Interlude II
Le silence n'avait rien d'oppressant, il était juste étrange. Ha-neul avait la sensation de pénétrer dans un monde qui ne voulait pas de sa présence, comme si une force invisible se bataillait pour lui hurler de ne plus jamais s'approcher de la jeune femme en face d'elle.
La chambre d'hôtel dans lequel Kim Mee-yon séjournait n'avait rien à voir avec la simplicité de la sienne. Cela ne l'étonna pas vraiment, tout le luxe de cette chambre, étant donné la femme d'exception qui s'y reposait. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, laissant la fraîcheur du soir faire voler les longs rideaux blancs tels des esprits, comme s'ils dansaient.
Assise sur son lit, Mee-yon réparait sa robe mécaniquement sans que ce ne soit toutefois ennuyeux. À vrai dire, Ha-neul n'aurait jamais pu trouver ce simple moment ennuyeux. La violoniste qu'elle admirait depuis des années était assise là, face à elle, et recousait sa robe. Ça lui paraissait surréaliste.
En attendant que la jolie brune finisse sa tâche, Ha-neul, emmitouflée dans l'un des peignoirs de l'hôtel, l'observait avec grande attention. La violoniste portait toujours sa tenue de concert, parée de ses bijoux scintillants qui ne faisaient que magnifier sa peau de nacre. Elle ne semblait pas vraiment réelle. Elle avait un visage de poupée en porcelaine, de celles dont la valeur pouvait atteindre des sommes faramineuses.
Oui, Kim Mee-yon ressemblait à une poupée de collection. Celles-là même qui passent de main en main sans ne jamais pouvoir protester, toujours avec une expression figée pour ce qui semblait être l'éternité. Des yeux magnifiques qui se contentaient de voir le monde, le subir, tout en étant condamné à ne jamais le vivre.
Mais elle était si belle, Kim Mee-yon. Peut-être est-ce pour cette raison que la première phrase qu'Ha-neul lui adressa fut celle-ci :
-Vous êtes vraiment canon.
Sa spontanéité lui faisait parfois défaut. À peine les mots s'étaient-ils bousculés entre ses lèvres qu'elle regretta aussitôt. Mee-yon, l'aiguille entre ses doigts délicats, s'arrêta dans son action et haussa un sourcil en direction de la jeune femme.
Et Ha-neul paniqua.
-C-ce n'est pas ce que je voulais dire...Enfin, si ! Vous êtes magnifique ! Mais...j'ai un fils et, heu, je suis amoureuse...Pas de vous ! Mais, vous êtes vraiment à tomber...
Plus elle parlait, plus elle avait l'impression que ce qu'elle disait n'avait aucun sens, que ses explications ne faisaient que l'enfoncer un peu plus. Mais Mee-yon ne réagit pas, elle se contenta de la dévisager encore quelques instants avant de reprendre sa besogne.
-Merci, murmura-t-elle simplement.
Ha-neul se balança sur ses pieds, embarrassée, la chambre retombant dans un silence bien plus pesant que le précédent.
Et soudain, comme si des forces extérieures cherchaient à lui venir en aide, son regard se posa sur le meuble en bois à ses côtés. Sur ce buffet, entre une corbeille de fruits et une lampe vintage reposait un livre. Le livre était corné, vieux, mais elle le connaissait parfaitement. Cela ne l'étonna pas non plus que la femme face à elle lise une des oeuvres du grand dramaturge anglais.
C'était un beau hasard, parce que Le Roi Lear était aussi son oeuvre préférée de Shakespeare. Vu l'état du livre, la célèbre violoniste devait déjà l'avoir lu un nombre incalculable de fois, le dévorant encore et encore comme s'il s'agissait de la première fois.
Shakespeare raconte là l'histoire d'un roi qui, se sentant proche de la mort, décide de partager en trois son royaume, afin d'en doter ses filles : Goneril, Régane et Cordélia. Lors d'une vaste cérémonie où se décident à la fois le partage et les noces des trois héritières, il exige de chacune qu'elle lui fasse une déclaration d'amour officielle qui scellera toutes ces donations. Mais alors que les deux premières le flattent avec ostentation et démesure, la troisième tient des propos raisonnable qui mettent le vieillard en fureur et l'amènent à maudire sa préférée...
Shakespeare...Toutes ses œuvres donnaient une leçon de morale précieuse. Dans Le Roi Lear, L'objet de la pièce est une interrogation collective sur l'humanité, au sens de ce qui distingue l'homme des animaux. C'est une mise en garde contre la perte, un hymne en creux à la solidarité, voire à la fraternité.
En admirant ce livre, elle se fit la réflexion qu'elle avait trouvé là un point commun avec la jeune femme inaccessible assise sur le lit à baldaquin. Un point d'ancrage auquel elle s'accrocha aussitôt. Et c'est avec une légèreté et une facilité flagrante qu'Ha-neul cita l'un des passages de ce livre, tout en sachant pertinemment que son homologue le reconnaîtrait.
-Celui qui souffre seul, souffre surtout par imagination, en pensant aux destinées privilégiées, aux éclatants bonheurs qu'il laisse derrière lui...
-...Mais l'âme dompte aisément la souffrance, quand sa douleur a des camarades d'épreuves.
Elle ne s'était pas attendu à ce que la célèbre violoniste finisse le passage, la rejoignant. Elles se regardèrent longuement, puis Ha-neul esquissa un large sourire.
Parce qu'elle savait qu'elle venait de réussir à percer une brèche. Leur amitié avait commencé de cette façon. Et au début, elle n'avait pas eu besoin de mots. Elle avait grandi entre leurs silences.
♪
Assis sur le canapé de l'immense salon, son livre entre les mains et la cheminée crépitant son feu juste devant lui, Taehyung observait sa mère avec grand intérêt. Il en avait oublié sa lecture, trop happé par la scène qu'elle lui offrait. Le garçon de quatorze ans ne comprenait pas pourquoi sa génitrice semblait aussi...agitée. Le fait est qu'elle ne cessait de déplacer des meubles inutilement et de grommeler des paroles inaudibles.
Étrange.
Et Taehyung la dévisageait par-dessus la couverture de son livre. Lorsque Mee-yon soupira et décida que la maison était enfin présentable, elle se tourna vers son fils, les poings sur les hanches. Son pull fin à col roulé de la couleur de la cendre moulant son corps gracile et robuste. Elle s'était maquillée les yeux, ce qui faisait que son regard semblait un peu plus impénétrable qu'à l'accoutumer.
Elle détailla longuement Taehyung, comme si elle avait oublié qu'il était présent, et grimaça en baissant son regard sur la couverture de son livre.
-« Les plus beaux manuscrits de la musique classique »...Où est-ce que tu as trouvé ça ?
-À la bibliothèque de l'école.
Mee-yon soupira, nullement étonné. Maintenant que Taehyung avait vidé les ouvrages de sa bibliothèque concernant la musique, il s'était attaqué à celle de son école et bientôt ce serait celle de la ville. Rien ne lui suffisait, à cet enfant. Il avait une telle soif d'apprendre tout ce qui était possible et inimaginable sur la musique classique que c'en était presque inquiétant. Sans compter le fait qu'il avait une mémoire lui permettant de retenir à peu près tout ce qu'il avait lu.
Elle ne savait pas encore si c'était un génie ou un passionné.
-Tu ne veux pas regarder un film dans ta chambre, plutôt ?
-J'en ai déjà regardé un hier, répondit simplement l'adolescent en replongeant dans sa lecture.
-Lequel ?
-Amadeus.
Elle leva les bras en l'air en signe d'impuissance. Taehyung voyait bien que sa mère semblait plus vivante ces derniers mois, aussi étrange que cela puisse paraître. Puis, repensant au déplacement inutile des pauvres meubles auquel il avait assisté plus tôt, il ne put s'empêcher de demander :
-Tu fais quoi, Mee-yon ?
-Quelqu'un va venir.
Clap.
Taehyung avait immédiatement refermé son livre sans même corné la page pour s'y retrouver plus tard. Il se contentait de regarder sa mère suspicieusement.
Comment ça, quelqu'un allait venir ?
Jamais Mee-yon n'avait ramené qui que ce soit hormis Chul-soon, son oncle.
C'était étrange, le nombre de personnes qu'il avait vu aux côtés de sa mère dans le seul but de se donner de l'importance, se sentir valoriser, sans ne jamais chercher à gratter la couche de surface qu'était Mee-yon. Même si la couche était épaisse, Taehyung était sûr qu'un valeureux aurait bien le courage un jour de le faire.
Mais aucun ne l'avait eu pour l'instant.
Mee-yon n'était pas rayonnante, peu expressive, insociable, froide et pleins d'autres adjectifs peu valorisants encore. Mais c'était sa mère, et Taehyung était sûr qu'elle méritait d'être aimé pour ce qu'elle était. Il l'aimait, la respectait pour la violoniste qu'elle était et pour la femme qui avait bien voulu l'élever malgré tout.
Alors Taehyung en avait vu, des visages, des sourires, aux côtés de Mee-yon. Mais à la fin, elle se retrouvait tout de même seule. Comme si sa mère avait pris grande conscience que chaque relation était éphémère, au final. Peu importe le temps, l'intensité, au bout, l'un s'en va, par envie ou non, abandonnant l'autre. C'est peut-être à cause de cette fatalité si véridique que Mee-yon était toujours solitaire.
Peut-être que d'autres personnes devraient être comme elle. Taehyung était sûr que ça empêcherait d'innombrables peines. Mais il savait aussi que s'ils le faisaient, ils finiraient par devenir aussi austère que sa mère.
Austère...Mee-yon ne l'était plus tellement. Taehyung voyait un fragment d'éclat dans ses prunelles obsidienne qui ravivait son visage de porcelaine et la rajeunissait.
-Qui ça ?
Mee-yon prit le temps d'observer son fils quelques instants. Il grandissait vite. Elle le voyait si peu qu'elle avait à peine le temps de s'en rendre compte. Là, dans son petit pull couleur olive et son pantalon beige, Taehyung arborait un style très sophistiqué. Ses cheveux bouclés, courts, portaient encore l'éclat du soleil, colorant certaines de ses mèches et les lunettes rondes sur son nez lui donnaient un air qu'elle qualifiait de « monsieur le président du club d'échecs » qui la déstabilisait quelque peu. Oui, son fils avait grandi, mais elle était sûre que s'il paraissait plus vieux, c'était avant tout à cause de ce style de vêtements qu'il portait et qui lui donnait l'allure d'un dandy.
Et en l'admirant ainsi, elle se rendit compte que finalement, elle ne connaissait rien de ce petit garçon qu'elle avait mis au monde, hormis son amour pour la musique classique.
Alors qu'elle allait lui répondre, la sonnette retentit, signalant un visiteur derrière la porte d'entrée. C'était imperceptible, mais Taehyung avait bien vu sa mère sursauter. Elle plissa les plis imaginaires de ses vêtements et s'approcha de Taehyung avant de pousser brutalement ses pieds du canapé.
-Je t'ai déjà dit de ne pas faire ça, le sermonna-t-elle avec un regard en coin.
Taehyung l'oubliait assez souvent et s'il faisait de son mieux pour ne pas le faire lorsqu'elle était là, il reprenait très vite cette habitude une fois Mee-yon partie. Étant donné qu'elle était plus souvent absente que présente, autant dire qu'il mettait ses pieds sur le canapé la plupart du temps.
Mee-yon parti alors en direction de la porte d'entrée, l'air si peu à l'aise à l'idée d'inviter quelqu'un à la maison que sa démarche se faisait aussi hésitante que lente. Taehyung aurait le temps de finir son livre au moment où sa mère frôlerait la clenche.
Désespéré, il se leva et trottina comme une gazelle, dépassant Mee-yon qui eut à peine le temps d'ouvrir la bouche dans un cri silencieux que la porte était déjà grande ouverte.
La première chose que Taehyung sentit -parce que c'est le premier souvenir qu'il eut de cette femme- fut un parfum floral, printanier, enivrant. Ses yeux furent aveuglés par un sourire éclatant, peint d'un rouge vermeil qui venait sublimer les traits de cette bouche. Des cheveux virevoltant au gré des feuilles qui tombaient des arbres, signe que l'automne n'était pas loin. Et enfin, un regard brillant ou espièglerie et douceur se mêlaient jusqu'à ne faire plus qu'un.
Il se souviendrait à jamais de cette femme dans une éclaircie.
-Oh ! Tu dois être Taehyung !
Sans qu'il n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit, la femme s'empara de sa main libre et la secoua frénétiquement dans des gestes amples, comme une fillette le ferait. Elle gloussa puis passa à côté de lui en s'invitant dans la demeure comme si cela allait de soi.
-Mee-yon, c'est un bien joli garçon que tu as là ! C'est ton portrait craché.
Taehyung referma lentement la porte et se tourna vers sa mère qui resta interdite tandis que son invité se débarrassait de son étui et de son trench tout en parlant.
-Il doit en faire tourner, des têtes.
Taehyung lança un regard inquisiteur aux deux femmes, perplexe. Mee-yon se ressaisit alors et se racla la gorge, son regard se posant partout autour d'elle, sauf sur les deux autres humains présents.
-Taehyung, voici Ha-neul, c'est...c'est....
Elle peinait à trouver ses mots, comme si le dire de vive-voix lui semblait incroyable.
-Une amie ! la devança Ha-neul en lui souriant grandement.
-Oui voilà. Elle est membre du philharmonique de Busan. On s'est rencontrés lorsque je suis allé à un concert à Vienne, je t'en ai parlé, n'est-ce pas ?
Il savait qu'elle était partie à Vienne, mais n'était absolument pas au courant qu'elle y avait rencontré quelqu'un. Sa mère ne lui parlait pas vraiment, de toute façon. Mais il ne savait pas si celle-ci faisait allusion au concert ou à la jeune femme qui se présentait face à lui, alors dans le doute, il hocha simplement la tête.
Ha-neul s'avança, tenant la poignée de son étui dans la main, parcourant l'immense demeure des Kim. C'était bien plus grand que chez elle, mais c'était aussi bien moins chaleureux. La seule source de chaleur semblait provenir de la cheminée. Elle s'avança jusqu'à elle et remarqua le livre posé négligemment sur le canapé à côté
-Tu lis ce livre ? demanda-t-elle à Taehyung.
En se retournant, elle distingua la mère et le fils qui était côte à côte, droit comme des soldats, comme si Mee-yon était une sorte d'inspectrice cherchant des preuves et qu'ils avaient quelque chose à se reprocher. Leur position laissait à penser qu'ils étaient eux-mêmes totalement perdus de voir cette présence chez eux.
-Mon fils veut le lire, aussi. Mais il est encore trop jeune, alors pour l'instant il se contente de faire des coloriages. Tu veux voir ?
Taehyung avait à peine eu le temps de répondre que la jeune femme avait posé son étui pour s'approcher de lui, sortant de la poche avant de son jean son portefeuille. Elle l'ouvrit, laissant à Taehyung l'honneur de voir le coloriage de son bambin planter là, au milieu d'une carte de crédit et d'autres papiers en tout genre. C'était le coloriage de plusieurs instruments représentés sur la feuille. Il y avait un violon, un saxophone et d'autres encore qui avaient tous la particularité d'être...vivants ? Les instruments possédaient des visages et souriaient, bien heureux. L'enfant qui les avait coloriés ne devait pas avoir plus de dix ans ou si c'était le cas, il ne savait pas encore colorier sans dépasser.
Il y avait tant de couleurs qu'on aurait dit que le petit avait voulu utiliser tous ses crayons sur un seul et même instrument. Ce qui faisait que le saxophone n'était pas d'un jaune flambant neuf, mais plutôt de la couleur brunâtre d'une pomme trop mûre.
Taehyung acquiesça devant le dessin, ne sachant pas vraiment quoi dire. Il fallait dire qu'il n'y avait rien d'extraordinaire là-dedans.
Mais elle en était si fière qu'Ha-neul le montra à Mee-yon qui se mît à détailler le coloriage avec minutie, comme si elle avait devant ses yeux une peinture de la renaissance dont chaque parcelle était une information importante embellissant cette oeuvre.
Ha-neul semblait tellement heureuse d'avoir ce malheureux coloriage dans son portefeuille que Taehyung était sûre qu'elle était prête à l'imprimer sur un t-shirt si l'occasion se présentait.
Elle rangea son précieux dans la poche de son jean et s'avança dans la pièce, jusqu'à apercevoir l'étui de Mee-yon. Elle s'en approcha et le caressa doucement de ses doigts fins comme si elle tenait là le Saint-Graal.
-Est-ce que je peux le tenir dans mes mains ?
La manière dont elle s'était retournée vers eux avec de grands yeux brillants avait fait pouffer Taehyung. Mee-yon hocha la tête et Ha-neul sortit l'instrument de son étui, frôlant les contours avec une telle délicatesse que c'en était perturbant pour l'adolescent. Il comprenait la valeur de cet instrument, mais l'ayant toujours vu et grandit avec, Taehyung savait que sa valeur à ses yeux était moins grande que celle que les autres pouvaient avoir. Il en avait bien conscience.
-Tu lui as donné un nom ?
Taehyung fronça les sourcils, et se tourna vers sa mère dont le visage était éternellement figé en cette expression lisse, impénétrable, comme une statue de marbre.
-On ne donne pas de nom à un Stradivarius, répliqua-t-elle.
Ha-neul fit la moue, peu convaincue par l'explication de son amie. Elle baissa le regard sur le violon, le couvant comme s'il elle avait dans ses bras un nouveau-né.
Puis, pris d'une impulsivité hasardeuse, elle se redressa vivement, s'approchant de Mee-yon avec un immense sourire sur les lèvres.
-On joue ensemble ?
Mee-yon étudia quelques instants son amie. Sans lui répondre, elle s'approcha de l'étui d'Ha-neul avant d'en sortir son violon et de se mettre en position.
-Que veux-tu jouer ?
Ha-neul ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, perplexe. Elle dévisageait la violoniste avec un regard de merlans frit.
-Qu'est-ce que tu fais ?
-Tu voulais qu'on joue ensemble, non ?
Taehyung comprenait la perplexité de la jeune femme non loin d'elle. Pourquoi sa mère s'était-elle emparé de ce violon ?
-Mais, enfin, je...Tu as Romance...heu...
-Oui, j'en suis bien consciente.
Taehyung écarquilla les yeux. Depuis qu'il était petit, jamais personne n'avait touché le Stradivarius de sa mère hormis elle. Même lui n'avait pas le droit d'essayer. Et voilà que cette femme le tenait dans ses mains, prête à jouer avec, laissant au Stradivarius la possibilité de chanter entre les mains d'une autre âme.
C'était étrange que de voir Mee-yon avec ce simple violon. Taehyung réalisait que ce n'était pas le Stradivarius qui donnait à sa mère cette aura insaisissable. Ce n'était pas parce qu'elle jouait avec un instrument d'exception, mais parce que Kim Mee-yon était, dans tous les cas, doté de ce magnétisme et ce talent que peu possédaient. On aurait pu lui donner un violon bas de gamme que cela n'aurait rien enlevé à son aura redoutable.
Elle s'approcha d'Ha-neul, passant par le piano de son fils, jusqu'à arriver à son livret de partition qu'elle sortit.
-Il y en a une que tu connais ?
Toujours un peu sous le choc et l'impatience rongeant ses entrailles, Ha-neul parcourut rapidement le livret avant de s'arrêter sur une page. Elle offrit un grand sourire à Mee-yon qui hocha imperceptiblement la tête.
Quand Taehyung les vit se mettre en position, il eut l'impression qu'il s'apprêtait à se prendre un raz-de-marée en plein visage. Les deux violonistes étaient dans leur monde, oubliant la présence de Taehyung le temps de quelques instants. Elles semblaient concentrées, les yeux mi-clos.
Et enfin, la première note s'éleva, très vite suivie par d'autres. C'était sublime, dansant.
La danse hongroise nº 5 en fa dièse mineur (Allegro) était sans doute la pièce la plus connue parmi les 21 Danses hongroises. Pour cette danse, Brahms avait juxtaposer la composition reprise Erinnerung an Bartfeld (Souvenir de Bardejov) du compositeur hongrois Béla Kéler, avec des alternations successives de parties lentes et mélancoliques et de parties rythmées, rapides, enjouées, enflammées, et grandioses, de musique hongroise, slave, et tzigane.
Et les deux femmes face à lui jouaient cette œuvre avec une telle frénésie qu'elle semblait fusionner avec la musique, comme si elles dansaient avec leurs instruments.
Tout en jouant, Ha-neul sourit en direction de son amie, complice. Un sourire que Mee-yon lui rendit, plus timide, mais néanmoins bien présent. Taehyung en resta coi. La bouche grand ouverte, il admira ce sourire sur le visage de sa mère avec la sensation qu'il venait de se prendre une claque. Mee-yon avait l'air si reposée, si sereine que c'en était troublant. Taehyung ne se souvenait pas l'avoir déjà vu sourire un jour, mais là, jouant avec son amie la danse hongroise nº 5, les démons de Mee-yon semblaient être partis bien loin.
Comme si Ha-neul les avaient chassé par sa seule présence. Le fait qu'une simple femme puisse avoir autant d'influence sur sa mère le toucha autant que cela l'inquiéta.
Parce qu'il avait réalisé que la relation qu'il avait face à lui était bien plus forte qu'une simple amitié.
Ha-neul avait bousculé le monde de sa mère, la tirant par la main des profondeurs abyssales pour la remonter à la surface, là où le soleil se reflétait en éclats cristallins sur l'eau. Là où on vivait sa vie, arrêtant d'être simple spectateur.
Il y a des relations qu'on ne peut expliquer avec des mots, parce qu'aucune langue ne saurait les définir. Peut-être que ce mot existerait un jour, ou peut-être que c'était mieux ainsi. Une relation qu'on ne peut exprimer vaut peut-être plus que tout ce l'univers a à offrir.
Disons simplement que Mee-yon aimait Ha-neul comme la lune aimait le soleil.
♪
Vêtue de sa plus belle robe, Mee-yon s'apprêtait à se rendre au manoir des Min où elle était conviée. Ce genre de soirée ne l'avait jamais emballée et l'avait toujours laissé dans un ennui profond. Mais elle devait faire acte de présence à cette soirée, elle le savait.
Lorsqu'elle avait appris qu'Ha-neul était à Séoul au même moment pour une représentation, la violoniste n'avait pas hésité une seconde avant de l'appeler pour l'accompagner. Mais la jolie brune avait décliné avec une voix profondément désolée.
Elle n'avait pas de robe. Elle ferait tâche. Elle n'était pas invitée. C'était la famille Min, tout de même...
Tant de justifications qui n'avaient ni queue ni tête aux yeux de la jeune femme, mais elle n'avait pas insisté plus que ça, demandant néanmoins le nom de l'hôtel ou sa cadette séjournait.
Au milieu de ce hall luxueux, une coupe de champagne entre les mains, entourée des rires exagérés, Mee-yon ne pouvait que se rendre compte une fois de plus de la laideur de ce monde. La maîtresse de maison lui parlait, mais Mee-yon décernait aisément dans sa voix un soupçon de mépris. Mépris dirigé vers elle pour la simple et bonne raison qu'elle n'avait pas eu la fabuleuse idée de ramener avec elle son Stradivarius.
Mee-yon n'était plus touché ou même blessé par ce genre de comportement. Elle avait été utilisée toute sa vie pour ce qu'elle avait à offrir et lorsque toutes ses ressources étaient épuisées, les gens à ses côtés s'en allaient vers d'autres horizons. Peut-être qu'elle ne serait plus jamais invitée au manoir des Min après ça, qui sait ?
Lorsque son homologue héla quelqu'un, elle se retourna en direction du fond de la pièce, là où deux garçons se trouvaient, appuyés contre le mur près du buffet. Elle plissa légèrement les yeux en reconnaissant l'un des deux pour avoir été présenté comme le fils prodige, mais n'ayant pas eu vent de l'existence du petit frère.
Il fallait être aveugle pour ne pas reconnaître le lien fraternel qui les liait. La question était de savoir pourquoi ce deuxième fils n'avait pas été présenté comme son aîné l'avait été ?
En écoutant Chun-Hei parler de son fils, une main manucurée sur son épaule, elle comprit. L'ainé de la famille Min avait un sourire crispé plaqué sur le visage, dénonçant sans le vouloir son malaise. Elle avait aisément deviné quel genre de mère était la femme qu'elle avait face à elle.
Un être égaré qui vivait sa vie à travers celle des autres. Peut-être parce que son monde n'était pas à la hauteur de ses espérances. Elle avait préféré s'incruster dans ceux de ces enfants, les réduisants à cet état de servitude. Mee-yon ne comprenait pas, le rêve d'une mère était pourtant de donner et non de prendre. Même elle n'agissait pas de la sorte avec son fils. Aussi rigide et peu démonstratif soit-elle, elle donnait à Taehyung. Elle lui aurait donné tous les joyaux du monde si c'était possible. C'était la chair de sa chair et même s'il était ce qu'on pouvait appeler une erreur de parcours, il s'agissait du petit garçon qu'elle avait tenu dans ses bras en le mettant au monde, de celui qui avait rampé à quatre pattes dans son salon en gazouillant, celui qui était le plus enclin à la comprendre car il s'agissait d'une partie d'elle-même.
Taehyung lui ressemblait affreusement physiquement, seuls ses cheveux, ses boucles sombres et indomptables étaient un cadeau de son géniteur. Cet homme que Mee-yon avait aimé, il fut un temps, mais qui l'avait laissé, bien conscient de l'épreuve qu'elle allait devoir vivre seule.
Lorsque Chun-Hei ordonna silencieusement à son fils de faire une représentation face à ses invités, Mee-yon avait à peine attendue quelques minutes avant de s'éclipser pour se diriger vers le balcon, écoutant tout de même l'aîné de la famille Min jouer.
Et quelle ne fut pas sa surprise d'y retrouver le fils caché, accoudé contre la balustrade, le regard tourné sur l'immensité du ciel étoilé. C'était étrange, cet être si jeune, mais pourtant si vide qu'elle avait face à elle.
Quelqu'un qui avait déjà trop subi, une fleur qui ne pouvait pas s'épanouir et s'éclore naturellement dans cet environnement toxique. Une âme ternie par des souvenirs trop douloureux, éclipsant les brefs moments de bonheur.
Elle s'accouda à son tour, détaillant les étoiles, se faisant la réflexion qu'une jeune femme reposant dans sa chambre d'hôtel possédait les mêmes dans ses yeux.
-Tu es le cadet ? demanda-t-elle doucement.
Le garçon ne lui répondit pas. En jetant un coup d'oeil en biais dans sa direction, elle remarqua qu'il semblait en pleine lutte intérieure avec lui-même.
-Tu ressembles à ton grand frère, je vous ai vu discuté. Pourquoi n'es-tu pas à l'intérieur ?
-Je n'aime pas ce genre de soirée.
Mee-yon se tourna vers lui, intrigué. En détaillant le jeune homme à ses côtés, elle eut l'impression de voir son reflet dans un miroir.
-Moi aussi, avoua-t-elle.
La brise amena un pétale de rose qui se nicha dans les cheveux encres de l'adolescent, seule touche de couleur sur le tableau que constituait ce jeune homme maussade.
-Tu ne veux pas voir ton frère jouer ?
Un mal-être intérieur semblait consumer cet enfant à un point qu'elle en ressentait presque la douleur. Celle de vivre dans un monde en ne sachant pas vraiment si l'on était « trop » ou « peu ». Si notre existence était juste.
-Vous ne voulez pas, vous ?
À vrai dire, elle aurait préféré le voir jouer, lui. En entrant dans l'immense salon, elle avait remarqué le violoncelle caché derrière l'un des canapés, abandonné, honteux. Elle avait alors compris en voyant ce jeune homme. Elle aurait aimé savoir de quoi il était capable, quel genre de magie habitait ses dix doigts.
-Je l'ai un peu entendu. Il est bon, très bon. Je pense qu'il a un grand avenir, répondit-elle. Tu joues aussi ?
Mais elle savait aussi, au plus profond d'elle-même, qu'elle ne le saurait jamais.
En voyant le visage de ce garçon se décomposer, comme si l'idée même d'avouer qu'il jouait aussi de cet instrument n'était qu'une pure insulte pour la musique classique, elle soupira.
Min Chun-Hei avait brisé son propre fils.
Lassée de cette soirée, elle baissa le regard, détaillant le gravier en dessous d'elle avant de tourner la tête vers l'intérieur du manoir. En entendant le violoncelle, elle en conclut que le fils aîné de la famille Min n'avait pas encore fini son spectacle.
Ha-neul était en ville, dans une chambre d'hôtel, et l'idée d'aller lui rendre une petite visite nocturne lui semblait bien plus intéressante que de rester ici.
-Est-ce que tu peux surveiller que personne ne me voit ?
Avant même qu'il ne réponde, elle passa une jambe par-dessus le balcon, relevant légèrement sa robe.
-Q-qu'est-ce que vous faites ?
Elle passa son autre jambe par-dessus et baissa la tête vers le sol, avisant la hauteur.
-Je n'aime pas cette soirée alors je m'en vais.
Il n'y avait pas besoin d'une explication élaborée, c'était la juste vérité. On l'appelait ailleurs, là où tout était vrai et non rempli d'hypocrisie. Là où tout était plus simple et authentique.
-Mais, pour aller où ?
Mee-yon leva la tête et dévisagea ce jeune homme.
Combien de forces lui restait-il avant qu'il ne soit complètement rongé ?
Ce garçon, pensa-t-elle, a quelque chose en lui qui ne mérite que d'être découvert. Un point lumineux dans une immensité ténébreuse. Min Chun-Hei faisait peut-être une véritable erreur en l'éclipsant.
Mee-yon espérait sincèrement, qu'un jour, quelqu'un donnerait sa chance à ce garçon tourmenté. Que quelqu'un le laisserait briller.
Et ce jour arriverait bel et bien. Ce serait son fils qui lui donnerait sa chance.
Mais elle ne serait déjà plus là pour le contempler.
-Vivre un rêve éphémère.
Un instant magique volé dans la nuit valait bien plus que tout ce qu'elle pouvait imaginer.
Quelque temps plus tard, en se trouvant devant la porte de chambre de son amie, elle eut l'impression de vivre un rêve éveillé, comme si elle flottait. La légèreté qui prenait possession de ses mouvements et la sensation de voir le monde à travers une nébulosité n'était là que le résultat des verres qu'elle avait bu au manoir des Min, mais qu'importe...Elle toqua trois petits coups contre le bois, attendant patiemment dans le couloir de l'hôtel, une bouteille de vin entre les mains.
Ha-neul lui ouvrit, draper de son pyjama et les yeux mi-clos. Elle se les frotta de la même façon qu'une enfant le ferait tout en marmonnant des paroles inaudibles. Lorsqu'elle remarqua Mee-yon face à elle, elle ouvrit grand la bouche, surprise.
Ce simple moment, futile d'apparence, venait de solidifier leur lien. Et le temps de ce moment, durant cet instant où Ha-neul avait ouvert la porte, beaucoup de choses s'étaient passées dans le monde. Ici, une âme venait de voir le jour. Là-bas, une autre s'en était allé. Vers d'autres horizons, le temps était magnifique. Dans une réalité on rigolait. Dans une autre, on pleurait. Toutes ces possibilités qui n'avaient finalement plus rien de grandiose une fois qu'elles s'étaient retrouvées face à face.
Jamais Mee-yon n'aurait eu l'idée de fuir une soirée de cette façon, auparavant. C'était étrange comme ce petit bout de femme en face d'elle faisait ressortir un côté d'elle qu'elle ne soupçonnait pas un seul instant. Sa vie était plus légère, colorée.
Elle se rendit compte alors de la tendresse du monde, la profonde bonté de tout ce qui l'entourait, le lien voluptueux entre elle et tout ce qui existait. La joie n'était pas forcément en elle, elle était autour d'elle, dans les bruits fugitifs de la rue, dans le grondement furieux du vent, dans les nuages d'automne débordant de pluie, dans les éclats de rires et les gestes insignifiants. Elle compris que le monde n'était pas une lutte, mais une émotion de félicité, un cadeau qu'elle n'avait jamais su apprécié auparavant.
Avant elle.
L'avenir, toujours, nous est inconnu, mais parfois il s'enveloppe d'une brume particulière, comme si, s'ajoutant à la sournoiserie naturelle du destin, une autre puissance s'efforçait d'épaissir le mystère devant lequel s'effare notre pensée.
Alors, elle lui offrit un immense sourire. Peut-être le plus éclatant qu'elle n'avait jamais esquissé jusqu'ici. Un sourire qu'Ha-neul ne comprit pas, trop perturbée.
Un sourire qui voulait dire merci.
Merci pour l'instant présent, pour les souvenirs du passé et l'incertitude du futur.
♪
Il pleuvait à Busan, ce jour-là.
Téléphone en main, le regard sceller sur le temps pluvieux qui sévissait aussi sur la capitale, Mee-yon parlait à sa cadette qui sortait de l'aéroport, bagage en main, heureuse de sa tournée.
-L'Opéra Garnier est vraiment magnifique ! s'exclama-t-elle, tout en s'installant derrière son volant.
Avant de démarrer sa voiture, elle continua de parler à Mee-yon de Paris avec un émerveillement touchant qui fit doucement sourire la célèbre violoniste à travers le combiné, attendrie par l'excitation de son amie. Elle lui vantait les viennoiseries françaises avec une telle hargne que c'en était terrifiant.
-Je serais à Busan mercredi, on pourra se voir, l'interrompit doucement Mee-yon.
Ha-neul sourit, heureuse de la proposition. Cela faisait quatre ans déjà depuis ce jour où elle était tombée à ses pieds lors de ce soir mémorable. Et juste pour ce souvenir, même si les viennoiseries de Paris étaient à damner, cette rencontre comptait parmi les raisons qui faisaient que Vienne resterait à jamais sa ville de coeur.
-Avec plaisir ! s'exclama-t-elle avant de mettre le contact. Je dois te laisser, je vais conduire et comme tu sais...
-Je sais. C'est dangereux de téléphoner en conduisant, marmonna Mee-yon en la devançant.
Elle se souvient encore du jour où la jeune femme l'avait sermonné car elle avait conduit tout en conversant avec son fils au téléphone, celui-ci se plaignant de son « rival ». Elle n'avait pas trop su quoi dire, l'écoutant seulement se plaindre du second élève de son professeur de piano qui semblait avoir une dent contre lui.
Mais même si Ha-neul l'avait regardé avec un air réprobateur, elle avait tout de même parlé à sa place pour conseiller Taehyung sur la manière de mettre à plat Jung Hoseok.
C'était étrange, d'ailleurs, l'aisance avec laquelle elle parlait à son fils. Une aisance qu'elle ne possédait pas. Taehyung avait ri de son plan stratégique visant à battre son rival, amusé par le fait que l'amie de sa mère soit autant investie dans ses tourments d'adolescent.
-C'est ça ! Bon, je te laisse. Jungkook m'attend et le connaissant, il doit avoir le nez collé contre la vitre, se languissant de me voir arriver, ricana-t-elle.
Ha-neul lui avait expliqué que son fils, maintenant âgé de dix ans, avait toujours le même rituel qui consistait à l'attendre en observant sagement à travers la vitre l'arrivée de sa voiture. Même si désormais, il était trop grand pour qu'elle le porte, elle ouvrait toujours les bras, heureuse de voir sa progéniture se blottir contre elle avec ce même empressement et cette joie qui ne s'était pas estompé.
Il lui arrivait au niveau du nombril, maintenant. Elle se plaignait tout le temps du fait qu'il grandissait trop vite. Mais même si c'était le cas, Mee-yon avait l'impression que le fils de son amie avait toujours cette douceur touchante. Une candeur, une pureté qui donnait envie de le protéger de tout le mal de ce monde.
-D'accord, sourit légèrement Mee-yon. À mercredi.
L'appel s'était fini et elle s'était relevée, posant négligemment sa tasse dans l'évier, montant les escaliers pour répéter en vue de son prochain concert sans se douter une seule seconde qu'il s'agissait là des dernières paroles qu'elle avait échangées avec Ha-neul.
Mercredi ne viendrait jamais.
Jungkook attendrait inlassablement, le regard vissé sur le goudron humide de l'allée.
Lorsque cet incident tragique se produisit, il y eut quelques part, dans une rue de Busan, des enfants dotée de leurs bottes en caoutchouc qui s'amusaient, leurs lèvres brillante d'eau. Leurs éclats de rire étaient ponctués de chaque saut périlleux dans une flaque, pensant avec innocence qu'ils inondaient des êtres microscopiques.
Dans un autre quartier, des adolescents couraient à travers la pluie, leurs uniformes trempées, possédant comme unique moyen de se protéger contre ce temps tumultueux leurs malheureux sac de cours. Et pendant cette course endiablée, ils s'étaient regardés, amusés.
Mais Ha-neul était morte, elle. Et la dernière chose qu'elle vit fut deux énormes points lumineux qui, à contrario d'être le symbole de la clarté, s'apprêtait à l'engloutir dans les ténèbres. Avant que l'impact ne se produise, elle eut l'impression que face à elle, aux côtés de ce géant tas de ferraille, se trouvait les trois personnes qu'elle aimait le plus au monde. Ils la dévisageaient solennellement, l'accompagnant dans son dernier souffle. Ce fut si bref, si violent...Trop violent. Elle avait sombré dans les profondeurs abyssales, celles-là même dont elle avait tiré Mee-yon quelques années auparavant. La différence, c'est que son amie avait coulé lentement, laissant l'espoir de la sauver avant qu'il ne soit trop tard, mais Ha-neul avait directement atteint le fond, sans aucune possibilité de retourner à la surface. Jamais.
La pluie avait gagné sur la vie, ce jour-là. Et en emportant une âme, elle en avait brisé d'autres.
À partir de ce moment précis, Miyu avait acquis un sens bien plus particulier que ce simple personnage de dessin animé.
Mee-yon avait rêvé, l'espace de quelques années. Et c'était un doux rêve. Mais ils ont tous une fin, au bout du compte. Le retour à la réalité avait été brutal et l'avait conforté dans l'idée que, malgré toute l'intensité du parcours qu'elle avait partagé avec Ha-neul, ça ne restait qu'une relation éphémère. Comme toutes les autres.
Le sens commun nous apprend malheureusement que notre existence n'est que la mince lumière d'une fente entre deux éternités de ténèbres.
On s'en va, inconsciemment ou pas. C'était la première fois que Mee-yon vivait une séparation non pas parce que la personne s'en était allé d'elle-même, mais parce que celle-ci n'avait pas eu le choix.
Et après un an à broyer du noir, elle ne put décider de laquelle de ces deux fatalités aurait été la pire.
Elle vivait dans un monde où elle ne s'était jamais sentie aussi seule à un tel point qu'elle en regretta d'avoir connu Ha-neul. Le bien, le mal, l'amour, la joie, la colère, la tristesse...Tout avait finit par s'évaporer lentement. Au fur et à mesure que le temps s'écoulait sous terre, là où reposait sa tendre amie, c'était elle qui se décomposait, pourtant bien vivante.
Elle ne regardait plus son fils, elle ne regardait plus son violon, elle ne se regardait plus elle-même. Plus jamais elle ne retourna à Busan après ça. Elle était devenue une ombre.
Une ombre, ce n'était rien. Il fallait juste un peu de lumière pour qu'elle s'en aille. Mais sa seule source d'éclat s'était éteinte.
Que pouvait-elle faire ?
Passerait-elle sa vie à contempler un défilé de disparitions ?
Mee-yon s'était mise à haïr le printemps, parce qu'il s'agissait de la saison préférée d'Ha-neul et qu'elle possédait des effluves similaires à ce temps doucereux. Rien ne ressuscite le passé aussi complètement qu'une odeur qui lui a jadis été associée.
Taehyung avait eu raison de s'inquiéter, quatre ans auparavant. Ha-neul avait eu une réelle influence positive sur sa mère, mais en même temps qu'elle était partie, Mee-yon s'était consumée comme un brasier.
Il y a des relations qu'on ne peut expliquer avec des mots, parce qu'aucune langue ne saurait les définir.
C'est que ce Taehyung avait pensé la première fois et rien n'aurait pu être aussi atrocement, douloureusement, magnifiquement vrai. De même que l'on ne peut les exprimer, il est impossible d'expliquer justement le sentiment qui s'empare de nous lorsqu'elles se brisent. Cela va bien au-delà de la tristesse, la colère et le désarroi.
On ne peut les définir parce que personne ne devrait avoir à en subir la fin.
Taehyung se souvient de ce premier jour où il l'avait rencontré. Après avoir joué la danse hongroise de Brahms, les deux femmes avaient longuement discuté jusqu'à ce que Ha-neul s'approche de lui avec un appareil photo. Elle lui avait formulé sa demande avec un clin d'oeil débordant de complicité avant d'emmener Mee-yon dans le jardin entre un éclat de rire.
Le vent avait été déchirant, hurlant des bourrasques qui avaient emmêlé leurs cheveux, elles s'étaient tenues dans les bras, sa mère avait finalement sourit et Taehyung avait appuyé sur le bouton, figeant ce moment de bonheur.
Et par des regards, il avait réalisé.
« J'entre dans tes yeux d'intempérie, dans la venelle d'un éclat noir où murmure la pluie nocturne. Toute la nuit, les étoiles ont crié de leurs voix enfantines et quelqu'un sur le toit a déchiré et caressé un violon de son archet acéré. Dans tes yeux la poussière s'est mise à tournoyer : des millions de mondes dorés. »
Taehyung se souviendrait longtemps de ce poème qu'Ha-neul avait offert à sa mère pour l'un de ses anniversaires. Un simple bout de papier qui valait tout l'or du monde aux yeux de la célèbre violoniste. Quelques années plus tard, c'est avec ce souvenir de son amie que Mee-yon serait enterré, reposant à jamais à ses côtés.
Le temps passerait dans cette quiétude qu'était la mort, enfermée dans un lieu inaccessible elle deviendrait poussière, mais ces mots substitueraient pour l'éternité.
Pensez aux anges et aux démons, au feu et à la glace, aux résonances d'une silhouette de bois, aux ondulations obscures et aux gemmes d'un iris. Telle est la seule immortalité qu'elles puissent partager, désormais.
Alors oui, Mee-Yon aimait Ha-neul comme la lune aimait le soleil.
L'éclipse n'est seulement jamais venue.
🎻
Ce chapitre me terrifiait, je n'ai d'ailleurs aucune idée de si j'ai su retranscrire justement la relation de Mee-yon et Ha-neul. À vrai dire, plus j'écrivais, plus je me rendais compte que même moi je n'avais aucune idée de comment expliquer dignement leur lien. C'est assez brouillon, un peu comme si à deux elles formaient une brume matinale qui ne s'évapore jamais. On est incapable d'en discerner le bout ou le commencement, on est juste perdu au milieu.
Quand j'ai commencé à écrire cette fic, elles n'étaient pas censées avoir ce genre de rapport, aussi profond. Mee-yon ne devait pas mourir non plus, pour être honnête. Mais je trouvais ça plus déchirant, plus impactant de cette façon. J'aimais l'idée de savoir que leurs fils seraient le dernier lien terrestre qui leur substituait.
(Ceux qui me connaissent savent aussi que j'ai besoin de ma dose de tragédie sinon je tremble)
Du coup pour moi, de mon point de vue, c'est la relation la plus belle de cette histoire même si on la suit moins que toutes les autres. On s'en nourrit seulement par des bribes du passé, mais elle est le point de tout. Hoseok et Yoongi, Jungkook et Taehyung...Leurs relations sont bien différentes. La première s'apparente à un sauvetage, mais la deuxième existe seulement parce qu'il y a eu Mee-yon et Ha-neul avant eux. C'est là toute son importance.
J'adore le lien entre tout. C'était étrange d'écrire le passage où Taehyung observe le coloriage de Jungkook avec un profond ennui, nullement intéressé, sans savoir que, plus de dix ans plus tard, le petit garçon qui l'avait fait deviendrait son monde.
Romance c'est le mouvement de Korngold, c'est le violon, c'est Ha-neul et Jae-sun, mais aussi Ha-neul et Mee-yon et, surtout, c'est Jungkook et Taehyung. Et au dernier chapitre, ce sera Romance II, le résultat de quinze années qui prennent finalement sens. L'aboutissement de tout.
Du coup je tiens à remercier Taerra-nova cette étoile talentueuse qui m'a envoyé une magnifique compo ( tu sais de laquelle je parle) me donnant la motivation. Petit pilier, n'oublie pas qu'une bonne partie de l'âme de cette fic t'appartiens étant donné les conseils et l'aide que tu fournis dans sa rédaction (je t'aime 👉🏻👈🏻)
Et à vous tous qui l'a faite vivre aussi, finalement. Je l'ai dédié à une personne, mais elle ne s'épanouirait jamais si vous ne vous étiez pas égarés dessus par hasard.
Donc merci ✨
On dirait grave un message de fin ptdr qu'est-ce que je fous ??
Je vous ennuie pas plus, bisous
❤️
Ps : flylittlestars il reste 11 chap si jamais tu veux savoir. La fin ce sera quand il y aura 𝓕𝓲𝓷
en bas à droite ptdr (j'te taquine)
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