Chapitre 1
Alise
« — Je sais qu'on n'en a pas parlé, je concède. En fait, on n'a pas parlé de grand-chose, j'en suis conscient. Je ne suis pas le genre de mec à faire de longs discours, mais je crois que tu le sais, Eva. J'ai vécu toute ma vie seul, et j'avais pas prévu de faire grand-chose d'autre de mon existence. Et puis vous êtes arrivés, tous les deux, et tout a changé. Je ne sais pas si tu veux de moi, Eva. J'ai aucune putain d'idée si de ton côté, c'est pareil. Alors je vais te dire ce que j'ai sur le cœur, ma belle, et ensuite, tu en feras ce que tu voudras.
Je prends une grande inspiration, et je me lance, pour la première fois de ma vie, dans un déballage à cœur ouvert.
— J'avais pas prévu tout ça. J'avais même pas envie que ça change. Mais tu as déboulé, Eva, et je me suis rendu compte que ma vie était vide de sens, et que toi, tu la remplissais. Peut-être que je me plante, peut-être que je me fais des plans sur la comète et que je prends mes désirs pour la réalité, mais j'ai envie de plus. Avec toi. Avec lui. Si tu n'en veux pas, c'est pas grave, j'ai pas signé ce papier pour t'enchainer à moi. Je l'ai fait pour m'engager vis-à-vis de lui : je le protégerai, je serai là pour lui, même si toi, tu ne veux pas de moi. C'était pas une condition. Alors ouais, dans l'idéal, ce serait de former une famille. Je sais pas si je suis capable de ça. Je sais pas si je serai assez doué pour ça. Mais je veux essayer. D'être le meilleur des pères, pour lui, et le meilleur des compagnons, pour toi. Mais seulement si tu en as envie. J'ai plein de défauts, je suis pas facile à vivre, ni à gérer. J'ai mes doutes, mes tourments, mes TOC et mes démons. Et ça doit pas faire envie, j'en suis conscient. Maintenant, c'est à toi de voir, Eva, si tu prends le tout, ou pas. Et je respecterai ton choix, même si ça ne me laisse que le rôle de l'oncle protecteur et de l'ami. »*
Oh. Mon Dieu.
Ce texte ! Mon Dieu, ce texte ! Et cet homme ! Je l'adore ! Cette déclaration est si poignante que mes mains restent en suspens au-dessus du clavier et que je recule de l'écran en soupirant. Merde, j'en suis toute retournée !
Je me rencogne dans mon siège de bureau, en posant mes mains sur mes genoux pour frotter mes paumes moites, et m'étirer comme un chat.
Un coup d'œil sur l'horloge murale au-dessus de mon lit, et je comprends mieux pourquoi je suis percluse de douleurs aux lombaires, et surtout pourquoi mes yeux me crient de leur accorder un peu de pitié : voilà quatre heures que je suis sur ce manuscrit, et que je n'ai pas quitté l'écran du regard. C'est généralement le problème quand le texte est bon : je ne peux pas en décrocher.
Pour celui-là, c'est le cas, ça c'est sûr. L'histoire est top, et le héros tourmenté à souhait : tout ce que j'aime ! C'est ça que j'adore dans mon métier : j'allie ma passion de la lecture à mon talent pour trouver les fautes qui se cachent dans les textes ! Vive le boulot de correctrice !
Néanmoins, là, il est temps de faire une pause, assurément. Mes pieds menacent de déborder de mes chaussons licorne tant ils ont gonflé à cause de la station assise prolongée, et j'avoue, j'ai une soif monumentale !
Je me lève avec lenteur, dépliant mon corps qui a bien besoin d'exercice, et effectue quelques mouvements maladroits pour détendre mes muscles ankylosés. Corriger, c'est génial, mais je manque sérieusement d'un peu de sport ! J'ai un travail, qui hélas, m'en laisse peu la possibilité. Alliez ça à un manque de volonté évident, honte à moi, et vous vous retrouvez avec le corps d'une mamie de vingt-cinq ans...
Je me traine jusqu'à la cuisine, ouvre le réfrigérateur et esquisse un sourire en découvrant qu'il reste deux canettes de ma boisson préférée : le Coca Zéro. Ce truc, c'est comme une drogue, je pourrais en boire des litres par jour. J'essaie de me réfréner, mais quand il fait chaud comme aujourd'hui, j'avoue que c'est compliqué ! Strasbourg est une chouette ville, il faut juste s'habituer aux températures extrêmes : -15°C en hiver et 35°C en été, et on a même dû les dépasser aujourd'hui, à mon avis.
En vrai, difficile de juger avec précision, je ne suis pas sortie de la journée, trop accaparée par mon travail, mais vu l'état de mon t-shirt plein de transpiration, c'est sans doute le cas. Je plisse le nez en découvrant les deux horribles auréoles qui maculent mes aisselles, mais décapsule bien vite ma boisson, mue par une soif bien trop intense pour m'attarder sur mon accoutrement désastreux. Le liquide froid qui se déverse dans ma gorge me fait fermer les yeux de bonheur, débordant au coin de mes lèvres : tant pis pour le t-shirt, au point où il en est, quelle importance ?
— Toi et ta satanée boisson ! grommelle la voix de mon père, me faisant sursauter.
Je me retourne instinctivement dans un mouvement brusque, renversant au passage une partie de ma canette. Merde, mon Coca !
— J'avais super soif ! je me justifie en plissant les yeux. Il fait une chaleur à crever !
— Ah ça, me répond-il en soupirant. Je ne te le fais pas dire. Il fait pas loin de quarante dans ma salle de classe. A un moment j'ai dû ouvrir les fenêtres, tellement on étouffait. C'est clairement pas les conditions idéales pour les dernières révisions du Bac de Français.
— Ils sont encore nombreux à venir ?
Mon père hausse un sourcil avant de m'octroyer un regard blasé. Il me contourne en ricanant, saisit un verre dans le placard au-dessus de l'évier, le remplit au robinet avant de l'avaler d'un trait.
— Une petite dizaine, râle-t-il en posant bruyamment son verre sur le plan de travail en marbre. Quant aux autres, tant pis pour eux, hein, qu'ils se débrouillent. Bah de toute façon, ils le filent à tout le monde, alors...
Mon père lève les bras en guise de reddition, m'arrachant un sourire, puis il finit par s'accouder au réfrigérateur en me fixant. Hum, pas bon, ça !
— Pour en revenir à ton Coca, là, tu veux pas essayer de trouver une boisson un peu meilleure pour la santé ? C'est bourré d'additifs, une vraie merdouille !
Je lève les yeux au ciel : cette discussion, nous l'avons déjà eue mille fois, et j'ai l'impression de tourner en rond, avec lui. En vrai, je n'ai même plus envie de répondre. A quoi bon ? Je connais ses arguments par cœur, et il n'a pas tort, je dois l'admettre. Mais j'ai un mal fou à m'en passer, en fait.
— Sans compter que c'est plein de sucres, hein... et t'as vraiment pas besoin de ça.
Ses paroles me font l'effet d'une bombe, même si c'est totalement faux. Pour le sucre, je veux dire.
— Tu veux dire quoi, par-là ? je demande aussi sec, en haussant un sourcil suspicieux.
— Tu le sais très bien ! tente-t-il d'esquiver.
Je plisse les yeux, avant de poser les mains sur mes hanches.
— Euh, non, je m'énerve. Sois plus explicite, mon cher papa !
Il souffle un coup, semblant hésiter. Puis il grimace, signe que ce qu'il va me sortir ne va pas être très sympa.
— Ben euh, commence-t-il. T'as... comment dire...
— J'ai ... ?
— T'as grossi, Alise ! lâche-t-il tout à trac. Et pas qu'un peu.
— Sympa... ! je m'indigne. Vraiment très agréable comme remarque ! Merci, j'apprécie ! Vraiment ! Quel tact de ta part !
Mon père fronce les sourcils, signe qu'il est sur le point de s'énerver.
— Il faut bien que quelqu'un te le dise ! reprend-il. Je suis ton père, c'est mieux que ce soit moi qui te le signale, non ? Si ta mère était encore de ce monde, elle...
— Laisse Maman tranquille, je le coupe, soudain mauvaise.
— Tu peux nier, souffle-t-il, mais c'est vrai ! Elle serait la première à te dire que tu as méchamment grossi, et que tu te laisses carrément aller, Alise ! Regarde-toi, c'est quoi cette tenue ?
Je baisse la tête instinctivement vers le bas, pour regarder mes vêtements : bon ok, il a raison, c'est pas exactement le top de la séduction... un vieux t-shirt Pokemon âgé de plusieurs années et un short informe avec des têtes de Pikachu sérigraphiées sur un tissu rose bonbon. N'empêche, il dira ce qu'il voudra, c'est vachement confortable, au moins !
— Oh ça va, je grogne, vexée. T'exagères, je me suis même épilé les jambes !
Il lève les yeux au ciel, en croisant les bras sur sa poitrine.
— Quel honneur tu me fais ! se moque-t-il. En attendant, il faut que tu fasses un peu plus d'exercice, Alise ! Tu ne bouges pas assez, c'est juste ça.
— Bah, tu me fais rire, je réponds, comment veux-tu que je sorte si je dois travailler toute la journée sur mes corrections ? C'est compliqué, tu ne crois pas ?
— Ah ben je n'étais pas tellement pour que tu embrasses cette carrière, jeune fille ! Si tu m'avais écouté et que tu étais devenue...
— Prof ? Comme toi ? je le coupe. Non merci, sans façon. Enseigner n'a jamais été mon truc, tu le sais bien.
— Tu as fait de si grandes études, Alise ! Un Master 2 en littérature française pour...ça ! C'est du gâchis !
— Du gâchis ? je répète. Absolument pas ! Je suis payée pour lire ! C'est ma passion ! Comment tu peux dire que c'est du gâchis ?
— Mais si au moins tu corrigeais quelque chose d'intéressant ! s'exclame-t-il en levant les bras d'exaspération. Des grands auteurs, des classiques ! Des vrais romans !
— Ahhh, voilà, on y vient ! je grommelle. Il est là le problème, en fait ! C'est pas le métier de correcteur qui te gêne, c'est le genre des livres dont je m'occupe ! La Romance, c'est pas de la littérature, n'est-ce pas ? C'est de la sous-littérature, pour toi, le Grand Ponte de la Langue Française ! Avoue !
Il ouvre la bouche, pour la refermer aussitôt, ce qui a le don de m'énerver encore un peu plus.
— Tu me saoules, sérieusement ! je claque. Toi et tes a priori de prof de Français à la noix ! Eh bien désolée de te contredire, mais la Romance c'est ce qui se vend le mieux en ce moment, ne t'en déplaise ! Et la maison d'éditions où je travaille, Editions Attractives, et bien elle est en passe de détrôner les maisons plus classiques, que ça te plaise ou non ! Oh pis, tu sais quoi, tu m'énerves, je retourne bosser, j'ai encore du taf.
Et je le plante là en refermant la porte de ma chambre. Bouh, qu'est-ce qu'il peut m'énerver avec ses idées préconçues ! Il est rétrograde, voilà tout ! Oui j'aime la littérature, et j'aime les grands classiques ! De Hugo à Baudelaire, de Proust à Vian, à qui je dois mon prénom, je les aime, tous ! Mais depuis que j'ai découvert la romance sous toutes ses formes, contemporaine, historique ou imaginaire, c'est devenu une vraie passion. Et ça, son esprit étriqué ne le comprend pas, visiblement.
Un peu sonnée, je me rassieds à mon fauteuil et me penche vers l'écran, le scrutant d'un œil torve. Merde, qu'est-ce qu'il lui reproche, à ce texte ? Ouais, c'est vrai, y a des scènes explicites, et alors ? Elles amènent tellement à l'intrigue ! Elles permettent de s'immerger tellement dans l'histoire d'amour ! Bref, je ne comprends pas.
Je pousse un soupir, bois une dernière gorgée, pose ma canette sur mon bureau, et décide de m'y remettre. Je dois rendre ce manuscrit avant lundi, et c'est pas gagné. Il n'y a pas beaucoup de fautes, heureusement, mais je me dois d'être irréprochable dans mon travail. D'abord parce que j'y tiens particulièrement. Une place comme celle-ci, c'est du pain béni pour une débutante comme moi. Deux ans d'expérience à peine, et j'ai été embauchée à temps plein et en CDI par la plus grosse maison d'édition du moment. Et d'autre part, parce que j'aime le travail bien fait. Parce qu'avec moi, pas de logiciel de correction qui tienne, il n'y a qu'en l'œil humain, le mien en l'occurrence, que j'ai véritablement confiance.
Je repars donc dans les aventures de mon tueur à gages amoureux, quand, tout à coup, quelques coups à la porte me tirent de ma concentration. Pas le temps d'inviter mon père à entrer qu'il est déjà dans la pièce.
Vu sa mine défaite, je sais qu'il regrette notre altercation. Il pénètre dans ma chambre à pas lents, comme hésitant, avant de s'épauler à mon armoire rustique dans le coin gauche.
— Je...suis désolé, lâche-t-il à voix basse. Je ne voulais pas te blesser, Alise. Mais je m'inquiète pour toi. Tu passes ta vie ici, et je ne crois pas que ce soit une vie normale pour une jeune femme de vingt-cinq ans.
— Je travaille ! je le contre. Si j'allais bosser en entreprise, je ne bougerais pas plus !
— Je sais, admet-il. Mais au moins tu rencontrerais des gens. Ici, tu restes cloîtrée dans ta chambre H24 ! Ce n'est pas bon, à ton âge ! Tu devrais sortir, voir du monde ! Avoir un petit copain, que sais-je ?
Ah, donc, nous voilà au cœur du problème.
— C'est ça qui te perturbe ? je m'exclame. Que je n'aie personne ? Mais peut-être que je n'en ai pas envie ? Peut-être que ça ne m'intéresse pas, qu'est-ce que tu en sais ?
Il souffle, avant de fourrer ses mains dans son pantalon en toile claire.
— Je m'inquiète, Alise. Je veux juste que tu sois bien, tu sais. Tu ne voudrais pas que tu passes à côté de ta jeunesse. Sors, rencontre des gens ! Rencontre un garçon, tiens !
J'ouvre de grands yeux. Sérieux, c'est mon père qui dit ça ?
— Tu veux que je rencontre un gars ? C'est pour ça que t'es là ?
— Et pourquoi pas ? rétorque-t-il. Allez, miss, fais-moi ce plaisir ! Aie pitié de ton pauvre père qui n'a pas envie de te garder jusqu'à tes quarante ans à la maison.
Je hoquette de stupeur et d'amusement ; bon sang, c'est le monde à l'envers !
— Ok, je concède. Et si j'allais dans ton sens, où veux-tu que je trouve quelqu'un ? On ne se case pas en un claquement de doigts, que je sache.
Il grimace, et je sens que je ne vais pas aimer ce qui va suivre.
— Tu m'as dit d'être plus moderne, commence-t-il. Alors pourquoi tu...n'essayerais pas ... un site de rencontres ?
J'arque un sourcil, interloquée.
— Hein ? je m'exclame. Tu veux rire, là ?
— Même pas, sourit-il. Et pourquoi pas, Alise ? Y a ce site, là, MeetU, qui est pas mal...
— Comment tu connais ça, toi ? je m'étonne.
Un rictus gêné apparait sur son visage, et je regrette déjà d'avoir posé la question. Mais il ne répond pas, et à la place, se forge son expression de Chat Potté qui me fait hurler à chaque fois, parce que je suis incapable de m'y opposer.
— Oh non, Papa ! je m'insurge en claquant mes mains sur mes genoux. C'est pas du jeu ! Tu sais très bien que quand tu fais ça je ne résiste pas ! C'est pas juste !
Pour toute réponse, un immense sourire narquois s'imprime sur son visage. Bon sang, il est machiavélique !
— Tu verras, reprend-il sans relever mes protestations. C'est facile d'utilisation. Tu entres tes centres d'intérêt et tu laisses l'appli te trouver des profils compatibles. Ça va te plaire, tu vas être accro !
Je grimace, pour ne pas imaginer ce qu'il peut y faire de son côté... Pas envie, définitivement.
— Tu promets que tu vas essayer, ma puce ? Ce soir ?
Je lève les yeux au ciel devant son insistance, alors qu'il demeure immobile, sans doute dans l'attente d'une réponse qui ne vient.
— S'il te plait ?
Mince, mais qu'il m'énerve !
— Ouais ! je claque d'un coup. C'est bon ! T'as gagné ! Je vais essayer. Mais je te préviens, je ne prends aucun rendez-vous.
— Oh que si ! s'exclame-t-il. Au moins un ! Allez, tu dois bien ça à ton pauvre père qui t'a nourrie, hébergée et élevée pendant vingt-cinq longues années !
Je souffle, excédée, en gonflant les joues.
— Un seul, je claque. Et quand je me sentirai prête. Ok ? Pas de stress, pas de pression, sinon je laisse tomber, Papa chéri ou pas.
Les commissures de ses lèvres remontent en un sourire franc qui achève de m'exaspérer. Rhââ, dans quoi me suis-je donc fourrée ?
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