reste de leurs existences. Une question de chance, un zeste de hasard...Ils étaient tous les deux côtes à côtes, sans s'imaginer un seul instant que, ce qui scellerait leurs futurs, ne serait finalement rien de plus que la tragédie.
♪
- Ils ne savent quasi rien, le vieil homme tirailla sa barbe comme pour se calmer. Pour eux, la musique est un décor. Une distraction, un dérivatif. À la rigueur un passe-temps. Un artiste n'est qu'un amuseur de haut-rang. Ils ne savent rien, ces gens-là. Ça peut rendre fou.
Il semblait aux deux élèves que cela faisait déjà bien trop longtemps que leur professeur se plaignait de l'événement à venir.
Un gala.
Un gala auquel ils étaient conviés et qui regroupaient tous les plus grands hommes d'affaires de la capitale. Étant les deux espoirs du professeur Lee, certains étaient extrêmement curieux de les voir à l'œuvre. Finalement, s'ils n'étaient pas en compétition, c'était les autres qui éveillaient ce sentiment de rivalité. Car, lors de cette soirée, il était évident qu'il fallait qu'ils se démarquent. Hoseok ne comptait pas se laisser aplatir, peu importe si, d'après son professeur, cette soirée mondaine n'était rien de plus qu'une mascarade dont ils étaient les bouffons, devenant utiles seulement pour le divertissement de ces gros requins.
Hoseok allait et devait surpasser Kim Taehyung.
Ainsi, lors de cette soirée-là, vêtu de son costume tiré à quatre épingles qui le rendait mal à l'aise, Hoseok guettait à travers les bijoux, les cravates et les coupes de champagnes le visage familier de son rival de toujours. La salle de réception était somptueuse et lorsqu'il était arrivé, il n'avait pas pu empêcher son regard émerveillé de scruter l'immense lustre pendant au centre de la pièce qui scintillait de mille feux. Son professeur l'avait arraché à sa contemplation et l'avait présenté à maintes personnes dont il avait déjà oublié le nom. Pour tuer l'ennui, il avait aussi tissé une relation fusionnelle avec le buffet. Les deux étaient devenus inséparables si bien qu'il dévisageait chaque personne qui oserait s'approcher un peu trop près de ses saucisses cocktails.
Tandis que son regard longeait encore et toujours la pièce, que le bruit assourdissant des rires et des messes basses martelait son crâne, il le vit. Taehyung était adossé contre un mur et son regard semblait scruter quelque chose, quelqu'un. Mais Hoseok ne s'y attarda pas. Ce qui avait accaparé son attention, c'était cette flûte qu'il tenait dans sa main droite et dont la couleur ambrée ne laissait pas de place au doute. Avec un grand sourire, il abandonna le buffet -non sans avoir apporté quelques saucisses cocktails avec lui - avant de s'approcher à pas feutré de Taehyung.
Il le surprit en passant son bras autour de ses épaules tout en désignant la flûte de son doigt.
-Taehyung, vilain garçon, chantonna-t-il. Tu bois de l'alcool ?
À vrai dire, Hoseok en voulait aussi. Ça lui permettrait d'alléger son stress et de divertir un peu cette soirée qu'il trouvait assommante.
Taehyung repoussa son bras brutalement sans même lui jeter un regard.
-C'est du jus de pomme.
Hoseok fit la moue, déçu. Il jeta un bref regard à la boisson de son camarade avant que ses yeux ne vienne se perdre sur son profil torturé. Taehyung semblait mal en point et Hoseok ne savait pas qu'elle pouvait en être la raison. Taehyung n'était jamais mal en point. Il voyait que ses prunelles hésitantes semblaient prendre en chasse quelque chose, la même chose qu'il avait cru remarquer avant de le rejoindre. Avec curiosité, Hoseok suivit donc son regard et finit par tomber sur un garçon qui semblait à peine plus âgé qu'eux. Celui-ci était d'une grande beauté. C'était, sans aucun doute, le fils d'une des familles extrêmement fortunées qui se trouvait ici ce soir.
Il alterna entre ce garçon et Taehyung et, très vite, il comprit. Il comprit à la façon qu'avait Taehyung de le scruter à travers ses longs cils, à la façon dont sa bouche frémissait comme les feuilles d'automne, à la manière dont ses pieds se balançaient maladroitement. Et surtout, à la manière qu'il avait de tourner la tête lorsque ce beau garçon tournait la sienne dans leur direction.
Hoseok avait là une information, une vérité lui permettant d'avoir le dessus ne serait-ce qu'une fois sur son ennemi de toujours. Mais il ne pouvait s'y résoudre. Il avait déjà irrité Taehyung, l'avait agacé, désespéré...Mais jamais il ne l'avait rendu triste. Et le jeune pianiste ne voulait pas le rendre plus triste qu'il ne l'était déjà. Ils étaient à un âge où les premiers émois amoureux étaient censés être un déclic, une porte s'ouvrant jusqu'à notre évolution future. Mais ceux de Taehyung n'en étaient pas. Il se retrouvait dans un cul de sac, comme pris au piège. Parce qu'il se rendait compte que son attirance n'allait pas que pour un seul genre, finalement.
Hoseok finit par lever les yeux au ciel en voyant l'expression de détresse de son camarade. Il trouvait, réellement, qu'il en faisait trop pour pas grand chose. Doucement, il le poussa avec son coude, attirant son attention.
-Tu ne vas pas aller lui parler ?
Hoseok aurait pu se contenter de cette image de son adversaire jusqu'à la fin de sa vie : celle de ses yeux écarquillés de honte, d'embarras et d'appréhension. Mais ça ne lui apporta aucune satisfaction de le voir dans cet état de vulnérabilité pour sa propre condition. Il soupira avant de commencer à partir, les mains dans les poches.
-Où vas-tu ?
Hoseok se retourna, affrontant le visage paniqué de son compagnon. Il lui sourit doucement avant de secouer la tête.
-Tu n'es pas amusant, Taehyung. Je crois que je vais te laisser briller, seulement cette fois.
Et Hoseok s'en alla simplement. Sans un mot de plus ou peut-être que si. Mais seulement un encouragement pensé. Taehyung ne comprit pas ce que voulait dire son camarade. C'est seulement lorsque fut venue l'heure pour les deux garçons de jouer, qu'il réalisa. Il s'était enfui. Ce n'était plus que lui. Hoseok avait fait une trêve à toutes ses années de compétition et de rage. Ce soir-là ce n'était que Taehyung.
Cette soirée si importante qui avait pour but de révéler leur talent, il l'affronterait seul.
Il n'entendit que d'une seule oreille les plaintes de son professeur à propos d'Hoseok. À la place, il ne vit que le piano au centre de la pièce qui n'attendait plus que lui. Comme si son esprit dansait entre rêve et réalité, il s'y approcha doucement avant de s'asseoir sur la banquette. Seul le silence régnait dans la salle. Taehyung capta brièvement le regard de ce garçon qui l'avait tourmenté avant de se concentrer sur les touches.
Il savait qu'il ne le reverrait jamais.
Évoquées autrement, ces rencontres manquées auraient pu tracer une belle histoire tragique. Mais elles étaient sûrement trop confuses, au milieu des rires, en dessous de la nuit noire et glacée. Cette histoire aurait sans doute vécue ainsi, dans la confondante simplicité avec laquelle se vivent les vies brisées.
Ses oreilles s'ouvrirent aux applaudissements qui allaient en s'affaiblissant. Il inspira profondément, une sorte de soupir, et la musique commença, occupant instantanément tout l'espace, telle une fleur géante s'épanouissant à partir du néant en une fraction de seconde pour devenir aussi grande qu'une maison. L'air était dense de musique.
Ses mains jouaient Bach, la petite Fugue en sol mineur. Les trois premières notes - la note fondamentale, la quinte et la tierce mineure - semblaient entièrement magiques. Dans leur simplicité, il entendait la signification de toute la pièce et, de là, de la compréhension de la fugue, lui vint la conscience totale de toute la musique, comme si toute la musique était sous-entendue dans n'importe quelle petite parcelle de musique, comme si toutes les notes étaient contenues dans n'importe quelle note.
Sans musique, il serait encore, et toujours, cet enfant vague, faible, aussi évanescent qu'une volute de fumée.
Doucement, la mélodie se retira comme le rouleau d'une vague dans laquelle un enfant tente d'attraper un coquillage entrevu et le monde ouvrit les yeux sur ces quelques notes qu'il pensait avoir rêvé.
Et pendant qu'il jouait, Hoseok avançait seul dans cette nuit d'hiver, imaginant comme à travers l'épaisseur d'un verre, la salle illuminée, un jeune homme s'avançant vers le piano. Dans une illusion poignante, il observa, un instant, ce moment qui se poursuivait quelque part, sans lui.
♪
Kim Mee-yon était morte.
Hoseok avait dû mal à le réaliser. Au-delà du fait que la musique venait de perdre l'une de ses plus belles étoiles, il comprenait aussi vaguement et avec peur l'impact que cela allait avoir sur son camarade.
Heureusement ou pas, il ne vit jamais cet impact. Parce que Taehyung ne venait plus aux cours. Au début, Hoseok pensait naïvement qu'il avait cessé l'apprentissage pour pouvoir faire son deuil, mais ce n'était pas le cas. Les semaines et les mois étaient passés, jusqu'à ce que, un jour, il ne pose la question à son professeur.
« Il ne reviendra pas. »
Il avait l'impression que toute chose autour de lui s'écroulait. Cela faisait huit ans que Taehyung était devenu une partie de son monde et c'était seulement à ce moment précis qu'il s'était rendu compte de l'importance qu'il avait dans sa vie, que ce soit en bien ou en mal. Kim Mee-yon avait, de par sa mort, avait aussi bousculé son monde et mis fin à leur guerre. Taehyung avait arrêté le piano.
Hoseok aurait dû en être heureux, mais il ne l'était pas. L'apprentissage n'avait plus la même saveur sans son camarade à ses côtés. Étrangement, il semblait en être le seul affecté. Le professeur Lee ne semblait pas offusqué pour un sou de l'abandon de son élève fétiche. C'était comme s'il savait que quelque chose se préparait.
Ainsi, les mois défilèrent, les saisons, aussi. Lorsque son professeur lui fit par du concours le plus important du pays, Hoseok n'hésita pas un seul instant avant de s'y inscrire. Mais l'amertume de savoir que celui de son compagnon ne s'afficherait jamais sur la feuille d'inscription l'irrita. Parce que Taehyung avait le talent pour gagner.
Lors de ce concours, les participants devaient jouer trois pièces. Les deux premières étaient un choix imposé, mais la dernière était un choix libre parmi les œuvres de Chopin, Liszt et Rachmaninov. Durant de nombreuses heures, Hoseok joua et perfectionna du mieux qu'il le put Toccata de Bach et Jeux d'eau de Ravel. Pour la troisième, il choisit la sécurité et la simplicité en optant pour le troisième morceau de l'étude n.10 de Chopin que l'on surnommait aussi Tristesse.
Certes, elle impliquait un grand travail sur l'indépendance des doigts, chaque main devant jouer deux voix distinctes, mais pour Hoseok, ce n'était pas un défi.
Après tout, son professeur et Lee s'étaient tous les deux mis d'accord sur le troisième morceau.
Lorsqu'il la joua dans une salle de répétition de l'opéra de Séoul pendant des heures et qu'il fut enfin ravi du résultat, il sourit, se sentant enfin prêt et confiant pour ce concours. Il ne savait pas s'il avait des chances de gagner, mais toute sa prestation était indéniablement bonne. Il referma le couvercle de l'instrument, satisfait, et s'apprêta à se lever lorsqu'une voix derrière lui se fit entendre.
-Encore et toujours Chopin.
Hoseok se figea, les yeux écarquillés. Il hésitait à se retourner, ayant la sensation que s'il le faisait, il se retrouverait face à une autre personne que celle qu'il avait toujours connue. Étrangement, il ne le voulait pas. Il ne voulait pas se souvenir d'un fantôme. Il inspira profondément avant d'orienter son corps vers cette voix.
Il ouvrit la bouche, surpris de voir l'expression sereine que possédait Taehyung. C'était bien loin de ce qu'il s'imaginait. Pendant un an, Taehyung semblait s'être embellie encore et encore jusqu'à finalement avoir touché une plastique étrangère au commun des mortels. Il était saisissant. Mais ce qui intrigua Hoseok fut ce petit sourire moqueur et sincère. Il balbutia longuement, pris de cours, avant de formuler correctement sa phrase.
-Pourquoi es-tu là ? Tu as arrêté la musique, non ?
Taehyung se décolla du mur contre lequel il était adossé avant de s'approcher de l'instrument qui se trouvait derrière Hoseok. Il le caressa doucement tout en tournant autour avant de s'arrêter face à son ancien camarade et de s'emparer de sa partition.
-J'ai arrêté le piano, pas la musique, commença Taehyung de façon énigmatique. À vrai dire, j'ai même l'intention de l'englober.
Hoseok haussa un sourcil, perplexe. Mais avant même qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit, Taehyung le devança.
-Tu ne gagneras pas le concours en choisissant ce morceau de Chopin.
-Lequel dois-je prendre, alors ?
Taehyung le regarda par-dessus la partition qu'il tenait entre ses mains avant de la refermer et de la jeter par-dessus son épaule, l'envoyant s'écraser au sol. Hoseok avait suivi sa trajectoire, hébété.
-Aucun. Ne prends pas Chopin.
Hoseok s'accouda contre le couvercle du piano, amusé.
-Rachmaninov ?
Le sourire grandissant de Taehyung fit disparaître le sien au fur et à mesure qu'il comprenait ce qu'il signifiait. Hoseok le dévisagea, comme si des cornes étaient apparues sur la tête de son ancien camarade.
-T'es fou ?
Taehyung secoua la tête, bien sérieux. Hoseok le regarda encore quelques instants avant de se retourner face à l'instrument. Il sortit un rire d'entre ses lèvres, trouvant la situation grotesque.
-Tu sais ce qu'on dit sur Lizst, pas vrai ? On dit qu'il a fait un pacte avec le diable. Sérieusement, Taehyung...Tu penses à laquelle de ses œuvres en particulier ?
-Mazeppa.
Hoseok ouvrit la bouche, hébétée. Sans qu'il ne puisse l'en empêcher, il partit dans un fou-rire incontrôlable, comme si Taehyung lui avait sorti la plus grande blague du siècle. Sauf que le bouclé était très sérieux. Il se tenait encore là, debout et déterminé, aucune trace d'amusement visible sur son faciès parfait.
-Chopin est aussi mon compositeur préféré. Mais ne le choisit pas cette fois-ci, prends Liszt.
Hoseok se redressa avant de secouer la tête.
-Pourquoi je ferai ça ? Ce serait une erreur.
-Un défi.
-Un défi perdu d'avance.
Taehyung fronça les sourcils avant de s'avancer dans sa direction et de s'emparer de l'une de ses mains. Il posa la paume de la sienne contre celle de son camarade pour que Hoseok puisse voir la différence.
-Tu as des grandes mains, Hoseok. Tu ne t'en rends même pas compte, mais tu as la capacité de le faire.
Hoseok fronça les sourcils avant de sourire doucement et de croiser ses doigts avec ceux du noiraud.
-Tu n'en es pas capable ?
Taehyung secoua la tête.
-Non.
-Alors je crois que je vais le faire.
Taehyung n'était plus jamais réapparu après cette après-midi là. Il avait laissé Hoseok seul avec le fardeau qu'était Mazeppa. Fardeau, parce que c'était un réel défi. Rien à voir avec Tristesse qu'il avait initialement choisi. Mazeppa lui fit jurer un nombre incalculable de fois la mémoire de Franz Liszt tout en le glorifiant de son génie.
Liszt a été l'une des premières vedettes internationales qui ont déclenché de véritables manifestations d'hystérie collective. Son aura était extraordinaire : personnage diabolique que l'on croyait sorti d'un conte d'Hoffmann, il a été universellement célébré en son temps. On a résumé le statut exceptionnel du pianiste hongrois à l'issue d'un célèbre duel pianistique organisé en 1837 entre Liszt et Thalberg : « Thalberg est le premier pianiste du monde, Liszt est le seul. » C'est ce qui rend encore plus remarquable son renoncement à la gloire. En cela, Liszt est un bon représentant des idéaux de la génération romantique, parce qu'il a été un homme constamment tiraillé entre la vie mondaine et les aspirations mystiques.
Mais au fil de son apprentissage, il commença à fusionner avec, presque à comprendre Liszt. Il avait l'impression qu'à chaque fois qu'il jouait Mazeppa, la musique lui murmurait qu'il n'était pas mort. Et c'était bien vrai, comme bien d'autres. Tous ces grands compositeurs ne sont pas morts, ils résident dans ces partitions, dans ces trésors laissés derrière eux. Ils nous accompagnent le temps de quelques temps, donnent aux meilleurs la force nécessaire de se surpasser.
Lorsque le jour du concours arriva, Hoseok était grandement stressé. Son professeur le regardait discrètement en biais. C'était un regard qui voulait tout dire. Celui qui disait qu'il était complètement insensé. À vrai dire, personne n'y croyait, même le vieux Lee. Mazeppa était une des œuvres les plus difficile de Liszt et très peu, à ce jour, savait la jouer parfaitement.
Hoseok regarda tout autour de lui tentant d'apercevoir Taehyung, mais il ne vit aucune trace du bouclé. Juste avant de monter sur scène, le jeune pianiste craqua ses doigts et souffla, s'insufflant le courage nécessaire.
Trac ou pas, c'était toujours un moment spécialement chargé. L'éblouissement de la lumière sur les épaules - un coup de fouet d'une luminosité fulgurante. Le sentiment d'être exposé, comme si l'on se déplaçait à l'intérieur d'un énorme appareil à rayons X. Le changement soudain d'acoustique, l'ouverture de l'espace, comme au centre d'une sphère en expansion rapide. Les tâches floues, ovales, des visages pâles dans la lumière réfléchie. Les atomes de poussière lumineux dérivant dans l'air, à travers la scène. L'obscurité complète au-dessus. Le piano - sa force noire, si vaste qu'elle transcendait son image - le piano qui attendait de l'envelopper.
Hoseok s'assit sur la banquette et regarda le clavier. Si familier, ce motif noir et blanc. Il sentit un frisson doux, agréable. Aussi singulier ou mystérieux que fut l'environnement où il se trouvait, dès qu'il s'asseyait au piano, le monde qui l'entourait n'avait simplement plus d'importance. Sa relation physique avec l'instrument était immuable. Tout le reste était transitoires. Ses repères étaient là.
Hoseok leva les bras, ouvrit les mains, commença à jouer, s'adaptant instantanément au fait que les touches semblaient s'enfoncer sans résistance, ou juste assez pour qu'il puisse les sentir toutes de manière égale. Il avait la sensation de jouer presque sans effort - comme si le piano jouait seul, que Hoseok remuait simplement les doigts pour le suivre.
Ainsi, Toccata de Bach et Jeux d'eau de Ravel furent merveilleusement joués. Les membres du jury n'avaient rien à redire dessus, néanmoins ils échangèrent des regards discrets et complices car ils savaient que Mazeppa venait juste après et qu'elle allait signaler la fin de cette prestation idyllique. Les autres participants ricanaient entre eux, dans l'attente d'assister à ce désastre.
Mais Hoseok n'en avait que faire ferma les yeux et repensa à Taehyung. À la façon dont ce garçon qu'il avait toujours considéré comme son ennemi avait été le seul à croire en lui, le seul à le pousser dans ses retranchements. Pour le meilleur.
Cette prestation de Mazeppa lui était dédiée, peu importe où il se trouvait.
Quand il laissa retomber ses mains sur le clavier, on put espérer encore au hasard d'une belle harmonie formée malgré lui. Mais une seconde après la musique déferla, emportant par sa puissance les doutes, les voix, les bruits effaçant les mines circonspects, les regards échangés, écartant les murs, dispersant la lumière de la pièce dans l'immensité nocturne du ciel derrière les fenêtres.
Hoseok était si profondément concentré que sa chemise fut trempée dès le milieu de sa prestation, et les yeux des membres du jury semblaient sur le point de jaillir de leurs orbites. Mais le pouvoir de la musique elle-même était si fort qu'on eût dit qu'elle émanait des murs de la salle. Il jouait Mazeppa, esprit, corps et âme tendus à la limite, mais il était vrai que la musique le jouait aussi. C'était déchirant, au-delà de toute expression.
Hoseok était devenu Mazeppa. Il serait à jamais Mazeppa. Dans le futur, elle deviendrait sa marque de fabrique et tous ceux qui avaient été là lors de cette prestation spectaculaire s'en vanteraient bien longtemps. Ils avaient été présents pour voir les prémices d'un virtuose.
Liszt a dit une fois que l'on rencontre parfois sur son chemin, de hautes et nobles natures, mais les plus belles âmes ne sont pas sans tâches et les meilleurs d'entre nous sont ceux qui regrettent dans la seconde moitié de leur vie, de n'avoir pas mieux employé la première.
Grâce à Taehyung, Hoseok ne connaîtrait jamais ce sentiment de regret. Il perça l'incroyable lubie qu'avait la vie de jouer aux paradoxes. Il comprit qu'en réalité, il devait son salut à son rival de toujours.
Récemment il avait parlé avec son professeur de ce phénomène - la sensation d'être le récepteur d'une matière qui lui arrivait comme par livraison cosmique spéciale. C'était terriblement excitant et aussi un peu effrayant. C'est ce qu'il ressentait en ce moment même.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il ne fit pas attention aux éclats de voix emplis d'extases ni aux applaudissements assourdissants. Parce qu'il était là, dans le fond de la pièce. Enveloppé par l'obscurité, Hoseok vit Taehyung. Ils s'observèrent longuement avant que ce dernier ne disparaisse par une petite porte.
Le jeune pianiste ne prit pas de temps avant de se relever hâtivement et de le suivre à son tour. Il ignora les questions de son professeur, les louanges des autres concurrents. Il sortit de la bâtisse, le froid venant gifler son visage, mordant sa peau sous sa chemise. Il s'avança vers cette silhouette qui se tenait immobile, se fondant spectaculairement avec la noirceur de la nuit. Les faibles rayons lunaires venaient déposer des éclats divins sur son visage.
Lorsqu'il fut face à lui, Hoseok s'arrêta et le regarda encore longtemps, comme s'il avait devant lui une sorte de Dieu. On eût dit que Taehyung était revenu d'au-delà de la mort. Sa présence fut si puissante que Hoseok sentit quelque chose éclater en lui, une grande explosion brûlante d'amour, qui fleurit de manière magique dans sa poitrine et le baigna de pardon. Il pleura. Il sentit que son âme était lavée, à la fois détruite et reconstruite. Il pleura.
Il pensait à un nombre incalculable de choses à dire. Le remercier par exemple ou lui demander pourquoi il avait tant cru en lui. Mais il était incapable de formuler les mots. Alors, il s'avança encore un peu avant d'enfermer le bouclé dans son étreinte.
Cette nuit-là, la lune avait assisté à la fin définitive
de leur rivalité et aux prémices de leur amitié.
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