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Depuis que Jungkook avait assisté à la répétition de l'Enchanteresse, celui-ci arborait toujours ce même visage peint d'irritation. Il n'avait pas décroché un seul mot tout le long du trajet du retour et s'était directement enfermé dans sa chambre pour répéter Romance.

Taehyung était perdu.

Il ne savait pas ce qui s'était passé pour que le plus jeune soit d'une humeur aussi massacrante mais il détestait cela. Le chef d'orchestre avait en horreur les non-dits.

En même temps qu'il faisait les cent pas dans son salon, il entendait l'écho du violon de Jungkook. Le brun semblait s'être légèrement amélioré, mais ses démons intérieurs l'empêchaient de jouer ce morceau à sa juste valeur. Jungkook était censé l'embellir, non pas en être terrifiée au point de gâcher son potentiel.

Taehyung comprenait le plus jeune, mais il fallait aussi que son petit violoniste prenne conscience qu'il ne devait pas voir seulement sa mère à travers Romance.

Romance pouvait être la personnification de tant d'autres choses. De son amour pour ceux qui lui étaient chers, de ses moments de bonheur, ou même d'une simple image. Jungkook pouvait l'imaginer comme un ruisseau qui chante ou un champ de fleurs qui frémit. Romance pouvait être une robe sur le corps d'une femme ou une montre sur le poignet d'un homme. Ce deuxième mouvement laissait place à une imagination débordante qui ne demandait qu'à être exploitée. Romance se trouvait derrière une porte sur un chemin pavé d'or. Le petit violoniste n'avait juste pas encore la clé.

Quelques minutes plus tard, Jungkook descendit pour prendre une pause. La manière lamentable dont il jouait Romance ne faisait que noircir un peu plus son humeur. Lorsqu'il arriva au salon, il ignora royalement Taehyung et partit en direction de la cuisine pour boire un verre d'eau.

Le chef d'orchestre fulminait. Il passa furtivement sa langue sur sa lèvre inférieure. En se tournant vers sa chaine hi-fi, il eut une idée. Il s'avança jusqu'à sa bibliothèque musicale et en sortit un CD avant de l'insérer à l'intérieur du lecteur. Il appuya sur le bouton et, quelques instants plus tard, la valse No.2 de Chostakovitch se superposa à la tension qui régnait dans le salon.

Jungkook releva la tête et observa Taehyung, les sourcils froncés. Il était irrité à cause de Romance mais aussi parce qu'il ne comprenait pas ce sentiment qui s'était emparé de lui en voyant la complicité entre la cantatrice et Taehyung. Il ne comprenait pas, mais cette irritation semblait s'éterniser.

Elle avait eu toute son attention et Jungkook l'avait détaillé tandis qu'elle battait des cils devant le chef d'orchestre comme un papillon en plein vol.

Taehyung lui tendit sa main et Jungkook la dévisagea depuis la cuisine. Lentement il s'approcha du chef d'orchestre qui arborait un petit sourire. Une fois face à lui, il croisa les bras contre son torse.

-Quoi ?

Taehyung était à deux doigts d'ouvrir grand la bouche tant il n'était pas habitué à cette nonchalance. C'était un trait de caractère du plus jeune qu'il n'avait jamais vu avant et il aurait préféré que sa première expérience de cette partie de son violoniste ne lui soit pas adressée. Il avait l'impression de tout simplement l'ennuyer.

Il souffla avant d'attraper la main droite de Jungkook entre la sienne. Leurs deux paumes bien à plat l'une contre l'autre, relevées à la hauteur de leurs visages, le plus jeune compris. Il voulut s'enfuir, mais Taehyung croisa ses doigts avec les siens, réduisant en cendres toute tentative de fuite.

-J-je ne sais pas faire ça...

Enfin, Taehyung la revoyait. Cette douceur, cette timidité qui l'avait charmé dès le premier soir de leur rencontre.

Il passa son autre main dans le bas du dos du plus jeune et, d'un geste vif, le rapprocha de lui jusqu'à ce que leurs torses se collent. Taehyung aurait dû poser sa main sur le haut de son dos, entre ses omoplates, mais il préférait le faire de cette façon. Instinctivement, Jungkook avait déposé son autre paume sur l'épaule du chef d'orchestre.

Il était à une distance ridicule du bouclé et, d'aussi près, avait une vue de haute qualité sur ce mannequin de marbre. Ses yeux étaient grands ouverts et détaillaient ce visage, affolé. Les battements de son coeur avaient suivi le même rythme que la valse qui se jouait derrière.

Et Taehyung arborait un sourire aussi innocent que conscient.

-Je serai le meneur, tu seras le suiveur. Regarde, dit-il en baissant son visage sur leurs pieds. Tu dois exécuter les pas opposés aux miens. Si j'avance...

Taehyung avança son pied gauche d'un pas léger et aérien et Jungkook recula du pied gauche.

-Le pied droit, le corrigea Taehyung.

Et il recommença à nouveau. Jungkook eut du mal, mais finit par reculer du pied droit.

Taehyung amena ensuite son pied droit au niveau du gauche, puis fit ensuite glisser son pied gauche jusqu'à celui de droite.

Jungkook fit le contraire, amena celui de droite contre celui de gauche.

-C'est bien...

Taehyung recula ensuite son pied droit d'un pas et celui de gauche suivi, d'un geste léger, somptueux puis il finit par glisser celui de droite contre celui de gauche. Ce mouvement terminait le pas en carré basique.

-Prêt ?

Jungkook peinait à croire qu'il s'apprêtait à danser la valse avec le chef d'orchestre. Ça lui paraissait irréel. Il n'avait jamais exécuté cette danse de sa vie. Pourquoi maintenant ?

Parce que Taehyung était imprévisible. Toujours.

Le brun hocha seulement la tête, les sourcils froncés. Son regard était rivé sur leurs pieds. Taehyung ricana avant de lâcher sa main et de relever doucement son menton de son pouce et de son index.

-Laisses-toi seulement diriger.

Mais à peine avaient-ils commencé à danser que le regard de Jungkook se braqua automatiquement sur leurs pieds. Il ne pouvait pas s'en empêcher, il voulait tellement faire bien. Il désirait faire aussi bien que Taehyung qui dansait avec une telle somptuosité, une telle délicatesse qu'il avait l'impression qu'il avait fait ça toute sa vie. Jungkook ne voulait pas risquer de...

-Aïe.

...lui marcher sur les pieds.

Jungkook releva vivement la tête, paniqué.

-P-pardon, je ne voulais pas je...

Taehyung exerça une plus forte pression sur le bas de son dos tout en lui souriant doucement.

-Ce n'est pas grave, mais regarde-moi.

Jungkook aurait bien voulu, mais c'était une épreuve pour lui. Parce que lorsqu'il ne regardait pas leurs pieds, il avait la sensation de se faire aspirer par ce regard si intense et obscur. Parce qu'il était si près de Taehyung que c'était littéralement la seule chose que ses yeux voyaient. L'immensité intense de ces orbes pleines d'élégance et de mystère. C'était renversant.

Renversant, charmant, captivant, hypnotisant. Tout cela à un tel point que Jungkook finit par arrêter de réfléchir, vouant toute sa confiance à ce simple regard. Il laissa son partenaire le faire tournoyer dans le salon, comme s'il n'était qu'une marionnette.

Et ça avait des allures féériques. Jungkook aurait presque pu penser qu'il était en train de vivre un de ces contes de fées. Il s'imaginait, dans un immense château de pierre, le lierre grimpant sur les colonnes et le sol parsemé de fleurs. Et Taehyung aurait été le prince de ce château.

Cela faisait longtemps que Jungkook ne s'était pas senti aussi léger.

Autrefois, il ne vivait que pour ces instants fugaces de bonheur qu'on voudrait éternels. Ces brefs moments qui lui faisaient tout oublier, comme si tous ses problèmes s'étaient envolés, comme s'il était ailleurs et que le temps s'était arrêté.

1, 2, 3, qu'il était beau de rêver.

Mais parce qu'il avait trop souffert à un âge avancé, il était devenu un puzzle qu'il fallait construire.

Car lorsqu'il était enfant, il croyait dur comme fer que tout ce qui se perdait se trouvait quelque part  sur Terre, n'attendant que d'être reconquis. Mais, même en sillonnant le monde, personne n'avait réussi à retrouver la moindre trace des rêves brisés, des promesses trahies, des illusions perdues...Alors où étaient ses fêlures, à lui ?

Taehyung allait-il les retrouver ?

Cette danse, c'était parce que le chef d'orchestre voulait décrisper le plus jeune, lui faire oublier le temps d'un moment tous les tracas qu'il pouvait avoir. Parce que la mine soucieuse ne lui allait pas et le souciait, lui.

Cette danse était une manière si dérisoire de lui montrer toute sa reconnaissance. Le plus jeune ne le savait pas, mais il l'avait sauvé. Il avait été son espoir lorsqu'il pensait qu'il n'y en avait plus. Il avait été l'étoile qui s'était mise soudainement à briller pour lui.

Taehyung ne le remercierait jamais assez pour ça.

Les deux hommes, sans le savoir, se vouaient une admiration mutuelle qui était aussi touchante que secrète.

1, 2, 3 leurs visages se rapprochaient sans s'en rendre compte.

Le chef d'orchestre voyait l'univers dans les orbes chocolatées du plus jeune. Parce que Jungkook était une étoile et qu'il apercevait ces poussières scintillantes dans ses yeux.

Mais parce qu'il était émerveillé, ces étoiles étaient la manifestation de celles qu'il portait dans son coeur.

Et Jungkook ne s'en rendait pas compte, lui-même.

Le temps et le lieu n'avaient plus aucune importance. La seule chose qu'ils voyaient était l'un et l'autre : perdu, admiratif, contemplatif.

Et désireux.

1, 2, 3 Taehyung renversa Jungkook en arrière d'un pas maîtrisé.

Était-ce encore seulement une valse ?

Le petit violoniste écarquilla les yeux et détailla le bouclé. Celui-ci le tenait fermement et lentement, langoureusement, tortueusement, il avança son visage près de son étoile.

Parce qu'aucun des deux ne réfléchissaient. Quelqu'un, quelque chose semblait avoir pris possession de leurs corps et de leurs cœurs.

Leurs rythmes cardiaques avaient pris une allure aussi affolante, dangereuse, qu'évidente.

1, 2, 3 des lèvres effleurèrent une peau.

Taehyung laissait ses lèvres frôler le cou du plus jeune, laissait ses croissants de chair toucher cette texture douce, délicate, glissante.

Le chef d'orchestre était ivre de cette fragrance sur l'épiderme du plus jeune. Ses notes sucrées avaient enivré son âme d'une empreinte olfactive à jamais.

1, 2, 3 un soupir.

Jungkook rougit. Était-ce lui qui avait produit ce son ? Les boucles de Taehyung chatouillaient ses joues, son nez cajolait son lobe et ses lèvres soufflaient sur sa peau.

1, 2, 3 des frissons.

Il avait suffi d'un mouvement infime des lèvres pour que tout ne devienne qu'un kaléidoscope d'émotions jamais ressenties auparavant, juste un infime mouvement des lèvres pour casser une certitude qui paraissait éternelle.

Aucun des deux ne savait comment ils en étaient arrivés là. Était-ce le désir de l'instant ou un événement inévitable qui n'aurait jamais pu être changé ? Était-ce écrit depuis le début ou seulement le résultat d'une envie fugace ?

Jungkook vivait, ressentait ces émotions pour la première fois. Et c'était autant terrifiant que c'était délicieux. Il voulait à la fois plus et moins. Tant de contradictions qu'il pourrait en perdre l'esprit.

Pourquoi le chef d'orchestre semblait aussi calme comparé à lui ? Parce que Taehyung avait toujours agi par instinct, par envie. Parce qu'il était ce genre de personne qu'il était vain de dompter, ce genre de personne qui filait entre les doigts comme des grains de sable.

Parce que Kim Taehyung était insaisissable.

Tout simplement.

Jungkook prit conscience que les gestes de Taehyung étaient intimes, que c'étaient des gestes que l'on ne donnait pas à n'importe qui.

Que c'était des gestes dictés par quelques que chose de plus profond qu'une simple affection.

Le jour est semblable à la tendresse et la nuit à l'attirance. Ainsi, lorsque le soleil cède sa place à la lune, le crépuscule devient le désir qui naît de ses deux rencontres. Parce que le ciel se voilait lentement, langoureusement, comme l'aurore de la tentation.

1, 2, 3, mais tout prit brusquement fin.

Avec une voix.

-En vingt ans, tu ne m'as jamais fait danser, moi.

Leur bulle de douceur idyllique venait brusquement d'éclater. Jungkook écarquilla les yeux et repoussa brutalement Taehyung.

Le chef d'orchestre papillonna des yeux, comme pour se reconnecter avec la réalité et dévisagea son meilleur ami qui se trouvait à l'entrée du salon, un grand sourire sur les lèvres. Il soupira et passa une main dans ses cheveux.

-Hoseok, je sais que je t'ai donné un double des clés, mais la moindre des choses serait de prévenir lorsque tu passes.

Le pianiste, vêtu de son éternel trench camel qu'il ne quittait que très rarement, cadeau de Yoongi, haussa les épaules, indifférent.

-Pour risquer de manquer ce genre de scène ? Jamais.

Jungkook entortillait ses doigts entre eux, mort de honte. Lui qui avait tant désiré rencontrer le pianiste de renom...

Pourquoi fallait-il que ce soit dans de telles conditions ?

Que pouvait imaginer Jung Hoseok après le tableau qu'il venait de voir ?

Jungkook avait les joues tellement rouges que ses pommettes étaient devenues un champs de coquelicots. Il avait été brusquement ramené sur terre et prenait petit à petit conscience de ce qu'il s'était passé. Il se sentait flou, perdu. Il avait la sensation d'être en train de nager entre deux mondes, comme si le réel et l'imaginaire se faisaient face et qu'il marchait sur le fil fragile qui les séparait.

Il ne voulait pas rester une seconde de plus en compagnie des deux hommes. Parce qu'il était incapable de leur faire face. Trop gêné pour regarder Taehyung, trop honteux pour saluer Hoseok. C'est pour cela qu'avec une petite voix, il exprima son désir de partir.

-Je vais aller répéter Romance...

Taehyung dévisagea le dos de son petit protégé et hocha la tête, comme si Jungkook pouvait le voir. Son petit violoniste ne perdit pas de temps avant de monter les escaliers à la vitesse de l'éclair.

Il avait disparu aussi vite que leur rêve éphémère s'était effondré.

Lorsque la porte de sa chambre claqua, Taehyung concentra son attention sur son meilleur ami dont le regard était vissé sur les escaliers par lesquels Jungkook avait disparu. Le pianiste se tourna finalement vers lui et lui sourit.

-Mignon, ton premier violon.

Il n'avait pas été surpris de voir son meilleur ami danser avec un garçon dans son salon. Que ce soit les femmes ou les hommes, Taehyung les aimaient tous. Parce que le chef d'orchestre apportait une plus grande importance à l'âme humaine, à la beauté intérieure, qu'à un simple genre. Il ne se limitait pas à quelque chose d'aussi futile.

Taehyung haussa les épaules et se dirigea vers sa cuisine, Hoseok sur les talons.

-Qu'est-ce qui te fait croire que c'est mon premier violon ?

-Parce qu'il est chez toi et que je t'imagine mal danser la valse avec un plan cul.

Taehyung grimaça avant de s'accouder contre le plan de travail. Hoseok était son meilleur ami, mais ils n'échangeaient pratiquement jamais par téléphone. Il comprit alors.

-Yoongi.

Hoseok hocha la tête.

-Il m'en a beaucoup parlé.

-Vraiment ? demanda Taehyung, curieux.

-Il se voit en lui.

Taehyung pouvait comprendre cela. Les deux partageaient des similitudes inexplicables aux yeux des autres. Il savait qu'Hoseok avait en quelque sorte sauvé le violoncelliste, mais en était-il de même pour lui avec Jungkook ? Est-ce qu'il était pour le petit violoniste ce qu'Hoseok était pour Yoongi ?

-Et sinon pour ce que je viens de voir...

Taehyung releva brusquement la tête. Pourquoi son meilleur ami arborait une expression aussi sérieuse.

-Ce n'était rien, souffla-t-il.

Hoseok le dévisagea, surpris.

-Tu n'es pas du genre à te voiler la face, ni même à nier l'évidence.

C'était vrai. Taehyung était tout le contraire.

-Ça ne peut pas être rien, Taehyung. La seule personne avec qui tu dansais la valse, c'était ta mère...

Taehyung fronça les sourcils. Il était perdu. Perdu et terrifié en quelque sorte.

Il n'avait pas seulement dansé la valse avec sa mère, à vrai dire.

Hoseok baissa le regard et remarqua seulement maintenant que la main de son ami tremblait légèrement.

-De quoi as-tu peur ? murmura Hoseok.

Le chef d'orchestre se tourna vers lui, le visage torturer.

-Tout. Cette histoire est terrifiante. Elle est aussi insensée qu'elle est...évidente.

Le pianiste dévisagea son meilleur ami, curieux. Qu'est-ce que Taehyung cachait pour se mettre dans un état pareil ? Qu'est-ce qui semblait le tourmenter, le déboussoler pour qu'il en vienne à trembler ?

Il s'approcha de lui et, doucement, posa sa main sur son épaule.

-Explique-moi.

Autrefois, Hoseok avait haï Taehyung du plus profond de son coeur. Ce garçon à l'indifférence et au don extraordinaire qui n'avait fait que renforcer sa jalousie et sa colère à lui qui était une personne téméraire. Le bouclé était la glace et lui le feu. Le Ying et le Yang. Mais, un jour, tout avait changé.

Grâce à une simple suggestion soufflée au creux de l'oreille qui l'avait amené au succès d'aujourd'hui.

Hoseok avait réalisé que Taehyung ne cherchait pas à s'approprier la musique comme il l'avait pensé, il la vivait. Avec audace. Il voulait seulement animer cette passion chez d'autres personnes. Donner une chance à ceux qui n'en avaient aucune, aider les âmes qui doutaient de leur talent, insuffler un souffle de vie à ceux qui n'en possédaient plus et pousser discrètement les musiciens à révéler leur véritable éclat.

Hoseok avait fait partie de cette dernière catégorie de personnes que Taehyung avait changée.

À partir de là, ils étaient devenus des piliers pour l'un et l'autre. Une amitié aussi invraisemblable q'ineffable s'était formée entre les deux hommes.

Parce qu'ils se connaissaient depuis tellement d'années qu'ils en avaient oublié certains souvenirs.

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