Prologue cycle 2



« En lui, la source d'Édesse calmera les ardeurs

Des armées d'infidèles abusés par la peur

Equilibre incertain, fruit de la trahison

De sa mère, de la mort, dépend la rédemption. »

Livre de la Grande Poêtesse. Verset 2-19



Survivre ? Elle avait échoué. Vautrée sur le dos, incapable de bouger sur les dalles froides de la chapelle, elle se rappelait son amant, ses yeux vacillants, son déchirement, son incompréhension puis la furie de sa lame. Elle lui pardonnait néanmoins, car la sève blanche, jugement impitoyable de la terre en colère, était la vraie coupable. Le poison s'immisçait graduellement dans ses organes. Elle allait succomber d'un instant à l'autre, souillée par sa propre trahison. L'image de son père s'imposa à elle alors qu'une ombre fugace se pencha sur son corps figé. Bientôt la mort l'emporterait. Son cerveau, pourtant, fonctionnait toujours. Elle devait se projeter une dernière fois dans la matrice et revoir son père. Après-tout son init était encore là. « Père », implora-t-elle, « Palatin des pensées et des mouvements je suis !». Pour toute réponse, un silence de mort traversa son âme. La puce en diamant, incrustée dans ses pores, se décomposait et sclérosait tout son être, la coupant du passé, lui trouant son avenir. Rejetée, tétanisée, elle agonisait. Le sol trembla. Au loin, le son d'un cor retentit tandis que des fumées blanches montèrent dans le ciel d'Édesse. Elle tressaillit à l'idée du destin qui lui avait échappé. Si ce n'était-elle, qui était l'élu ? Une douleur violente lui monta à l'oreille et son init se désagrégea. L'île était hostile aux technologies. Finalement, Kassandra, dans un râle plaintif, sombra.

La brume automnale s'était dissipée, chassée par le vent d'octobre. Les rayons d'un soleil timide se frayèrent un chemin au travers des fines ouvertures de la cabane qu'elle s'était construite trois mois auparavant. Des voiles de poussières s'animaient en dansant dans l'unique pièce rustique, comme une ribambelle d'anges qui questionnent l'existence sur un cercueil en bois. Elle aurait dû mourir mais elle était en vie. Pourquoi ?

 Le cri d'une buse attira son regard vers les chaines montagneuses. Elle ajusta sa paillasse, replaça les peaux de moutons, absorbée dans le gouffre de sa solitude. Des armées entières de patrouilleurs avaient été décimées par la lave coléineuse qui avait jailli du pic du Majestic. D'autres avaient été empoisonnés en traversant les eaux de la Sérénité. L'île d'Édesse avait protégé sa terre des envahisseurs étrangers. Pourquoi en ce cas l'avait-elle épargnée ? Aucun membre des cinq continents n'avait survécu, sauf elle. Elle attrapa son gilet en mérinos et sortit chercher du bois tout en marmonnant. Des sentiments amers, confus et contradictoires, l'empêchaient d'apprécier sa survie car chaque jour qui passait l'enfonçait davantage dans l'affliction. Anéantie, déçue, dévastée par le remord et pleine de regrets, son être souffrait de ne trouver réponses à ses questions et pardon à ses actes. Peut-être au bout du compte n'avait-elle-même plus d'âme ? Peut-être la beauté du sanctuaire d'Édesse ne lui avait-elle été offerte que pour mieux lui faire endurer la souffrance du passé. Paradis ou enfer, l'île était à ses yeux un cruel purgatoire.

 Au sol, une branche épaisse et sèche l'invitait à fêter plus tard , le feu de la purification. Elle fixa le regard et comme maintes fois auparavant, elle se concentra sur le branchage, espérant vainement le soulever des yeux jusque dans ses bras. Rien. Aucun mouvement. Son don de télékinésie lui avait été retiré et avec lui, son art de prédiction. Elle resta ainsi figée de longues minutes, aux prises avec son passé sans ouverture visible vers le moindre futur. Finalement, elle soupira en se baissant pour ramasser le rameau.

 Alors lui vint l'image de son père, l'image de celui pour qui elle avait fait tout ça. Pour exister à ses yeux, elle s'était faite aimer d'Alagan et s'y était brûlée. Pour son président de père, elle avait infiltré la rébellion pour mieux la trahir et tenter d'occire son amant. Mais rien de ce qu'elle avait fait n'avait semblé digne d'intérêt aux yeux du Président Moss. Elle avait tout perdu, l'amour de son amant, son estime de soi et plus que tout, l'attention de son père. Elle se rappela son enfance. Toutes ces années passées à vivre loin de lui sans que presque jamais il ne la voie. Unique fille du président Moss et de sa deuxième femme, morte en couches, elle avait été élevée par un tuteur, dans le désintéressement complet de son père. Aussi, lorsqu'à seize ans, il l'avait convoquée pour lui confier une mission si importante qu'il ne pouvait la confier qu'à sa propre fille, Kassandra s'était soudain sentie fière et aimée. Entraînée par les forces spéciales de patrouilleurs, elle s'était peu à peu forgée une identité prête à séduire la rébellion. Lorsqu'en sus étaient apparus ses deux dons – la télékinésie et la voyance, il lui avait soudain semblé que son père s'intéressait vraiment à elle. Palatin des mouvements et palatin des pensées, elle savait que non seulement la rébellion lui serait accessible, mais elle allait tout droit vers la réalisation de la prophétie. L'enfant dual d'Édesse, l'enfant aux deux dons, prendrait contrôle de la source de coléine d'Édesse et par là même, le pouvoir de l'île. Son père pouvait compter sur elle pour ramener le précieux liquide blanc sur les cinq continents et lui permettre ainsi de continuer à régner non seulement sur les terres mais aussi sur l'ile. Mais elle avait échoué. Les troupes des cinq continents avaient été défaites et aucune barge de coléine n'avait pu quitter l'ile. Elle, avait failli mourir empoisonnée par ce même sang blanc qui avait mystérieusement guéri son amant. Sa gorge se serra à l'évocation d'Alagan. Il l'avait vraiment aimé. Comme elle avait adoré être le centre de son attention ! Elle sourit intérieurement en revoyant ses yeux sombres et ses cheveux en bataille. Elle se rappela leurs moments ensemble dans la matrice à fuir les cyber-contrôleurs. Alagan était loin de se douter alors que déjà tout avait été planifié. Elle revit leur étreinte, cette fois dans le monde bien réel, et ses narines se dilatèrent à l'idée de son parfum, à l'idée de ses mains qui parcouraient son corps. Elle avait été si heureuse. Un élancement violent lacéra ses entrailles comme si les ténèbres lui arrachaient le cœur. Comment avait-elle pu ? Comment avait-elle pu lever son épée sur le seul homme qui l'ai jamais aimé en toute sincérité ? Elle tomba à genoux, les yeux exorbités, noyée dans son mutisme et priant que des larmes viennent laver sa bassesse et soulager sa peine. Elle resta ainsi prostrée quelques instants à se flageoler mentalement.

 Le cri de la buse qui repassait en cercle au-dessus de la vallée la ramena au présent. Elle se releva, respira profondément, finit de ramasser d'autres branchages et les bras une fois pleins, reprit en soupirant le chemin de sa cabane. A travers les arbres immenses, une pluie de lumière inonda ses mains frêles et Kassandra s'enferma dans l'auto-conviction d'un besoin d'expiation. En l'épargnant, la Grande Poétesse d'Édesse, qui contrôlait la source blanche d'Édesse, nourrissait forcément de plus hauts desseins que la mort, à son attention.

Elle rentra dans sa maisonnette en rondins, plaça le bois dans la cheminée de pierre rudimentaire qu'elle avait construit un soir de foudre et y fit cuire une décoction de plantes de la forêt. Elle prit sa tasse en argile et la remplit du liquide chaud, tout en se laissant caresser par le souffle chaud du vent d'Édesse. Elle s'assit sur un rocher plat. Elle avait échoué. Mais elle était encore en vie. Pourquoi ? Dans la chapelle de la forteresse, alors que son sang avait été empoisonné et qu'elle avait succombé à un coma profond, elle s'était ensuite réveillée, complètement guérie mais dépourvue de ses deux dons. Depuis trois mois, elle ne pouvait plus déplacer les objets et elle ne visualisait plus l'avenir. Pourtant, même sans les deux dons d'Édesse et en dépit de sa trahison, la grande poétesse lui avait laissé le droit de vivre. Elle était perplexe. Pourquoi montrer de la pitié envers une âme que son propre père renierait ? 

Elle se leva prendre son arc et ses flèches. Il était l'heure de chasser. Silencieusement, elle descendit en direction des bois de la forêt dense. De longs sequoias chatouillaient le ciel de leur cime. Elle pensa à Alagan et une douleur infâme lui traversa le cœur. Oui, elle l'avait aimé. Oui, elle l'avait trahi. Au bout du compte, elle n'avait que ce qu'elle méritait. Ou plutôt non, elle ne méritait pas de vivre. La falaise n'était pas loin, il lui serait facile de se jeter du haut des rochers rouges et de se lancer dans le cours de la sérénité. Personne ne l'aimait, plus personne à aimer. Sa vie paraissait soudain si futile. Elle pouvait toujours tenter de s'enfuir de l'île. Fabriquer une embarcation et prier que la maladie d'Édesse ne la tue pas, autant dire qu'il était plus simple de se lancer du haut du canyon. Un léger froissement de feuille attira son attention dans un fourré. Sans un bruit, elle s'accroupit et vit un bébé koalin jouer avec son frère à l'entrée d'un terrier. Elle arma son arc, tendit la corde. Ses yeux visèrent l'un des petits. La maman koalin vint rejoindre ses petits et leur lécha le museau. Les yeux de Kassandra se brouillèrent et sa main se mit à trembler. Pour la première fois depuis longtemps, elle n'eut pas le courage et laissa tomber sa flèche pour éclater en gros sanglots. Et là, elle pleura pendant des heures de toutes les larmes qui n'avaient jamais su couler.

Elle se réveilla quelques heures plus tard, tiraillée par la fin. Elle se sentait pourtant soudain dégoûtée par le gibier. Elle abandonna son arc et revint à la cabane chercher sa canne à pêche, et prit la route de la vallée. Il lui fallait être prudente. En altitude, il ne passait jamais personne mais en bas, elle pourrait croiser des bergers. Si jamais l'on savait qu'elle était encore en vie, elle ne donnait pas cher de sa peau. Mais en fin de compte, pourquoi cela était-il important ? Elle-même n'avait plus goût à la vie. Si elle n'avait pas trahi Alagan, elle aurait pu faire sa vie avec lui. Il était beau et intelligent, mais plus que tout il l'avait tant aimé. Des papillons s'affolèrent dans son estomac. Une soudaine envie de vomir la prit et elle s'agenouilla dans un fossé pour expulser la bile blanche et visqueuse qui brûlait son œsophage. Elle attrapa son outre d'eau et s'aspergea le visage. Elle s'allongea quelques instants en respirant à pleins poumons. Oui, elle avait aimé Alagan. Qu'était-il devenu ? Lorsqu'elle avait repris connaissance, il avait disparu. Elle n'avait croisé personne depuis trois mois, sinon les cadavres des patrouilleurs du C5. Tandis qu'elle se remit à descendre le chemin de la rivière, elle constata qu'en bas, il y avait moins de neige. Elle se mit à rêver d'Alagan, de son regard en coin et de ses yeux sombres. Et s'il lui pardonnait ? Si elle lui expliquait tout ? Peut-être pourrait-il essayer de comprendre ? Non. Aucune chance. Elle arriva sur les bords de la Sérénité. Le torrent coulait à flots. Son estomac était cramponné à ses entrailles. Elle n'avait soudain plus faim. Et si elle essayait de construire une embarcation et de quitter l'île ? Mais personne ne revenait jamais d'Édesse vivant... Si, Alagan, avait dû vivre sur Édesse enfant, avant d'immigrer sur les terres du C5 et il n'avait montré les signes de la maladie d'Édesse que très tardivement. Peut-être que si elle tentait sa chance.... Oui, mais pourquoi ? Pour retrouver un père qui la renie ? Tout compte fait, cette île était magnifique et qui sait, le seul pressentiment qu'elle avait, s'il était possible qu'elle en eut encore, était de savoir Alagan vivant. Mais que devenait-il ?  La faim la reprit. Elle prit sa canne à pêche,  y plaça un asticot puis lança sa ligne, loin au milieu du torrent. Le fil s'enfonça presqu'aussitôt et avec une petite excitation, elle en sortie une perche. Elle décrocha l'hameçon de la bouche du poisson et alla le placer dans le vivier. L'eau était glacée. Lorsqu'elle se pencha pour attraper le filet, son reflet lui sauta aux yeux aussi clairement que l'eau claire de la Sérénité. Ses joues s'étaient creusées, ses cheveux blonds avaient perdu de leur éclat et avaient légèrement blanchis, mais surtout, sous sa veste en mouton, son ventre s'était arrondi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top