Cantilena
-Moi dans mon temps, j'peux te dire que ça filait droit. Ah ça, mon vieux père il rigolait pas du tout. Mais...J'en étais où, déjà ?
L'enfant de dix ans se rassit plus correctement sur le tapis avant de jouer machinalement avec ses doigts. Le vieux assis face à lui sur son fauteuil capitonné le faisait penser à une sorte de roi déchu d'un royaume loin d'être prospère.
-La guerre de Corée, Papi.
Le grand-père sembla se réveiller tout à coup de son état léthargique. Il se redressa imperceptiblement, les mains sur ses cuisses, et fit un drôle de bruit de bouche comme un bambin. Seokjin, lui, savait que c'est parce que son grand-père n'avait pas de dents. La seule chose qu'il raclait, c'était son vieux dentier et Seokjin aimait beaucoup lorsque son grand-père l'enlevait. Il avait un air penaud, la mâchoire en avant et les lèvres toutes baveuses. Secrètement, ça le faisait pas mal rire.
-C'est ça ! La guerre ! Alors...
-Seokjin, tu peux aller à la supérette, s'il te plaît ?
Le vieux rechigna. Sa fille venait de l'interrompre dans son récit. Il se retourna furibond en direction de la trentenaire qui était prostrée près de l'entrée, prête à arracher à son vieux père son fils qui subissait la malheureuse torture de ses aventures passées.
-J'ai une discussion avec lui, tu veux bien nous laisser ?
Sa fille leva les yeux au ciel et décroisa ses bras.
-Il faut qu'il aille à la supérette je n'ai plus de...
-Supérette ! Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? s'insurgea le vieux sur son fauteuil devant le regard admiratif de son petit-fils. C'est curieux comme les pauvres se voient imposer tous ces diminutifs féminins à la con, dinette, kitchenette, chambrette, couchette, supérette et levrette aussi tant qu'on y est, merde !
-Papa !
-Quoi ?!
-Seokjin n'a que dix ans, il n'a pas besoin d'entendre ça.
Son grand-père fit cogner sa canne sur la moquette de son salon. L'appartement de son papi avait une odeur étrange, un mélange d'épices et de vieillesse. Les vieux ont toujours une odeur particulière, c'est assez inexplicable comme fragrance. Mais à partir du moment où tu sais que t'as cette odeur, c'est que t'as déjà un pied dans la tombe.
-C'est un homme, arrête de le protéger, regarde-le quoi !
Il fit un signe du doigt pour désigner le garçon et plus particulièrement le joli petit pull rose pastel qu'il portait.
-Qu'est-c'que tu vas lui foutre du rose à ce pauvre gosse. T'as déjà quatre filles à côté, pourquoi tu veux le transformer en donzelle ? J'ai l'impression d'avoir devant moi un brouillon que Dieu aurait réalisé pendant une de ses beuveries avec les anges, y'a rien qui va.
En longeant la silhouette du petit garçon, il remarqua les chaussettes blanches de Seokjin, décorées de jolis petits coeur rouges et roses.
-Oh bordel de merde...
-Papa !
Le vieux fit un signe de main, las, signalant qu'il ne comptait pas se battre avec sa fille et qu'il n'avait pas l'intention de se battre pour cette guerre-là. Il secoua seulement la tête, le dos voûté. Dans cette position, Seokjin voyait le dessus de son crâne dégarni et les petites taches brunes qui venaient le décorer.
La mère de Seokjin ne s'attarda pas plus sur son cas et grommela qu'elle irait elle-même à la supérette puisqu'il en était ainsi. Lorsque la porte d'entrée claqua, le petit garçon se redressa sur ses genoux et pointa du doigt le dessin à l'encre qui épousait la cheville de son grand-père. Derrière les poils grisonnants, se trouvait une ancre de bateau plus aussi fraîche qu'elle avait dû l'être, maintes années auparavant.
-Pourquoi tu t'es fait ce dessin, Papi ?
Son grand-père père tourna la tête et caressa de ses mains fripées le vieux tatouage avec un petit sourire nostalgique.
-Les soldats faisaient ça, c'était très prisé. Le tatouage était la seule douleur supportable en cette période.
Son grand-père lui raconta que certains de ses amis s'étaient fait tatouer tout le corps ! Seokjin commençait à comprendre pourquoi. Une fois qu'on commençait, il y avait plein de peau encore vierge. La corrosion électrique était insidieuse, on pouvait très bien s'y accoutumer au point d'être en manque. Et puis voilà qu'un tatouage était là, indélébile, qui bousculait à jamais les symétries familières. Alors pourquoi pas un autre sur l'autre bras, histoire de rééquilibrer, et l'opération pouvait se répéter sans fin.
Ensuite son papi continua à lui parler de la guerre de Corée, de l'influence qu'avaient eue les Américains sur ses compagnons.
-Sur le navire, y comprit chez ceux qui parlaient d'étudier à la fac en rentrant, la lecture relevait soit du pur divertissement, soit de la source d'informations à ingurgiter dans le but de trouver un meilleur boulot, et certainement pas des idées ou des scènes qui pouvaient éventuellement leur électriser l'esprit et leur ouvrir les yeux. Les romans qui racontaient autre chose qu'une histoire de flics ou de cow-boys étaient une perte de temps aussi dangereuse pour la santé que la virilité. Même mes meilleurs amis lançaient des coups d'œils sceptiques sur les livres que je lisais, avec ce même air de désapprobation silencieuse qu'ils affichaient lorsqu'un des infirmiers les plus efféminés faisait des bonds de cabri accompagnés de petits cris en recevant une main au cul dans la file d'attente du mess.
Seokjin ingurgitait ses paroles sans en comprendre totalement le sens, et peut-être que c'était mieux pour lui, finalement.
-Écoute-moi bien, toi t'es mon seul petit-fils alors tu es important.
Il s'approcha du petit garçon et celui-ci en fit de même. Lorsque leurs yeux s'accrochèrent, ils avaient tous deux cette même expression de panique et de peur ridicule. Enfin, le vieux balança la plus grosse vérité de ce monde dans un souffle tremblant :
-Méfies-toi des femmes, c'est toutes des sorcières.
Il n'y avait aucune transition dans son récit. Le vieux passait d'un sujet à l'autre, comme s'il avait le feu au cul ou que la vieille faucheuse s'apprêtait à lui tendre la main pour l'emmener. Il fallait qu'il parle de tout, rapidement et sans pause.
Son grand-père lui parla alors des femmes qu'il avait connues dans sa vie. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que le vieux c'était pas fait chier. À ce niveau-là, il n'avait pas chômé, mais pour les garder, c'était une autre histoire. Lorsque Seokjin lui demanda pourquoi il continuait d'avoir des aventures avec des filles si celles-ci étaient des sorcières, le vieux lui répondit en beuglant :
« Elles m'ont lancé un sort, j'te dis !»
Il lui parla de Eun-jung, une grande fille aux cheveux maronnasse, à la peau grêlée par des années de traitement contre l'acné, et à l'expression de celle qui attend qu'on la demande immédiatement en mariage, maintenant que son problème cutané était résolu, comme si la chose faisait naturellement partie de la garantie venant avec ses crèmes hydratantes.
Une autre qui avait un visage qui évoquait un gant de base-ball neuf sur lequel on aurait collé un petit nez de gélatine tremblotant.
Seokjin écoutait, ne comprenait pas tout, mais savait seulement que certaines de ces filles n'étaient pas jolies du point de vue de son grand-père.
-Et Mamie ?
Le vieux perdit son sourire et frotta maladroitement son annulaire gauche, le regard vitreux. Les années de mariage avaient laissé une trace sur son doigt. Peut-être bien que c'était celui-là son plus beau tatouage, finalement.
-Une grande sorcière, fiston...
Seokjin sourit. Il n'avait jamais connu sa mamie, mais savait que ça avait été une femme extraordinaire. Il paraît que sa mère tenait beaucoup d'elle et en voyant la femme forte qu'elle était, il n'avait pas de doute quant au fait que son grand-père disait vrai.
-Comment t'es tombé amoureux de mamie ?
Son grand-père se gratta le menton, pensif, avant de pointer du doigt une vieille commode en acajou.
-Regarde dans le deuxième tiroir et ramène-moi la boîte noire, mon grand.
Docile, Seokjin se releva sur ses pieds et se dirigea vers cette commode. Lors de sa traversée, son grand-père ne put s'empêcher de claquer sa langue contre son palais en admirant ses petites chaussettes. Le petit garçon ouvrit la commode, aperçu le petit étui noir et s'en empara avant de le donner à son grand-père et de se rasseoir.
Lorsque le vieux l'ouvrit, son regard en fut bouleversé par maintes émotions. De l'amour, de la nostalgie, de la joie, de la tristesse...Seokjin, rien qu'en le regardant, avait l'impression de voyager avec lui, plongeant dans les moments les plus importants de sa vie.
À l'intérieur de l'étui, reposant sur une doublure intérieure en flanelle, se trouvait une flûte magnifique, éclatante. Tête, corps et patte en laiton doré, l'instrument était somptueux.
-Elle jouait de ce truc, ta grand-mère, et elle était douée. Moi j'aimais pas trop ça, à la base, mais elle c'était quelque chose quand même.
L'instrument doré semblait se refléter au fond des prunelles de Seokjin, parsemant son regard de taches ambrées.
-Est-ce que tu crois que je pourrais essayer ?
Le vieux le dévisagea quelques instants avant d'éclater d'un rire puissant. Ses mains tenant toujours l'étui tremblaient sous son hilarité.
-Bah merde alors ! T'aimerais ça, toi ?
Seokjin hocha vigoureusement la tête.
-Je pourrais être un sorcier.
Son grand-père fit les yeux rond, surpris par le raisonnement de son petit-fils. Doucement, il avança sa main jusqu'à sa chevelure et l'ébouriffa doucement. Lentement, solennellement, il lui tendit l'étui. Seokjin s'en empara avec une exclamation de joie.
Et tandis que le petit garçon admirait l'instrument, son grand-père le regardait avec tendresse.
-Ouais, sorcier mon cul, grommela-t-il. C'est pour rameuter des filles ça.
♪
-On a pas les moyens, je te dis !
-Comment ça qu'vous avez pas les moyens ?
Seokjin assistait impuissant à une dispute entre sa mère et son grand-père. Cacher près de l'encadrement de la porte, il écoutait la querelle, le coeur au bord des lèvres. C'était de sa faute.
Depuis que son grand-père lui avait offert la flûte de sa grand-mère, il avait bassiné sa mère pour avoir des cours. Pourtant, au fond de lui, il savait que c'était sans espoir. Ils n'avaient effectivement pas d'argent. Sa mère cumulait les petits boulots et du haut de ses dix ans, Seokjin s'occupait tant bien que mal de ses quatre petites sœurs.
Mais il avait voulu être égoïste, seulement cette fois.
-Laisse-le s'amuser un peu.
-S'amuser ? Réveille-tois, bon sang. s'esclaffa sa mère. Tu crois que c'est quoi la vie, hein ? Un genre de poème d'écolier tout rose avec des petits oiseaux et des papillons ?
Seokjin baissa la tête, triste. Il aimait sa famille, sa mère, ses soeurs et son grand-père, mais il voulait faire quelque chose pour lui. Quelque chose qui n'appartiendrait qu'à lui. Il savait qu'il y avait encore quelque chose à faire et il en concevait de l'irritation, de l'énervement et de la frustration. Et pourtant, il restait là, en simple spectateur de sa vie qui défilait. À quoi bon des muscles et des jambes lorsque l'on était à un point de confusion tel qu'il devenait impossible de séparer ce qu'on ressentait du bout des doigts de ce qu'on ressentait à l'intérieur, si bien que toucher, c'était être touché, et aimer, c'était plus réel que les promesses, l'espoir, l'envie et la peur, qui jusqu'à présent avaient été plus réels que tout ?
Seokjin voulait jouer de la flûte.
Et quelqu'un d'autre voulait qu'il le fasse.
Ainsi, alors qu'il était à deux doigts de s'interposer entre son grand-père et sa mère, le vieux déboula à ses côtés avant de le choper par le colback. Seokjin se fit traîner jusqu'à la vieille porte d'entrée avant de se voir obligé d'enfiler une écharpe et son vieux manteau.
-Qu'est-ce que tu fais ?!
Son grand-père s'empara de sa canne et de son vieux béret avant d'empoigner fermement le bras de Seokjin. Il se retourna vers sa fille avant de pointer un doigt accusateur en sa direction.
-Moi j'vais lui payer, ses cours !
Et avec cette promesse crachée avec détermination et solennité, ils prirent la porte. Le couloir qu'ils traversaient pour descendre le vieil immeuble était si mal éclairé que Seokjin ne voyait que cette poussière qui le faisait toujours éternuer.
Une fois dans la rue, le vent mordant de l'hiver vint gifler leurs visages, si bien que les joues et le nez de son grand-père étaient devenus tout rouges, comme s'il s'était enfilé une bonne rasade d'un alcool mauvais marché. Le vieux ne lâchait pas sa prise et Seokjin peinait à suivre l'allure de son grand-père. Lorsqu'ils traversèrent le petit parc près de chez lui, là où il y avait ce magnifique lac que les fleurs de cerisier venaient couvrir au printemps, il s'arrêta brusquement.
-On n'a pas d'argent Papi ! hurla-t-il.
Le septuagénaire s'arrêta avant de se tourner vers son petit-fils. Non loin d'eux, quelques passants observaient la scène en se chuchotant des messes basses comme s'ils avaient face à eux un spectacle bien intéressant.
-J'chanterais dans la rue, s'il faut.
-Mais tu sais pas chanter.
Le grand-père se gratta maladroitement la joue avant d'hausser les épaules. Seokjin le savait très bien, lui. La dernière fois que son papi avait voulu chanter, son dentier s'était fait la malle sur la table à manger. Si lui, ça l'avait fait beaucoup rire, ses petites sœurs avaient poussé des cris d'horreur de tels qu'on aurait dit qu'un tueur était venu leur régler leurs comptes. Étant donné que le quartier où ils vivaient n'était pas si sûr, les voisins n'en auraient pas été étonné et mine de rien, cette explication semblait plus plausible que celle du dentier du vieux qui était juste venu décorer les restes du repas de midi dans une tentative désastreuse de chanter l'hymne national.
-On trouvera un moyen, j'te le promets.
Seokjin n'y croyait pas et pourtant, il les aurait bel et bien ses cours. Son grand-père que l'on pouvait qualifier sur le plan idéologique comme populiste-agnostique-anarcho-syndicalo-cabochard à tendance primitif aurait fait n'importe quoi pour lui. C'était un kaléidoscope de fragments moralistes, mais il aimait profondément sa famille. Il n'hésiterait pas, au fil des années, à se séparer de ses biens les plus chers pour que son petit-fils apprenne cet instrument dont il était tombé éperdument amoureux par le biais de l'amour de sa vie.
Il n'avait pas perdu de temps avant de l'inscrire directement à l'opéra de Séoul. Tout s'était fait très vite, c'était limite si le vieux n'avait pas agressé la réceptionniste de l'opéra. Il avait bafouillé des mots incompréhensibles et Seokjin et la jeune femme avait eu l'impression d'être dans un jeu télévisé :
-Cours, le truc long où faut souffler, faut lui apprendre il y connait rien le petit...Et aussi faut qu'il connaisse la langue bizarre avec des formes et tout.
La réceptionniste avait plissé les yeux et s'était légèrement accoudée pour avoir une meilleure vue d'ensemble sur ce duo improbable.
-Le solfège ?
-Qu'est-ce que j'en sais, moi ? répondit le vieux, penaud.
La jeune femme s'était retenue de rire, étrangement attendrie par ce grand-père. Ensemble, ils avaient donc inscrit Seokjin pour son premier cours à l'opéra de Séoul.
Lors du premier jour, son grand-père l'avait amené. Côte à côte, le grand-père serein et le petit-fils angoissé traversait les longs couloirs jusqu'à la fameuse salle de cours.
En marchant, ils virent au loin un garçon qui avait à peu près le même âge que Seokjin, pantalon en toile et chemise blanche surmontée d'un pull sans manches en tricot, avancé dans leur direction. Il avait des mocassins à ses pieds et le petit garçon voyait son grand-père lorgné sur ses souliers comme un chien devant sa gamelle vide. Il se pencha doucement vers lui, avant de lui chuchoter :
-Eh bah ! Il a la classe celui-là.
Seokjin hocha mollement les épaules. Contrairement à ce que son grand-père pouvait croire, ce pull rose et ces chaussettes à coeur, il les avait choisi. Sa mère ne l'habillait pas, il le faisait lui-même. Mais il s'habillait en pensant à ses petites sœurs, au fait que celles-ci pourraient récupérer ses vêtements une fois qu'elles seraient plus âgées.
Le jeune garçon face à lui avait tout l'air d'un fils d'une bonne famille. La manière dont il se tenait était droite, sa démarche était assurée et son visage était si démuni de toute émotion qu'il lui faisait penser à une sorte de noble. Son grand-père et lui était seulement la plèbe. Rien que de savoir qu'ils allaient le croiser, qu'il allait passer à côté d'eux lui insuffla un sentiment d'appréhension totalement démesuré.
Mais avant qu'ils n'entrent en collision, la tête d'un autre garçon dépassa de l'une des portes au fond du couloir avant de beugler :
-Kim, la pause est finie ! Le professeur Lee m'a dit de te prévenir qu'il était temps que tu reviennes de ton voyage spatio-temporel et que tu quittes les années cinquante !
Ledit Kim qui n'était alors plus qu'à un mètre d'eux s'arrêta brusquement avant de se retourner en direction de cette voix.
-Pardon ?
Même dans sa façon de parler, il y avait quelque chose de distinguer.
-Quoi ? Tu dois nourrir les piafs du parc pépé ? On y retourne j'ai dit !
Le garçon se retourna alors complètement dans sa direction avant d'avancer d'un pas déterminé vers cet énergumène jovial dont l'éclat de rire résonna encore dans le couloir bien longtemps après que la porte se soit refermée sur eux deux.
Seokjin et son grand-père restèrent interdit quelques instants avant de se jeter des coups d'œil curieux et perplexe. Finalement, ils reprirent leur marche.
Une fois face à leur salle, ils toquèrent. Seokjin mordillait sa lèvre inférieure avec force tant il était stressé. Le vieux le remarqua très vite et lui tapa faiblement l'arrière de la tête.
-Arrête de faire ça, bon sang.
Soudain, une dame apparut face à eux. Elle était belle, possédait de courts cheveux châtains et avait un regard chaleureux. Aussitôt, Seokjin se détendit.
-Tu dois être Seokjin, c'est ça ?
Le garçon hocha la tête et la jeune femme lui tendit alors sa main.
-Enchanté, je suis Kyong-hee, entre donc !
Seokjin ne se fit pas prier avant de passer le pas de la porte et de s'engouffrer dans la salle. Il avait la tête baissée et vu d'extérieur, on pouvait se demander possiblement s'il comptait apprendre à jouer d'un instrument de musique ou si c'était un gibier de potence.
La professeure se retourna alors vers le grand-père avant de s'incliner légèrement.
-Vous pouvez le récupérer dans une heure et demie...Cela vous convient ?
-Pardon ? J'veux pas vous offenser, ma p'tite dame, mais je les paye moi ces cours, alors j'veux bien voir de quoi il en retourne.
La jeune femme papillonna des paupières, comme si elle n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Lorsqu'elle comprit que le vieil homme face à elle était bel et bien sérieux, elle se reprit avant de se déplacer légèrement sur le côté.
-Oui bien sûr, entrez !
Le vieux assis sur une chaise dans un coin de la salle et les deux autres au milieu, le cours pouvait alors commencer. Sa professeure s'était longtemps extasiée devant la flûte de son nouvel élève, agréablement surpris par la qualité de cet instrument. Ensuite, elle lui fit faire des choses totalement ahurissantes aux yeux du grand-père.
-Excusez-moi, mais c'est quoi tous ces trucs que vous lui faites faire, là ?
-C'est des exercices d'échauffement.
Le vieil homme acquiesça en voyant son petit-fils échauffé ses bras et ses mains de manière différente. Puis, tout à coup, il se pencha sur sa chaise et plissa les yeux en remarquant le nouvel exercice qu'ils faisaient. Seokjin et sa professeure étaient présentement en train de se masser les joues, faire des mouvements avec les lèvres, bouche fermée, bouche ouverte, mâchoire ouverte, mâchoire fermée...Il n'y comprenait rien, mais était complètement émerveillé par ce spectacle.
-Ah bah merde alors, j'vois qu'une chose pour lesquelles ces exercices seraient utiles et les hommes seraient bien contents.
En comprenant l'allusion totalement déplacée de l'ancêtre derrière elle, les joues de la professeure se teintèrent de rouge. Elle se racla la gorge, mal à l'aise, avant de continuer son cours tant bien que mal sous les commentaires douteux du vieillard.
Une fois que le cours se termina, Seokjin suivit docilement son grand-père jusqu'à la maison. Il regarda pensivement son dos voûté, une question lui brûlant les lèvres.
-Tu veux pas marcher à mes côtés, fiston ? Me fait pas croire que j'marche plus vite que toi.
Seokjin trottina alors hâtivement jusqu'à se retrouver aux côtés du vieil homme. Celui-ci lui pinça tendrement la joue, le faisant grimacer.
-Alors, ce premier cours ?
-J'ai beaucoup aimé !
Le vieil homme ricana de l'enthousiasme de son petit-fils.
-J'espère bien.
Leur marche redevenue silencieuse, Seokjin ne pouvait pas s'empêcher de s'inquiéter. Il s'amusa alors à shooter dans les graviers du parc avec ennui. Puis, raffermissant sa prise sur son étui, il laissa cette question qui lui torturait l'esprit débordé de ses lèvres :
-Comment tu vas payer les cours, Papi ?
Le vieux pencha la tête, le regard perdu dans le ciel gris et froid, l'air serein, presque apaisé.
-Je pourrais vendre quelques bijoux de ta grand-mère.
-Non, tu ne peux pas faire ça ! Ça a trop de valeur !
Le vieil homme secoua la tête avant de s'arrêter au beau milieu du chemin, son petit-fils faisant de même. Face à face, il se pencha un peu plus vers lui, jusqu'à atteindre sa hauteur, avant de lui offrir un clin d'œil.
-La famille est la seule vraie fortune, fiston.
♪
-Jin, tu peux m'aider à faire mon devoir de maths ? J'y comprends rien !
-Seokjin, tu peux étendre le linge s'il te plaît ?
-Je crois que les piles de la télécommande ont lâché, comment on fait...
-Stop !
L'adolescent se retourna vers trois des cinq femmes de sa vie, irrité. Oui, il avait cinq femmes dans sa vie et même s'il les adorait toutes, il doutait que ce soit une chance comme aimait si bien le dire ses camarades de classe.
Les années étaient passées et Seokjin s'était rendu compte que tenter de travailler de son instrument chez lui revenait presque d'un miracle. Il n'avait pas un seul moment à lui. Alors, pour y remédier, l'adolescent se réfugiait chez son grand-père qui beuglait toujours que le bruit était insupportable. Seokjin savait bien que ce n'était que pour la forme, son grand-père adorait l'écouter.
Les rôles avaient désormais changé, ce n'était plus lui, le regard plein d'admiration, qui écoutait avec attention les péripéties de son grand-père, mais ce dernier qui l'écoutait jouer, le coeur plein de fierté.
Il se souvient même qu'il avait pleuré lors de sa première représentation. C'était lors de sa première année et c'était un petit concert restreint, seulement avec les élèves de sa professeure et de leurs familles, mais son grand-père avait fondu en larmes comme un enfant. Il ne lui avait jamais paru aussi vulnérable qu'à ce moment précis et pourtant, son papi ne s'était même pas caché.
« Ta grand-mère aurait été cent fois plus fière que je ne le suis maintenant, mais puisqu'elle n'est plus, j'espère que tu vas faire en sorte que cette fierté grandisse suffisamment pour deux. »
Il était hors de question, aux yeux de Seokjin, d'échouer à ce but. Rendre fier son grand-père le comblait de joie. Si noble d'esprit, l'adolescent n'aurait pu se contenter que de cela. Ça avait toujours été dans sa nature d'aimer les choses pour deux, de vivre pour plusieurs, de découper son monde pour son entourage.
Sa mère, en voyant son état, se rapprocha de lui avant de poser doucement sa main abîmée sur son épaule.
-Va voir ton grand-père, mon grand. Je pense que tu sais où il est à cette heure-là.
Seokjin hocha distraitement la tête avant d'enfiler à la va-vite son manteau et de sortir, accompagné de son fidèle instrument.
Aujourd'hui, nous étions dimanches. Et les dimanches, il était de coutume que son grand-père aille au parc, qu'il s'assoit sur le banc face au lac et réfléchisse sur tout et n'importe quoi. Plus il se fanait, plus ses anecdotes sur ce qu'il avait vécu se faisaient folles. Car vieillir n'est, au fond, pas autre chose que n'avoir plus peur de son passé. Seokjin l'écoutait alors déblatérer plus amplement les atrocités de la guerre, la dureté de sa jeunesse. Il avait l'impression que sa mère ne le connaissait pas comme lui le connaissait. Ni elle, ni ses soeurs. Seulement lui.
Alors, lorsqu'il aperçut au loin le dos voûté de son grand-père assis sagement sur le banc de fortune, il n'hésita pas avant de le rejoindre et de poser affectueusement sa tête sur son épaule. Le vieil homme n'avait pas bougé d'un poil. Il avait reconnu cette odeur et ces bruits de pas. Même aveugle, il aurait su que c'était lui.
-Raconte-moi quelque chose, souffla Seokjin.
Le vieil homme sourit, attendrit, avant de lui parler de tout et de n'importe quoi. De ce sergent un peu trop surestimé, de cette petite querelle que lui et ses compagnons avaient eu avec des hommes d'une autre section et qui s'était terminée par une bataille de nourriture puérile et de la mort. Surtout de la mort. Parce que malgré les brefs moments de bonheur, il était essentiel de ne pas oublier de quoi il en retourne.
-Éternellement persiste en nous la vieille illusion qu'on peut trouver un système religieux, national ou social qui, équitable pour chacun, dispenserait à jamais à l'humanité l'ordre et la paix...C'est que des conneries, j'te dis. Rien ne peut durer ni même se concevoir sans violence. De toute façon, c'est toujours lorsque les hommes jouissent trop longtemps et avec trop d'insouciance de la paix qu'ils sont pris de la funeste envie de connaître la griserie de la force et du désir criminel de se battre. On est tous des cons.
Il se tourna vers l'adolescent avant de lui tapoter gentiment l'épaule. Il avait semblé à Seokjin que son grand-père avait perdu sa force d'antan. Il lui semblait plus maigre, plus fragile qu'autrefois. Puis il réalisa, les années passaient et son sablier à lui était bientôt écoulé. Mais étrangement, il semblait aussi plus sage.
Seokjin l'écouta longuement parlé. Lorsqu'ils se quittèrent, la température avait drastiquement baissé en ce mois d'hiver et la lune était apparue, haute dans le ciel sombre et étoilé.
Il était rentré, curieusement serein, ignorant du fait que ce moment qu'il avait partagé avec son grand-père serait le dernier.
Mais au fond de lui, Seokjin avait su. Jamais il ne l'expliquerai correctement mais, dans ce dernier sourire qu'ils avaient échangé, un adieu s'était envolé.
Bien des hivers étaient passés depuis celui où son grand-père avait décidé de lui payer ses cours. Mais la mort avait décidé que celui-ci serait le dernier.
Lors de son enterrement, Seokjin fut sûrement moins triste que ses petites soeurs. Peut-être parce qu'elles se rendaient compte de toutes les occasions manquées, de tous ces moments qu'elles avaient trouvés ennuyeux, de tous ces regrets, finalement. Car une des lois mystérieuses de la vie veut que nous n'apprécions toujours que trop tard ses valeurs authentiques et essentielles : la jeunesse quand elle s'enfuit, la santé dès qu'elle nous abandonne, et la perte lorsqu'on nous arrache nos trésors.
À la fin de la cérémonie, Seokjin avait joué de sa flûte. C'était un hommage qu'il lui faisait avec l'instrument de celle qui avait été l'amour de sa vie. Kim Jin-sang avait eu une vie longue et bien remplie et maintenant, il s'en allait retrouver celle qui l'attendait.
Non, Seokjin n'était pas triste, il croyait dur comme faire que la vie et la mort n'étaient qu'une boucle infinie. La boucle de vie de son grand-père s'était terminée, laissant place à celle du trépas. La flamme s'était éteinte.
Mais cela ne veut pas forcément dire que l'on se retrouve englouti par les ténèbres, n'est-ce pas ?
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